vendredi 18 octobre 2013

Frères Suisses, Mennonites et Amishs dans l’Evêché de Metz

 
Vouloir traiter des Amishs, avec leurs longues barbes et leurs grands chapeaux, pourrait avoir quelque chose d’exotique ou de bizarre pour quiconque s’intéresse à la Lorraine. Ne sont-ils pas le symbole de cette Amérique qui, depuis l’époque coloniale, a connu une profusion religieuse inconnue en Europe ? Mais justement, cette « dénomination religieuse » - si l’on s’en tient au vocabulaire de la sociologie américaine - est née sur le vieux continent à la fin du XVIIe siècle, plus précisément à Sainte-Marie-aux-Mines, à la frontière de l’Alsace et de la Lorraine. Avant même la Révolution, la Moselle-Est était devenue le centre de gravité de la communauté au point qu’Erckmann-Chatrian s’en est inspirée pour créer ses personnages de vieux patriarches mennonites. Le sujet pose cependant trois problèmes.

Les Amishs cultivent en effet la non-mondanité, l’idée selon laquelle ils sont dans ce monde mais pas de ce monde, raison pour laquelle ils ont longtemps recherché des lieux de vie séparés des gentils. La modestie de leur mode de vie est explicitement liée à ce principe. Ils ont par exemple longtemps inhumé leurs morts dans des terrains ordinaires et sans aucune marque particulière. Toute trace de la tombe disparaissait vite, le lieu du dernier repos du croyant n’étant désormais connu que de Dieu seul. Chercher à repérer leur trace à partir des cimetières ne sert donc à rien au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Enfin, et c’est une difficulté majeure, cette communauté a longtemps refusé qu’on écrive son histoire.

Les Amishs ont donc a priori laissé peu de traces dans les archives. Le grand spécialiste du protestantisme récemment décédé, Jean Séguy, qui leur avait consacré sa thèse d’Etat, a surtout exploité les sources disponibles dans les années 1960 : à savoir les enquêtes réalisées autrefois à la demande du pouvoir, la correspondance des intendants et quelques documents internes aux communautés. Ces sources sont abondantes là où les assemblées étaient relativement nombreuses et denses, c’est-à-dire en Alsace ou dans le Pays de Montbéliard, beaucoup moins en Lorraine où les familles se sont trouvées davantage isolées. Heureusement, l’Historien peut de nos jours s’appuyer sur deux nouveaux supports. C’est d’abord la croissance exponentielle des recherches généalogiques illustrée par la mise en lignes par l’INSEE ou d’autres institutions d’une multitude de fichiers. Comme il s’agit initialement d’un nombre limité de familles et de patronymes, ces sources permettent de repérer un individu et de reconstituer assez vite les pérégrinations de son clan. Ces dernières années, les petites communes ont également versé une masse importante d’archives qui apportent des tas d’informations sur leur vie quotidienne. Avant la Révolution, les mennonites ne sont cependant pas propriétaires mais seulement locataires des terres qu’ils exploitent ; la piste foncière ne donc devient intéressante qu’après 1848 voire même 1870.

Pour toutes ces raisons, ils apparaissent en quelque sorte au raz du sol lorsque des documents d’apparence anodine, mais très fréquents, mentionnent un « Suisse » au nom typique, une abjuration ou la signature d’un contrat de fermage au profit d’une famille anabaptiste etc. La difficulté consiste en revanche à établir si la localité appartenait ou pas aux Trois-Evêchés et notamment à celui de Metz dont les limites sont elles aussi fluctuantes. Le pays de Bitche a par exemple changé de statut entre le début du XVIIe siècle, avant la guerre de Trente ans, et le XVIIIe siècle. Toute synthèse spatiale risque donc de posséder un aspect un peu impressionniste. Le plus simple consiste à essayer de suivre les différentes étapes de l’installation des frères suisses dans l’évêché de Metz au XVIe, au XVIIe et enfin XVIIIe siècle.
 
 
Une « ethnie » qui se constitue au cours du XVIe siècle : les frères suisses.

Même si les mennonites ont longtemps refusé d’avoir une Histoire, ils possèdent une Mémoire ; comme toutes les communautés et particulièrement les petites car c’était pour eux une question de survie. Certaines familles se sont par exemple transmises des ouvrages de génération en génération. En Moselle, une famille Engel, aujourd’hui installée aux Etats-Unis, possédait même une bible imprimée en Suisse en 1571 dont les pages blanches de la fin avaient servi de support à une sorte de livre de raison. Les ancêtres de Daniel Eymann, chef d’une entreprise de transport et ancien maire d’Euville près de Commercy, est passée par l’évêché de Metz puis ensuite par celui de Toul. Quoique complètement détaché de la religion, il reste aujourd’hui encore très attaché aux anecdotes de son enfance. Au début des années 1960, il se disait en effet encore qu’il fallait toujours avoir un charriot prêt à atteler au cas où se serait présentée la nécessité de fuir. Pourtant, aucune trace d’une quelconque persécution physique n’a été retrouvée en Lorraine. Le souvenir est donc plus ancien, il remonte aux origines de la communauté, c’est-à-dire au début de la Réforme protestante.



La quatrième branche originelle de la réforme : le terme « d’anabaptiste ».


Dans cette Histoire, les mots et les noms sont importants. Lorsqu’on énumère les courants originaux de la Réforme protestantes, on pense bien entendu aux Luthériens, aux Calvinistes et aux Anglicans mais on n’oublie en général le quatrième groupe important, celui des Anabaptistes.

L’origine de la communauté qui nous intéresse se trouve en Suisse alémanique dans la région de Berne et de Zurich. A la suite des prédications de Zwingli, la Réforme s’y développa de manière importante dans les années qui suivent immédiatement la publication des thèses de Luther. Cependant, les positions de Zwingli étaient, au départ tout du moins, bien plus radicales que celles de l’ancien augustin de Wittemberg, notamment en ce qui concerne les relations entre l’Eglise et l’Etat. Dans une deuxième étape, Zwingli se rallia cependant à l’idée d’un contrôle politique sur la religion qui entraina la rupture avec une partie de son entourage. De là proviennent les deux principes encore en application chez les Amishs américains, la non-mondanité en matière sociale et la non-participation en matière politique. Ils appliquent en effet au pied de la lettre le précepte évangélique demandant de rendre à Dieu ce qui est à Dieu et de rendre à César ce qui est à César. Ils obéissent aux lois et payent leurs impôts de manière très exacte mais refusent le port des armes en professant une non-violence absolue (ce qui est devenu de plus en plus difficile avec la création des Etats-Nations et la promotion du service militaire universel) ainsi que le refus de tout serment (d’où un souci cette fois vis-à-vis de la justice).

Dans leur volonté évangélique de revenir aux origines du Christianisme, ils ont assez vite rejeté le baptême des enfants. Pour eux, en effet, l’Eglise ne peut être qu’une communauté de convertis. L’entrée dans cette communauté et le baptême ne peuvent avoir lieu qu’à l’âge adulte suite à une décision personnelle. La séparation avec le courant mainstream de la Réforme eut justement lieu lorsqu’il fut procédé aux premiers re-baptêmes d’adultes et notamment de clercs. Le terme d’anabaptiste, avec un préfixe privatif, est donc impropre. Ce sont leurs ennemis qui les ont appelés ainsi pour des raisons polémiques alors qu’ils se dénommèrent eux-mêmes « Taufer », c’est-à-dire « les baptisés ». Les Frères Suisses n’ont en effet entretenu aucun lien avec le courant réellement anabaptiste qui s’est développé au même moment en Allemagne autour du prédicateur Thomas Münzer ; un courant millénariste et violent écrasé dans le sang lors du siège de Münster. Dès cette époque, les Taufers sont persécutés, certains exécutés sur le bûcher, d’autres plus souvent par noyade. Les autorités les poussent surtout à s’en aller au moyen de nombreuses vexations. Au milieu du XVIe siècle, la nature même de la communauté se transforme complètement. Urbaine et instruite au début, recrutant surtout dans les milieux intellectuels et artisanaux, elle devient progressivement une communauté rurale et agricole quand les leaders sont obligés de partir se cacher dans les montagnes de l’Emmental. Pour plusieurs siècles, leur nom va désormais être synonyme de paysan.

Pour simplifier, à la fin de la Renaissance, les Taufers sont des protestants d’origine suisse alémanique, dits anabaptistes mais qui en réalité baptisent leurs enfants au moment de leur entrée dans l’âge adulte, vers 13-14 ans, après un choix clairement exprimé. Celui qui refuse est exclu du groupe. Il n’y a pas d’Eglise instituée, ni de clergé, ni de bâtiment dédié au culte. Celui-ci est itinérant, de ferme en ferme, il est assuré par tout un chacun au nom d’un sacerdoce voulu réellement universel. La cohésion de la communauté repose néanmoins sur une caste d’Anciens qui peuvent prononcer l’excommunication (Meidung) donc l’exclusion tant religieuse que sociale d’un de ses membres. Les Frères Suisses veulent se placer à l’écart du monde, ils rejettent le serment et le port des armes. Enfin, au nom de la modestie qui sied au croyant, le mode de vie est frugal. Les vêtements doivent être simples et par exemple ne pas comporter de boutons…


Suisse – Pays-Bas : Le terme « Mennonite ».
Le terme « mennonite » est devenu une appellation générique. Les Eglises qui existent encore aujourd’hui en France portaient déjà ce nom avant guerre. La dernière assemblée explicitement amish de la région, celle de Sarrebruck, a pris le nom d’église mennonite en 1937. Et pourtant, il n’y a « physiquement » rien à voir avec les Frères Suisses. En même temps que le mouvement Taufer prenait naissance dans l’Emmental, un autre courant anabaptiste est en effet apparu aux Pays-Bas du nord autour d’un ancien prêtre appelé Menno Simmons. Ses conceptions sont assez proches de celle des Suisses mais en moins radicales notamment en ce qui concerne le mode de vie. Ainsi, il n’y a jamais eu chez les Mennonites hollandais l’usage du lavement des pieds, classique à Pâques chez leurs collègues suisses ; un usage encore pratiqué dans la Meuse et dans la Marne des années 1950. Une correspondance entre la Hollande et la Suisse a sans doute été entretenue et quelques Suisses se sont réfugiés aux Pays-Bas sans que des liens très forts n’apparaissent entre les deux mouvements. Ils se sont développés en parallèle mais séparément, se partageant l’espace européen, quand les Frères Suisses ont été forcés de migrer en Allemagne du Sud, en Moravie et en Alsace et quand Menno Simons et ses disciples ont conduit des tournées de prédication en Allemagne du nord.



La Suisse vers la Lorraine : Le terme « Amish ».


C’est que les frères suisses possèdent une particularité. Ils constituent ce que Jean Séguy a appelé une ethnie, un groupe de familles relativement réduit au début, quelques centaines de personnes tout au plus. Comme cette communauté est originaire d’une zone bien délimitée, un groupe de quelques villages entre Zurich et Berne, qu’elle parlait la même langue : le Bernois, et qu’elle a pratiquée durant des siècles une large endogamie, elle a fini par constituer un groupe biologiquement uni (et qui dans le cas des Amishs intéresse beaucoup les biologistes et les généticiens). En termes méthodologiques, même lorsque les sources sont rares, cette réalité facilite leur repérage. Ils portent en effet des noms caractéristiques, pas plus d’une cinquantaine sans doute au départ. Des noms qui se retrouvent encore aujourd’hui dans l’annuaire, sur les sonnettes ou sur les vitrines de la région bernoise mais aussi en Pennsylvanie et en Lorraine…

Pour l’Alsace, la Lorraine, le sud-ouest de l’Allemagne et la région de Montbéliard, le travail de l’Historien est rendu encore plus facile par le schisme amish de 1693. Du fait de l’extension géographique de la communauté mais aussi de l’arrêt des persécutions, les Frères Suisses tendent en effet à s’intégrer là où ils se sont installés et les liens se détendent avec ceux restés dans l’Emmental. Pourtant des prédicateurs continuent d’aller et venir entre la Suisse et les assemblées locales ; parmi lesquels un certain Jacob Ammann. En 1693, celui-ci rompt avec les Anciens en prônant un retour à un mode de vie plus rigoureux, accès notamment sur une application stricte du principe de l’excommunication. Le titre de la nouvelle dénomination provient d’ailleurs étymologiquement d’Ammann Ish, le parti d’Ammann. Les communautés d’Alsace, de Lorraine, de Franche-Comté et une partie de celles d’Allemagne du sud suivent le prédicateur en bloc. C’était sans doute pour elles une question de survie car, plus faible démographiquement que celles de Suisse, elles risquaient de disparaître par voie d’assimilation en tant que groupe particulier. Celui que nous étudions est encore plus réduit, quelques dizaines de familles très soudées, très unies entre elles, qui se marient systématiques les unes avec les autres et portent donc souvent les mêmes noms : Engel, Eymann, Kennel, Guerber, Gungerich, Ausburger, Nafziger etc…

En conclusion de cette première partie, l’appellation Mennonite est anachronique en Lorraine à l’époque moderne. Celle de Frères Suisses perd progressivement de son sens, en revanche le terme Amish est le plus adapté.


L’évêché de Metz, une plaque tournante de l’immigration mennonite au XVIIe siècle ?


Avant d’essayer de globaliser les migrations anabaptistes en Lorraine, une étude de cas peut être intéressante, par exemple celle des déplacements de certaines familles comme les Engel.

 
 
Un exemple : les déplacements de la famille Engel.
 
 

Les recherches généalogiques situent l’origine de la famille Engel dans le canton d’Argovie, la région de Berne, où ils sont attestés au XVIe siècle. Dès 1672, un certain Han Engle (Jean Engel) est mentionné à Fessenheim, en Alsace du sud. Or, une série d’expulsions a eu lieu en Suisse l’année précédente et on sait que certaines familles, chassées de leurs terres, se sont regroupées et ont remonté le Rhin en bateau. Sans doute étaient-elles attendues par les communautés locales puisqu’elles ont été semées par petits paquets de l’Alsace jusqu’aux Pays-Bas. Les quarante années suivantes sont moins bien documentées mais la famille est repérée à Sainte-Marie-aux-Mines qui est un point de passage connu pour les protestants. Deux évènements sont néanmoins capitaux, le schisme amish de 1693 et l’édit de Louis XIV de 1712 qui tente de chasser les anabaptistes d’Alsace (au prétexte qu’au contraire des luthériens et des calvinistes, ils ne sont pas mentionnés donc pas protégés par les traités de Westphalie). Conséquence inattendue pour le roi et ses conseillers, l’édit produit l’effet contraire puisqu’il conduit la communauté a pénétrer un peu plus loin vers l’ouest, donc vers la Lorraine, souvent en profitant de la protection de seigneurs luthériens qui comme les Ribeaupierre en Alsace ou ceux du comté de Montbéliard pratiquent une certaine tolérance religieuse voire professent à titre personnel une forme de pré-piétisme.

Il ne faut pas oublier que la guerre de Trente a saigné à blanc les communautés rurales de Lorraine. Dans certains endroits, entre un et deux tiers de la population a disparu. Aussi, les seigneurs, qu’ils soient laïcs ou religieux, même l’évêque de Strasbourg, ne se montrent pas trop regardant au moment de repeupler leurs terres. Il n’y a pas de preuve pour cette époque que les évêques de Metz se soient montrés aussi conciliants que ceux de Strasbourg mais il n’y a pas de preuves du contraire non plus. Les archives ne livrent aucune tentative d’expulsion. La seule pression d’ordre religieux retrouvée concerne le baptême forcé d’une petite Marie Engel à Linstroff en 1729. Surtout, les Frères Suisses ont acquis dès cette époque la réputation d’être de très bons agriculteurs, capables de défricher et de mettre en valeur des terres incultes, de fameux éleveurs (en Franche-Comté, ils sont les inventeurs de la race Montbéliarde) et des hydrauliciens capables d’effectuer des travaux de drainage et de remettre en marche les nombreux moulins mis à mal par la guerre. Mieux, ils font un point d’honneur à payer leurs fermages et leurs impôts, ils ne se révoltent pas, ne prennent pas les armes et ne vont pas en justice…


 
Le front pionnier anabaptiste.

Le cas de la famille Engel illustre assez bien le mode de fonctionnement de front pionnier qui va être celui de beaucoup de familles dites mennonites de la guerre de Trente ans jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Ils sont en général d’abord mentionnés dans un contrat pour la location d’une métairie. En effet, assez souvent, le premier individu repéré est un berger. Sous la Restauration, le premier arrivé en Meuse sera aussi un berger. Celui-ci se loue à droite et à gauche pour s’occuper des troupeaux des particuliers (les archives livrent de nombreux contrats de bergers communaux en Lorraine sous l’Ancien Régime), ce qui lui permet de repérer les fermes disponibles ou susceptibles de se libérer. L’information circule en effet de manière informelle sur les réseaux anabaptistes. Une famille arrive ensuite pour prendre la location. Généralement, dans les années suivantes, elle accueille de jeunes hommes comme ouvriers agricoles. Au moment du mariage, ceux-ci prennent la location d’une ferme. C’est en dix ou vingt ans la base de la constitution d’une Eglise. Vers 1700, des secteurs entiers de la région de Schirmeck, la vallée de la Bruche, la commune de la Broque ne sont plus quasiment peuplés que par des Suisses, ceux que Jacob Ammann a emportés dans son schisme.

La communauté ainsi constituée prospère et elle est capable de mobiliser des sommes d’argents importantes, avancées aux plus jeunes qui veulent s’installer à leur tour. C’est un remède au problème du crédit rural si prégnant sous l’Ancien Régime et que les catholiques ont parfois résolu en ponctionnant l’argent des fabriques ou des confréries religieuses… Surtout, le capital est suffisamment important pour prendre à charge un moulin voire même une forge. Au milieu du XVIIIe siècle, les Engel se sont diffusés en plusieurs branches dans le triangle Saint-Avold – Dieuze – Bitche. Tous les chefs de famille sont meuniers et ils se marient à des filles ou des sœurs de meuniers. Un peu plus tard, des familles anabaptistes ont effectué d’importants travaux de drainage autour de Toul et, vers 1840-1860, quasiment tous les moulins de l’arrondissement de Commercy étaient tenus par des mennonites. Le moulin ou la grosse exploitation agricole doublée d’un moulin (avant même la Révolution, certaines exploitations dépassent les 50 Ha voire même les 100 Ha) avec une dizaine d’ouvriers agricoles devient à double titre le cœur de la communauté. Le domaine suffisamment vaste permet aux Amishs d’être tranquille pour célébrer leur culte, à l’abri du regard des gentils. Il accueille donc de plus en plus souvent les assemblées des croyants de la région, notamment celles qui sont organisées pour les baptêmes, et parfois, le fait est attesté dans les Vosges, une école y est même entretenue. Le détenteur de cette ferme devient aussi un notable qui monopolise de fait la fonction d’Ancien et donc le pouvoir au sein de la communauté. Une sorte d’aristocratie inavouée est née.

Quand il n’y a plus suffisamment de travail ou de fermes disponibles, certains vont regarder un peu plus loin, dans de nouveaux endroits repérés par les bergers. Après la Révolution, la famille Engel essaime ainsi en Meurthe-&-Moselle, dans le secteur de Toul, et dans les Vosges, dans le pays de Darney où vont apparaître d’ailleurs deux assemblées très dynamiques. La Révolution a cependant changé la situation en faisant des Anabaptistes des citoyens certes à part entière mais des citoyens astreints au service militaire. L’Assemblée Législative avait pu se montrer un temps conciliante, pas la Convention qui condamne, verbalement heureusement, les croyances superstitieuses des Anabaptistes tout en reconnaissant leur vertu civique. Consulté par des Anciens, Bonaparte demeure lui aussi inflexible. Pas de dérogation. Un sondage sur les secteurs de Vic, Dieuze, Marsal et Château-Salins qui enjambent des terres relevant autrefois au temporel de l’évêque de Metz a cependant confirmé que les Mennonites tirés au sort sous le Premier Empire avaient été affectés au train des équipages où ils pouvaient à la fois utiliser leurs compétences avec les chevaux et ne pas porter explicitement les armes. Le service militaire reste cependant un problème pour les familles les moins intégrées ou / et les plus observantes ; ce qui peut expliquer en partie l’émigration vers l’Amérique sous la Restauration et au début de la monarchie de Juillet. Une branche de la famille Engel part ainsi vers 1830 pour la côte Est des Etats-Unis. Un groupe de familles, très liées entre elles, dénommées Roggy, Roth et Kohler, a connu une histoire semblable mais il s’est partagé, après la Révolution, entre les Etats-Unis, l’Argentine et l’Algérie.



Le rôle des vallées : l’exemple de la vallée de la Sarre.

 Le font pionnier amish progresse en Lorraine en remontant les vallées, par exemple au XIXe siècle la Meuse, l’Ornain, l’Aire ou la Saulx. Mais au début du siècle des Lumières, le même phénomène s’était déjà déroulé sur la Sarre. Les Mennonites se sont en effet multipliés dans le pays de Sarrebourg après l’édit d’expulsion de 1712 (mais les premiers étaient arrivés ici deux générations plus tôt). Ils ont beaucoup marqué ce territoire où demeurent de nombreuses traces de leur passage, par exemple de vastes maisons comportant une pièce dédié aux baptêmes. De manière classique, ils ont d’abord recherché les fermes isolées dans les montagnes (vallée du Blanc-Rupt, Schacheneck) puis ils se sont rapprochés de Sarrebourg pour louer de vastes fermes dépassant parfois les 100 hectares, ce qui est alors considérable. Dans le même temps, à l’image de celui d’Abreschviller, ils se sont intéressés aux moulins. Tous les moulins de la Sarre, à un moment ou à un autre ont ainsi été tenus par des familles mennonites. Cela prouve combien l’évêché de Metz a joué, par sa conformation, un rôle crucial dans l’immigration anabaptiste en Lorraine. Le secteur de Sarrebourg se trouvait en effet au point d’entrée d’où ils purent remonter par la Sarre plus au nord vers le comté de Fénétrange.



Le rôle de l’évêché de Metz : un positionnement sur les voies d’immigrations.


Quand on regarde la carte des « pays lorrains », on se rend compte que tout l’Est de l’évêché de Metz, collé à l’Alsace, se trouve exactement en solution de continuité avec les voies d’immigrations des Frères Suisses ; proches des terres de l’évêque de Strasbourg qui les attirent et des seigneuries laïques tenues par des princes protestants qui officieusement les protègent. Les deux enclaves sud-est de l’évêché sont d’ailleurs séparées par la principauté de Salm tenue par une famille liées au prince de Montbéliard et aux ducs de Wurtemberg. Après 1751, cette principauté est réduite à un territoire de 250 Km2 autour de Senones mais auparavant, notamment après 1629, elle débordait largement vers l’ouest autour de Badonvillers. Les Amishs qui ont colonisé la montagne vosgienne autour de Sainte-Marie-aux-Mines y ont été bien accueillis après l’édit d’expulsion de 1712 et, de là, ils ont pu gagner l’intérieur de la Lorraine. Comme le prouve l’exemple de la famille Engel, les communautés se sont densifiées dans les années 1730-1750, mais des cas isolés, des sortes de têtes de pont, existaient dès 1670 dans les secteurs de Bitche, de Vic, de Dieuze et de Sarrebourg.

 
Une modélisation de l’immigration anabaptiste en Lorraine.

L’immigration anabaptiste – mennonite en Lorraine peut donc assez facilement être modélisée sous l’Ancien Régime et au début de l’époque contemporaine. Toutes les sources concordent : les enquêtes d’époque, les mentions dans les archives locales mais aussi la reconstitution des déplacements des familles à partir des documents généalogiques. Celle-ci a lieu en trois phases qui s’étalent de la guerre de Trente ans à la monarchie de Juillet. Or, la région qui nous concerne est celle qui se consolide le plus vite, dès le XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle. Avant même la Révolution, des têtes de ponts sont néanmoins lancées en direction de l’évêché de Toul et peut-être de Verdun puisque quelques familles sont repérables dans le secteur d’Hattonchâtel vers 1780.

Entre tension et intégration au XVIIIe siècle.

Bien acceptées des autorités au XVIIe siècle pour toutes les raisons évoquées plus haut, la présence des mennonites suscite néanmoins davantage de tensions au siècle suivant.



Les conséquences du passage à un monde plein.


Il est vrai que, selon Guy Cabourdin, la reconstruction consécutive aux dégâts de la guerre de Trente ans et aux conflits de la fin du règne de Louis XIV s’est achevée dans les années 1720 – 1730. La Lorraine passe progressivement à un monde démographiquement plein, du moins dans les limites des ressources et de l’économie de l’époque. L’élévation de l’âge au mariage ou la progression du nombre de célibataires définitifs confirment d’ailleurs cette évolution. Il reste donc moins de terres et de fermes disponibles pour permettre aux jeunes foyers de s’installer. Il faut, du fait de l’allongement de l’espérance de vie, attendre plus longtemps pour hériter. La concurrence des Anabaptistes, qui entretemps ont quitté les Hautes Chaumes vosgiennes pour se rapprocher des zones plus densément peuplées, se fait donc davantage sentir. Or, les circuits familiaux anabaptistes permettent à ceux-ci de mobiliser des sommes d’argent plus importantes que les locaux, ce qui tendrait à faire monter le prix des fermages.



Premières contestations.


Au milieu du XVIIIe siècle, ils commencent effectivement à apparaître dans les archives judiciaires civiles, en général dans des affaires concernant les contrats ; des fermiers éconduits contestants par exemple l’adjudication d’un domaine à une famille anabaptiste. Mais il existe aussi des cas de mennonites portant plainte contre un autre anabaptiste ; ce qui en dit long sur l’évolution de la communauté et par endroit sur son degré d’intégration. A l’inverse, cette tendance provoque un choc en retour sous la forme d’une tentation constante pour une application plus rigoriste des préceptes amishs. Un certain Nicolas Ausburger, un riche fermier anabaptiste, tenta ainsi de relancer autour de lui une communauté dans l’esprit de Jacob Ammann. Aussi, lorsqu’une famille s’éloigne, ce peut-être pour mener une vie plus « normale » et fuir une ambiance jugée trop lourde mais éventuellement aussi pour retrouver une « pureté originelle» imaginée en danger. En effet, parfois c’est tout un village qui proteste de ce que les Suisses ne participent pas à la milice ou bien le curé qui veut leur imposer le paiement des droits curiaux. En 1785, celui de Tétin (Téting-sur-Nied) adresse même une plainte contre eux au conseil du clergé de France.



Quand Choiseul ferme les yeux.


Une affaire de cette époque est particulièrement bien connue puisqu’elle est remontée jusqu’à Versailles. En 1764, le duc de Choiseul, principal ministre de Louis XV, intervint en effet en personne auprès du procureur général fiscal de l’évêché de Metz :

« A Versailles le 4 mai 1764.


Il m’a été adressé, Monsieur, un mémoire par lequel plusieurs suisses anabaptistes de religion, qui font valoir les fermes de monsieur de Custines, dans les bois de l’évêché de Metz, se plaignent que vous les inquiétez pour l’exercice de leur religion, et que vous voulez les forcer à faire baptiser leurs enfants ; comme cette contrainte est une infraction aux privilèges accordés aux Suisses par les traités d’alliance que la France a faits avec eux, et qu’en vertu de ces traités ils ont la liberté d’exercer paisiblement leur religion dans toute l’Etendue du Royaume. L’intention du Roi est, Monsieur, que vous cessiez sur le champ toutes poursuites contre ces anabaptistes, et qu’on les laisse tranquille à l’avenir.
Je suis parfaitement, Monsieur, votre très humble serviteur. »



Il semble que le procureur fiscal se soit appuyé, l’année précédente, sur une déclaration de 1729 pour assigner les anabaptistes de la région de Vic devant les tribunaux. Ils auraient été condamnés à faire baptiser leurs enfants et à présenter aux autorités les documents le prouvant. Au passage, le seul document acceptable serait un acte dressé par un desservant d’une religion prévue par les traités de Westphalie, à savoir un prêtre catholique, un pasteur luthérien ou un pasteur réformé. Or, à la Broque, un modus vivendi avait été trouvé à cette époque avec le pasteur, sans doute en raison de la célébration de quelques mariages mixtes ; ce qui prouve que des accords étaient possibles. Dans le cas présent, les mennonites payèrent les frais du procès mais ne changèrent pas d’attitude, opposant à l’action du procureur toute la force d’inertie dont leur communauté était capable.

En réalité, si Choiseul intervient c’est qu’il a été saisi par un seigneur, le comte de Custines qui ne souhaite pas que l’on vienne gêner ses fermiers. Donc, à cette époque, les anabaptistes se sentent suffisamment fort et ils sont suffisamment organisés pour pouvoir se présenter devant le comte et solliciter son intervention. On devine aussi qu’ils doivent avoir des porte-paroles, sans doute des Anciens qui sont aussi les exploitants les plus riches de la communauté ; ceux qui justement prennent à bail les plus grosses fermes et payent leur dû à juste termes… C’était l’intérêt bien compris du comte. Il semble que des familles anabaptistes étaient déjà installées à cette époque à Custines même, entre Pont-à-Mousson et Nancy. Ils y exploiteront des fermes jusqu’aux années 1960. Or, l’ancien évêché de Metz avait aussi des extensions à cet endroit. D’ailleurs, Choiseul lui-même possédait des terres dans des secteurs où les mennonites étaient mentionnés.

Les arguments du ministre n’ont, il est vrai, aucune valeur légale. Les mennonites ne sont bien entendu par mentionnés dans les traités avec la Suisse et les anabaptistes ont été oubliés par les traités de Westphalie. C’est la raison pour laquelle il engage l’autorité royale. Dans de nombreuses autres affaires, même lorsque le représentant de l’Etat dans la région, par exemple un intendant, demande l’intervention royale pour débloquer une situation, le ministère répond en général, surtout sur les affaires religieuses, qu’il faut d’abord monter un dossier qui tienne la route juridiquement (ce qui restreint considérablement la vision que nous pouvons avoir de la toute puissance de la monarchie absolue). Or, dans le cas présent, Choiseul engage immédiatement la force. Dans les faits, il ferme les yeux et encourage les « fonctionnaires » à faire comme lui.

Les tensions révélées par les cahiers de doléances.



Les cahiers de doléances rédigés en vue des Etats Généraux de 1789 mentionnent également les anabaptistes. Il ne faut pas imaginer les cahiers de doléances comme une préfiguration populaire de la Déclaration des Droits de l’Homme. Les doléances défendent les intérêts particuliers de leurs rédacteurs et elles sont, si le mot n’était pas complètement anachronique, fréquemment réactionnaires. Neuf cahiers citent les mennonites. Ils sont groupés comme attendu dans le triangle Saint-Avold – Dieuze – Sarrebourg, là où les communautés anabaptistes étaient les plus denses et donc où les tensions s’étaient faites les plus fortes. Quatre cahiers relèvent des Trois-Evêchés : Grening, au sud de Saint-Avold, Gélucourt (où vivait un branche de la famille Engel), au sud de Dieuze, enfin Kerprich et Garrebourg dans le pays de Sarrebourg.

Les doléances sont de deux ordres, économiques et religieuses, revendications qui se mêlent étroitement. Elles concernent d’abord les terres. Les anabaptistes sont accusés de prendre les meilleures fermes et de faire paître leurs troupeaux jusqu’à la racine. Pire, ces étrangers feraient sortir leurs bénéfices du royaume. Fréquemment, le rédacteur leur réserve en effet : « l’horreur et l’abomination que méritent les Juifs (sic). » D’ailleurs, l’un d’entre eux indique que depuis bien des années : « les religionnaires juifs et anabaptistes se sont insinués tellement en nos cantons qu’il n’y a plus moulins, ni fermes lucratives que ces gens n’embrassent. » On les accuse d’avoir une mauvaise influence, notamment sur les jeunes, critique qui transfère peut-être sur le plan moral et religieux, la peur des innovations techniques que les mennonites apportent avec eux, par exemple en ce qui concerne l’assolement des terres. Dans le bailliage de Vic, le rédacteur s’alarme de la multiplication de ces étrangers alors que le royaume est déjà plus que suffisamment peuplé. Et en même temps, il s’inquiète de ces sectaires qui ne professent pas de religion extérieure.




Conclusion : une intégration déjà bien engagée avant même la Révolution.


Ces derniers témoignages laisseraient penser que la communauté anabaptistes descendante des Frères Suisses est vouée de manière globale aux gémonies en cette fin du XVIIIe siècle. Or, les tensions avec les autres habitants prouvent paradoxalement qu’ils se mélangent désormais davantage. Les discussions internes régulières sur une relance rigoristes prouvent la même chose, c'est-à-dire que la réalité est contraire, sinon on n’en parlerait plus. D’ailleurs, la communauté est de mieux en mieux intégrée, ce que prouve l’adoption le plus en plus complète du français, même dans les inscriptions retrouvées sur les rares tombes conservées. D’ailleurs, les Anabaptistes eux-mêmes vont se doter au cours du XIXe siècle de cimetières voire ils vont commencer à utiliser celui des localités où ils vivent. Certes, une certaine tension au monde va être conservée, afin de garder à la communauté sa cohérence, mais l’école laïque, gratuite et obligatoire, le droit de vote et le service militaire universel vont assez rapidement changer la donne.



 

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