mardi 31 janvier 2012

Sur le mercenariat - Note de lecture

Frank Hugo & Philippe Lobjois, Mercenaire de la République – 15 ans de guerres secrètes – Côte d’Ivoire, Ex-Yougoslavie, Irak…, Nouveau Monde Poche, 2011, 503 pages.


Journaliste, Philippe Lobjois a donné la parole à Frank Hugo qu’il avait rencontré sur le terrain, il y a bien des années, à l’occasion d’un reportage de guerre. Frank Hugo est ce qu’on appelle un « mercenaire ». Si le mot est pratique, il rend mal compte du parcours d’une vie ou plutôt de trois vies successives, celle du volontaire (1991-1995), celle du mercenaire proprement dit (1995-1999) et celle du conseiller (de 1999 à aujourd’hui). Le parcours de Frank Hugo illustre en effet parfaitement l’évolution radicale qui a été celle de ce métier au cours des 25 dernières années. Ancien légionnaire, il quitte l’armée après la guerre du Golfe. Par idéalisme, il rejoint d’autres français dans la rébellion Karen contre la dictature birmane, mission pour laquelle il n’attend et ne reçoit aucun revenu. Même chose dans l’Ex-Yougoslavie en Croatie. Franck Hugo ne devient réellement un « mercenaire », au sens ancien du terme, que lors de la tentative avortée de Bob Denard, « le vieux », pour reprendre pied aux Comores en 1995. Il assure ensuite plusieurs contrats de sécurité en « Françafrique », voit le Zaïre s’écrouler, assiste à la guerre civile au Congo, à l’arrivée au pouvoir du général Gueï en Côte d’Ivoire, dont il assure un temps la sécurité, puis à l’affrontement entre Laurent Gbagbo et les rebelles nordistes. A l’aube du nouveau siècle, Franck Hugo est témoin en Irak de l’émergence des sociétés militaires privées. Il change de guerre et découvre le terroriste avec son lot de voitures piégées ou d’enlèvement d’otages et participe activement à la libération des journalistes Chesnot et Malbrunot.

La Pointe du couteau : mémoires de Gérard Chaliand

Gérard Chaliand, La Pointe du couteau – Mémoires – Tome 1, Robert Laffont, 2011, 468 pages.

Bien connu pour ses interventions télévisés ou radios, les dernières en date sur la question iranienne, Gérard Chaliand a enseigné en France à l’ENA et à l’école de guerre, aux Etats-Unis à Harvard, à Berkeley et à UCLA mais aussi un peu partout dans le monde à Singapour, au Cap ou à Tbilissi… Auteur d’une quarantaine d’ouvrages qui mêlent de manière originale ethnologie - c’est par ailleurs un éminent spécialiste de la poésie kurde - et questions stratégiques, il est surtout connu pour ses analyses des guerres de décolonisation. Sa particularité est d’avoir vécu ces conflits sur le terrain, au milieu des mouvements de libération, que ce soit en Algérie, au Vietnam, en Palestine ou en Guinée-Bissau aux côtés de son ami Amilcar Cabral. En 2003, il avait déjà publié Mémoire de ma Mémoire (Julliard), première mouture des deux tomes qui sortent aujourd’hui. Le premier revient sur les origines familiales de Gérard Chalian (le « d » final a été rajouté par la suite) et le drame arménien. Il raconte les premières expériences, la découverte des autres cultures mais aussi le rôle central qu’ont joué les femmes dans son existence. Le récit de ses premiers combats, entre 1953 à 1977, montre surtout comment l’auteur s’est peu à peu dégagé des clichés littéraires et des a priori idéologiques pour développer une pensée originale, une analyse de l’intérieur. Le deuxième tome, intitulé Dernière veille avant l’aube et qui traitera des années 1978-2010, laissera donc une place beaucoup plus grande à la pensée critique.

De la question arménienne et des autres minorités en Turquie : un mythe fondateur

La reconnaissance officielle du génocide arménien par la France puis la pénalisation de sa négation par le parlement français ont défrayé voilà peu la chronique avec les conséquences que l’ont sait pour les relations franco-turque. Ne parlons même pas du projet identique de la Knesset qui pourrait ressembler à un suicide stratégique pour le gouvernement Netanyahou lorsqu’on connaît l’ampleur des accords militaires entre la Turquie et Israël. L’exemple illustre parfaitement la difficulté de tenir une via media entre le discours humaniste et universaliste à la française et la realpolitik. En 1987, le parlement européen avait pourtant déjà adopté une résolution qui obligeait la Turquie à revisiter son passé avant toute discussion sur son adhésion éventuelle à ce qui n’était pas encore l’Union Européenne. Gardons-nous en effet de penser que les évènements actuels sont du seul fait du premier ministre turc et de son parti islamiste. Certes, toute l’habilité de Recep Erdogan a été de se présenter comme un modéré pro-européen alors, qu’avec le soutien moral de l’Europe, il vidait peu à peu l’appareil d’Etat de tous ses contre-pouvoirs. Mais sur la question arménienne et plus largement sur l’existence de toutes les autres minorités religieuses, le gouvernement turc actuel assume une parfaite continuité avec ses prédécesseurs, toutes tendances confondues, depuis Mustapha Kemal.


Depuis 1971, le séminaire grec orthodoxe d’Istanbul a été fermé et le patriarche vit quasiment assiégé dans le quartier du Phanar au milieu d’un clergé âgé qui ne peut plus se renouveler. De 200 000 fidèles au début du XXe siècle, la communauté grecque stambouliote qui remonte pourtant à l’Empire Byzantin, est tombée à quelques milliers tout au plus. Ses églises sont peu à peu expropriées, détruites ou transformées en mosquées. Une des plus célèbres, Sainte-Irène que mêmes les califes ottomans avait laissé subsister près du palais de Topkapi, a été fermée aux chrétiens et sert aujourd’hui à des défilés de mode… A l’école primaire, les élèves apprennent en cours d’Histoire que les chrétiens, qu’ils soient grecs orthodoxes, syriaques ou arméniens sont des européens qui ont cherché à envahir la Turquie éternelle et qu’il est donc normal de leur demander de retourner chez eux. Le mythe de la croisade revisité ! Ils sont pourtant là depuis l’Antiquité et les Turcs seulement depuis le XIe siècle mais, pour accréditer cette vision, l’Etat organise depuis les années 1960, mais de manière accélérée depuis les années 1990, la destruction des sites historiques chrétiens.


En Anatolie, les cimetières sont peu à peu expurgés des stèles chrétiennes, surtout arméniennes. Toujours la même méthode, des fonctionnaires s’adressent au maire du village et lui demandent s’il y a une église, les restes d’un monastère ou un cimetière. Quand les habitants refusent de participer, l’armée vient assurer l’évacuation ou le dynamitage. En parallèle, le même travail sur les photographies ou les études anciennes permet comme dans 1984 de faire semblant que ces choses n’ont jamais existé.Les travaux d’aménagements hydro-électriques sont également bien pratiques car ils permettent de faire disparaître sous les eaux des sites historiques préislamiques importants alors que les mosquées seldjoukides ou ottomanes sont démontées pierres par pierres pour est reconstruites plus haut. C’est ce qui est arrivé en 1965, pourtant sous un gouvernement laïc, lors de la mise en eau du barrage de Keban dans le sud-est du pays. Mais le fait se multiplie actuellement dans diverses régions d’Anatolie.


Gare aussi aux historiens, archéologues et chercheurs en tout genre qui voudraient s’intéresser à la question. En 1975, Jean-Michel Thierry, un historien d’art français a ainsi été arrêté, vigoureusement interrogé et condamné à trois mois de travaux forcés pour avoir effectué les relevés d’une église arménienne près du lac de Van. Aujourd’hui, cet évènement ne pourrait pas se reproduire puisque là plupart des églises en question ont disparu ; officiellement à cause des tremblements de terre. En 1986, Mme Hilda Hulya Potuoglu a été arrêtée par les forces de sécurité turques et condamnée pour « propagande portant atteinte au sentiment national ». Son crime ? Avoir dirigé la version turque de l’Encyclopoedia Britannica dont une note de bas de page indiquait, comme dans toutes les éditions parues de par le monde, que les régions montagneuses de Cilicie dépendaient autrefois du royaume d’Arménie… Réquisitions du procureur : entre 7 et 15 ans de prison. Officiellement, les Arméniens n’existent pas et n’ont jamais existé et ils doivent le plus souvent, pour subsister, adopter un patronyme turc quant ce n’est pas solliciter un protecteur turc pour exercer telle ou telle activité.


De toute façon, il leur ait de plus en plus difficile d’accéder aux études supérieures ou à la fonction publique.D’ailleurs, lorsqu’on mentionne le génocide en Turquie, il faudrait savoir de quoi on parle. Il ne s’agit en effet pas d’un évènement ponctuel mais de la conséquence finale d’une lente montée en puissance : d’abord des pogroms à la fin du XIXe siècle puis, dès 1912, des massacres organisés localement par des gouverneurs de provinces. Or, ce fait vient en contradiction avec l’idée communément admise qui fait du génocide un simple dégât collatéral de la guerre. L’élimination systématique impulsée par l’Etat à partir de 1916 n’est que la dernière phase du processus. Mais l’énormité du génocide arménien cache le sort fait au même moment à d’autres minorités, malheureusement moins connues, moins nombreuses et moins étudiées, ce qui prouve que le projet était bien plus vaste et qu’il visait ni plus, ni moins qu’à homogénéiser la population du pays.


Au sud-est du pays, se trouvaient par exemple les Souriens. Ce sont les descendants des premiers chrétiens d’Antioche qui pratiquaient encore la langue du Christ, l’Araméen. En 1916, seule a survécu une petite communauté qui s’était retranchée dans une forteresse de montagne. Tous les autres ont été exécutés, village par village, et paradoxalement le taux d’élimination des Souriens a été bien supérieur à celui des Arméniens. Une partie des survivants a pu passer en Syrie et quelques uns sont restés sur place groupés autour de leurs monastères historiques. Mais dès l’époque d’Atartürk, il a été décidé de continuer le travail et de normaliser la région. La pression n’a donc jamais baissée contre eux. Ces dernières années, la guerre contre le PKK a servi de prétexte pour déloger les derniers habitants et détruire les lieux saints. Un peu comme pour les Chaldéens ou les Nestoriens d’Irak, la communauté disparaît donc à vue d’œil par émigration en Europe ou aux Etats-Unis. Pire, depuis les années 90, le gouvernement a laissé s’infiltrer le Hezbollah afin de l’aider à lutter contre la rébellion kurde. Celui-ci rançonne les habitants, enlève les prêtres et forcent des jeunes filles chrétienne à épouser des musulmans.


Attention, tout ce qu’on dit des chrétiens est aussi valable pour les minorités musulmanes notamment chiites : les Alévis (beaucoup sont kurdes) par exemple, qui boivent du vin et encouragent la promotion des femmes, et d’autres confessions plus difficilement classables comme les Yazidis en qui les Sunnites voient des adorateurs du diable. Le pays, comme de nombreuses zones du monde, est engagé dans un large processus d’uniformisation religieuse et d’homogénéisation culturelle. Or, l’opinion internationale est aujourd’hui focalisée sur le pays voisin, la Syrie, et la dictature baasiste. Avant les évènements du printemps arabe, la présence militaire et la pression policière y étaient pourtant bien inférieure à ce qu’elles sont dans l’est de la Turquie et la liberté religieuse y était une réalité. Ce n’est en effet pas un hasard si à peu près de 20 % des Syriens sont encore aujourd’hui des chrétiens…


Le problème dépasse donc largement la question de la reconnaissance du génocide arménien tel qu’on le perçoit en Occident, c’est celui d’un pays, la Turquie (mais on pourrait faire la même analyse pour beaucoup d’autres états) qui s’est structuré depuis un siècle autour d’un mythe fondateur, un mythe que l’école continue toujours de véhiculer, qui fait partie prenante de la mentalité collective et que toutes les forces de l’Etat essaient à présent de faire coïncider avec la réalité. C’est d’ailleurs un des rares points d’accord entre le gouvernement et l’armée. Ce mythe sert le projet du gouvernement Erdogan qui mixe le nationalisme turc traditionnel et l’islamisme et qui revient à achever l’unité du pays autour de ces deux notions que sont l’ethnicité turque et l’islam. Pour nous, transiger sur la question arménienne assurera au premier ministre turc d’aboutir en douceur, ce n’est plus la question que de quelques années, et s’opposer à ce mythe lui permettra d’aboutir encore plus vite. Grave dilemme pour nos dirigeants…


Frédéric Schwindt Docteur en Histoire 170e SR IHEDN – Nancy / Metz 2007