mardi 15 décembre 2015

La mort du soldat : Le sacrifice du héros dans la littérature et dans la vie du lieutenant colonel Driant






Introduction : Mort de l'écrivain, mort de l'auteur.

1 - La mort dans les romans de Driant.

1.1 - La mort individuelle.

1.2 - La mort de masse.

1.3 - La disparition du corps.

2 - La mort du personnage chez Driant.

2.1 - Mort du traître / mort rédemptrice.

2.2 - La mort dans le camp retranché.

2.3 - La mort historique.

3 - Driant et sa mort.

3.1 - Driant a-t-il la préscience de sa mort ?

3.2 - 22 février 1916 - Une mort comme dans ses romans.

3.3 - Où est passé Emile Driant ?

Conclusion : Le seul véritable écrivain combattant ?



Introduction : Mort de l'écrivain, mort de l'auteur.



Depuis l'invention de l'écriture, la mort du héros est devenue un lieu commun de la littérature mondiale. Pensons à la Bible, à la Mahabharata ou à l'Iliade et bien sûr, un peu plus tard, à la Chanson de Roland. Emile Driant n'est bien entendu pas le premier à mourir sur le champ de bataille, ni même le premier écrivain - soldat. Depuis César, Brantôme, Alfred de Vigny ou même Napoléon, le type du militaire lettré est en effet presque devenu aussi fréquent que celui du diplomate romancier. En revanche, bien peu d'entre eux peuvent se targuer d'avoir autant de fois raconté symboliquement leur mort. Dans sa biographie consacrée à Roland Barthes, Tiphaine Samoyault cite deux phrases de Michel Schneider qui s'appliquent magnifiquement à Driant : "Il faut donc lire les livres que les écrivains ont écrits : c'est là que leur mort est racontée. Un écrivain est quelqu'un qui meurt toute sa vie, à longues phrases, à petits mots."3







Il n'est quant même pas anodin pour un auteur d'inventer un héros qui porte pour nom une anagramme de son propre patronyme : Driant / Danrit. Et au-delà du procédé littéraire, assez classique, ce procédé ouvre à lui seul la réflexion du soldat sur son propre destin. De 1888 à 1916, dans de nombreux romans, le gendre du général Boulanger aura donc plusieurs fois prophétisé sa disparition. Dans sa tranchée, seulement quelques jours avant le déclenchement de la bataille de Verdun, il corrigeait encore les épreuves de la réédition des Robinsons Souterrains remis au goût du jour sous le nom de Guerre Souterraine4. Le 20 février 1916, dans une lettre très lucide à sa femme, il annonçait, il décrivait même précisément l'attaque allemande à venir sur le bois des Caures. Il est encore rassurant pour lui et pour ses hommes car il a confiance en sa Baraka. Mais le lieutenant colonel vient d'alerter le gouvernement et surtout l'Etat Major sur les faiblesses du dispositif français. Comment ne pas imaginer qu'il pense alors à la possibilité de sa mort prochaine dans le déchaînement de fer et de feu qu'il pressant. Or, cette question n'est pas absente des romans, elle est même fréquemment abordée. Le lieutenant Danrit, son double littéraire, y pense constamment dans La Guerre de Forteresse5. Et Driant n'a pas combattu que dans les livres. Au début de sa carrière militaire, il a conduit de dangereux raids de cavalerie en Tunisie. Ce sentiment ne devait donc pas lui être totalement étranger. Dans le cas de Barthes, Tiphaine Samoyault affirme que : "La mort d'un écrivain n'est pas vraiment la suite logique de son existence. Elle ne se confond pas avec la mort de l'auteur"6. Mais pour Driant, on pourrait justement écrire l'inverse.



1 - La mort dans les romans de Driant.



C'est une évidence qu'écrivant pour les jeunes et les moins jeunes des romans sur la guerre, Danrit en soit venu de manière obligée à évoquer le thème de la mort. Le contexte patriotique de l'époque l’y pousse. Mais de manière inattendue - ce qui relativise considérablement son « militarisme » - il n'appelle pas à la Revanche contrairement à Déroulède. Il décrit en effet systématiquement des conflits défensifs. Il annonce une attaque ennemie imprévue (selon les cas allemande, anglaise, africaine, asiatique...) et la réaction d'une jeunesse que d'autres imaginaient dégénérée mais qui se lève en masse et se sacrifie pour la liberté.



1.1 - La mort individuelle.



Si le héros ou ses camarades meurent au combat, certains sont emportés par la maladie. Très souvent dans les romans de Driant, le personnage central se double d'un meilleur ami. Or, dans Au dessus du continent noir7, celui-ci meurt à la fin du récit. Atteint de la tuberculose (autre lieu commun littéraire), il se sacrifie à l'occasion d'un raid aérien sans retour. Mais déjà, dans L'Invasion noire, le scientifique qui va sauver la France grâce à ses gaz de combat, s'éteint comme plus tard Marie Curie pour avoir, trop longtemps et en connaissance de cause, manipulé des substances dangereuses8. La mort possède donc une fonction d’exemple et un pouvoir de transmission. Le grand-père du héros des Robinsons souterrains, ancien officier du Génie en 1870, meurt de vieillesse dans Metz occupée mais après avoir passé sa foi en la France et les plans de la forteresse à son petit-fils.

Dans les Robinsons sous-marins9, le héros, officier terrien, est un ami proche du capitaine d'un sous-marin expérimental qui l'invite à une croisière en mer. Celle-ci tourne à la catastrophe. Driant s'intéresse en effet beaucoup aux désastres maritimes et aériens contemporains et les romans en questions sont d'ailleurs tous dédiés aux disparus. L'idée des Robinsons de l'air part d'ailleurs d'un fait réel : la perte du « Patrie », le premier ballon opérationnel de l'armée française, stationné à Verdun et qui, suite à une tempête, s'est retrouvé en... Irlande10. Ce n'est donc pas seulement une source d'inspiration pratique, Driant veut vraiment rendre hommage à ces pionniers, des pionniers qu'il suit et qu'il connaît parfois personnellement depuis son passage au cabinet du général Boulanger. Celui-ci, ministre de la Guerre, avait en effet donné un appui décisif à la création du centre d'aérostation militaire de Meudon. Commandant du 1er bataillon de chasseurs à pied de Troyes au tournant du siècle, c’est-à-dire à l’époque des « Faucheurs de marguerites », le commandant Driant se trouve ensuite dans une position idéale pour suivre les expérimentations relatives au plus lourds que l'air qui sont très nombreuses en Champagne et en Île de France. Après le sous-marin et le ballon, il consacre donc le roman suivant, L'aviateur du pacifique11, à l'aéroplane à moteur : un ouvrage prophétique qui voit les flottes japonaises et américaines s'affronter autour de l'îlot de Midway après une attaque brusquée de l'empire du Soleil Levant sur Hawaï... Driant se serait-il vu dans la peau de ces premiers ballonniers et aviateurs ? Sans doute.








Mais pour un militaire de la même génération que le maréchal Lyautey et autant que lui conscient du Rôle social de l'officier, la première expérience de la mort c'est d'abord celle de ses subordonnés. Danrit en fait l'expérience lorsqu'il perd son meilleur sous-officier, le sergent Mauborgne12. Ces morts, il faut les relever, les retirer du champ de bataille, les identifier et les inhumer. C'est la terrible mission que Müller et Harzel, les héros Au dessus du continent noir13, doivent accomplir après une terrible embuscade. Ils découvrent malheureusement le massacre complet de leur avant-garde mais sans pouvoir retrouver le corps de leur ami, le lieutenant Dubrac, tombé le sabre à la main.

Pour donner corps au récit, Driant n'hésite pas à sacrifier dans un livre le héros d'un autre ouvrage. Ainsi, dans l'Invasion Jaune, il faire mourir à son poste de gouverneur de l'Asie centrale russe, celui qui tel Michel Strogoff avait été le messager d'Ordre du Tsar14. Pire, il disparaît avec sa femme et son enfant alors que leur histoire sentimentale constituait la trame du premier roman. Ce procédé permet à Driant d'affirmer ce qui était déjà son projet lorsqu'il dédicaçait son premier livre à Jules Verne, à savoir que ses romans ne devaient pas être pris isolement les uns des autres. Comme la Comédie humaine de Balzac, son œuvre est en effet une série et La Guerre de demain, le titre de sa première trilogie, un projet global.



1.2 - La mort de masse.



Driant qui suit de près l'actualité internationale, transpose dans ses livres les assassinats commis à Pékin par les Boxers, les crimes de guerre attribués aux Japonais en Extrême Orient et même les premiers exemples de Kamikazes. Juste quelques années avant les génocides de l'empire ottoman (Arméniens, Kurdes, Grecs, Araméens...) et les tueries des guerres balkaniques (1911-1912), l'officier-écrivain anticipe, par exemple dans L'Invasion jaune, les massacres de masses de civils et notamment d'Occidentaux qui n'étonnent hélas plus le lecteur d'aujourd'hui15. Il a anticipé la grande révolution du XXe siècle, c'est-à-dire le renversement du ratio des pertes entre militaires et civils (90-10 en 1914-1918, 50-50 en 1939-1945, 10-90 aujourd'hui). Il se met aussi à la place des prisonniers qui attendent leur trépas (les personnages centraux d'Au dessus du continent noir et de l'Invasion Noire sont prisonniers et menacés des pires supplices). Bien sûr, les tueries sont parfois plus proches de l'imagerie d'Epinal que de la réalité historique. Ainsi, l'exécution des Européens dans l'Invasion Jaune est exactement calquée sur celle des premiers chrétiens par Néron, en tout cas de la version qu'en donnent les premiers romans péplums du XIXe siècle.









Bons connaisseurs des évolutions technologiques, Driant n'attend pas Pétain pour en tirer les conséquences. Il est évident pour lui que le feu tue et tuera. Pour lui, la guerre moderne est bien une guerre de masse et une guerre industrielle. Dans les deux invasions, noires et jaunes, il conceptualise même la constitution d'armées de plusieurs dizaines de millions d'hommes. Les premiers tomes, intitulés « Mobilisation », sont même consacrées à leur organisation et à leur concentration. Et tout naturellement, lors de l'affrontement, les pertes sont effroyables. Hélas, cela a conduit les commentateurs contemporains à commettre une grave erreur d'interprétation quant aux idées de Driant. Certains auteurs ont en effet cru voir chez l'écrivain une forme de pré-fascisme, par exemple lorsqu'il raconte la destruction de l'armée noire, gazée sous les murs de Paris (anticipation pour d’autres de la force de frappe). N'était-il pas le gendre du général Boulanger ? Certes Driant est porteur des préjugés de son temps (racisme, antisémitisme...) mais une telle analyse est forcément anachronique. On juge Danrit en fonction d'une histoire et d'idées qui lui sont postérieures alors qu'il se contente d'expliquer que les moyens modernes de destruction entraîneront des millions de morts. Cinq années plus tard, hélas, 1914 lui donnera raison !


1.3 - La disparition du corps.



Comme Jules Verne, Emile Driant est passionné par la mer. Ses héros sont donc systématiquement des officiers, des ingénieurs ou des marins. La Méditerranée occupe en priorité ses pensées, comme le prouve les fréquentes descriptions des côtes tunisiennes qu'il adore. Mais l'Océan est aussi un lieu de perdition. Ne dit-on pas qu'il existe trois catégories d'hommes : ceux qui sont vivants, ceux qui sont morts et ceux qui sont perdus en mer... Dans les Robinsons sous-marins, les pages où le héros découvre son ami mort mais resté jusqu'au bout au commande du vaisseau, sont à la fois très émouvantes et très irréalistes. Le thème et l'image sont classiques, courants dans la littérature de l'époque et donc facilement accessibles au public et notamment aux plus jeunes. Driant n'innove en effet pas sur la forme. Il suit les schémas classique tant sur cette question que sur d'autres (le rapport homme / femme, la sexualité, l'Orientalisme...) En tout cas, l'absence du corps revient sans cesse dans ses écrits. Les marins ne sont pas les seuls concernés car c'est aussi le cas des soldats des troupes coloniales, par exemple ceux qui sont massacrés au début de l'Invasion noire. L'Afrique n'est-elle pas un autre océan et la conquête coloniale une autre forme de voyages de découvertes ? Driant connait bien certains des grands explorateurs français. Le colonel Baratier, qui fut à l'initiative du fameux raid à travers le Bahr-el-Ghazal au cours de la mission Marchand, est un de ses amis et il lui dédie d'ailleurs Au-dessus du continent noir16.









2 - La mort du personnage chez Driant.



Il y a chez Driant un héros original en la personne du lieutenant von Pleifke17. Son journal de guerre romancé raconte la même histoire que celle de La Guerre de forteresse18, où apparaît pour la première fois le personnage de Danrit, mais du côté allemand. La guerre est ainsi vécue selon deux points de vue et des deux côtés du front. Mais le Leutnant meurt à la fin et c'est d'ailleurs la découverte de son carnet taché de sang qui est à l'origine du récit (un tour de passe-passe littéraire sujet à un grand avenir). Danrit, au contraire, est promu capitaine... Le parallélisme n'est donc pas total mais il a permis à l'écrivain-soldat d'envisager la mort de l'autre. C’est pourquoi, dans l'Invasion Jaune, il imagine même la fin héroïque de Guillaume II lors d'une charge à la tête de la cavalerie allemande ; mais il est vrai que l'empereur est alors virtuellement l'allié de la France contre l'ennemi asiatique19. Driant qui est un bon connaisseur de l'armée allemande (il a suivi les manœuvres de 1906 qui lui ont donné la matière de Vers un nouveau Sedan20) déteste en effet beaucoup plus la perfide Albion que l'aigle germanique. Dans ses romans, il ne laissera ainsi jamais un Anglais mourir d'une manière désintéressée...



2.1 - Mort du traître / mort rédemptrice.



Mais si von Pleifke est un ennemi qui écrit son journal pour une amoureuse restée au pays, par bien des aspects c'est un double positif de Danrit. D'autres personnages, en revanche, sont clairement des traîtres. Dans le premier tome de La guerre de demain21, le capitaine Driant voit le confit depuis le fort de Liouville, un fort des Hauts-de-Meuse qu'il connaît bien pour y avoir été affecté à sa sortie de Saint-Cyr. Les péripéties du roman sont pour l'essentiel des déductions logiques de la topographie des lieux et de la doctrine militaire enseignée alors aux jeunes officiers. Il cite d'ailleurs assez souvent les manuels que chacun devait connaître par cœur et appliquer. Le siège dure et après les premières pertes sévères, arrivent des tentatives de désertion. Danrit raconte donc de manière implacable la tenue d'un conseil de guerre et la condamnation à mort d'un soldat français. Mais il n'imagine pas les punitions pour l'exemple et les exécutions pour une broutille qui seront hélas souvent prononcées au début de la vraie guerre. Il serait d'ailleurs intéressant de chercher ce que le lieutenant colonel a pu penser de ce genre de choses entre 1914 et 1916 et si ses propres chasseurs ont effectivement encouru des poursuites. Dans le roman, l'histoire est implacable et les délais respectés mais face à un président de jury d'active soucieux d'accélérer les choses, l'auteur place un officier de réserve, juge dans le civil, qui défend autant qu'il peut l'accusé et obtient au moins que la procédure soit respectée. La position de Driant est donc moyenne, il ne fait pas l'apologie du conseil de guerre, il semble même en montrer les faiblesses, mais face au danger de l'invasion il n'en condamne pas l'usage. C'est pour lui chose normale !

Dans L'Invasion noire puis dans La Guerre fatale22, apparaît le thème classique de l'espion. C'était une chose nouvelle dans le premier cas. Driant travaillait déjà au roman quand a commencé l'affaire Dreyfus ; d'où peut-être l'idée de faire du traitre un juif. Mais dix ans plus tard, lorsque cet anglophobe travaille à la trilogie qui va voir la France débarquer au Royaume-Uni, l'espionnite est devenue une maladie courante. On voit des espions partout et Bruxelles en est une des plaques tournantes. N'oublions pas que le jeune officier a travaillé jadis au cabinet d'un ministre de la guerre, son futur beau-père Boulanger, et que celui-ci n'était pas l'idiot raillé par Clemenceau. Il en parle de manière implicite dans La Guerre de forteresse lorsqu'il évoque les polémiques sur l'offensive, la défensive, l'offensive-défensive. Boulanger est, en effet, le premier depuis 1870 à faire étudier des plans d'offensive. Or, on sait aujourd'hui que le ministre fut à l'origine d'une relance complète de nos services à la frontière nord-est23. Driant qui a rencontré, lors de son passage rue Saint-Dominique, tout ce qui se faisait de mieux dans le domaine des nouvelles technologies militaires, a pu aussi être initié à la question du renseignement24.

Le traitre de La guerre fatale est un officier français (Esterhazy ?) mais, contrairement à celui de L'Invasion noire, il n'a pas directement de sang sur les mains. L'autre, au contraire, a tué un ingénieur français et, amoureux de la même femme, il veut la mort du héros retenu prisonnier par le sultan de Constantinople, chef de l'armée noire. Aussi meurt-il d'une manière abominable. L'espion d'Au dessus du continent noir, Oswald, est un ancien officier de la Légion Etrangère pour qui aucune sortie honorable n'est permise. Celui de La Guerre fatale se voit au contraire offert une possibilité de rédemption. Réengagé comme simple soldat dans un bataillon de chasseurs, il tombe en héros sur les plages anglaises. De manière assez surprenante, Driant a été amené à changer d'avis sur l'un de ses personnages. Dans Les Robinsons souterrains, son dernier ouvrage qui se déroule à l'occasion d'un hypothétique siège de Metz par les Français, le renégat est un instituteur anarchiste qui pose une bombe pour faire s'effondrer le tunnel creusé par les assiégeants25. Le romancier vient alors d'achever son cycle "politique"26. Comme député, il a violemment combattu le projet d'Armée nouvelle de Jaurès (qui apparaît comme le leader de l'abandon dans L'Invasion jaune où Driant décrit les débats parlementaires qui suivent les débuts de l'attaque japonaise) et il s'est beaucoup intéressé au phénomène syndical. Dans le dernier robinson, il brosse donc une caricature du traitre qui cumule tout ce que l'officier déteste : un anarchiste, un révolutionnaire, un instituteur, un apatride, un internationaliste etc. Personnage qui bien entendu ne peut pas réellement exister dans un seul homme ! Aussi, dans l'ambiance de l'Union Sacrée, lorsque Driant dans son abris réécrit le roman en y intégrant les premiers effets de la guerre des mines (Vauquois n'est pas très loin de Verdun), il gomme la qualité d'enseignant du traitre. Beaucoup d'instituteurs et de professeurs ont fait leur devoir en 1914, mieux ils ont permis de renouveler le stock de chefs de sections d'une armée décimée par les premiers combats. L'officier de métier se doit de payer sa dette aux réservistes. Du méchant ne reste plus finalement qu'un simple espion, allemand caché.

Il n'y a qu'une mort dont Driant ne parle pas, en tout cas pas dans ses livres, c'est celle des suicidés. En 1891, Boulanger s'est pourtant supprimé en Belgique, sur la tombe de sa maîtresse. Cela voudra un bon mot de Clemenceau qui, oubliant le rôle qu'il a joué dans la carrière du général, dira qu'il était mort comme un sous-lieutenant. Pourtant, l'officier a souvent défendu la mémoire de son beau-père dans les journaux, ce qui lui a d'ailleurs valu des sanctions disciplinaires qui n'ont pas arrangé son déroulement de carrière.



2.2 - La mort dans le camp retranché.



Le schéma le plus fréquent néanmoins est celui du héros qui commande une petite unité, se retrouve assiégé et meurt au milieu de ses hommes. Cela aurait pu être le cas du lieutenant Danrit au fort de Liouville dans La Guerre de forteresse. C'est celui de plusieurs officiers dans L'Invasion noire. Le courrier du Tsar manque lui aussi de périr de la sorte mais heureusement l'intervention inopinée d'un ballon français le sauve du pire. Parfois le combat est transféré sur mer. Henri d'Argonne, jeune officier de marine de La guerre fatale, s’oppose par exemple avec la dernière énergie aux croiseurs britanniques avec sa maigre flottille de torpilleurs. La scène la plus troublante se trouve cependant dans Au-dessus du continent noir. Le capitaine Frisch, qui dirige l'avant garde de la colonne française, à deux jours de marche du gros de la troupe, est réduit à conduire un combat sans espoir, encerclé par un ennemi bien supérieur en nombre. Ce récit, inspiré de la révolte du Mahdi au Soudan et du siège de Khartoum, fait obligatoirement penser au lieutenant Colonel de 1916 qui, au milieu de ses deux bataillons de chasseurs, attend l'assaut allemand et sait qu'il va subir le premier choc afin qu'un deuxième rideau défensif puisse peut-être ensuite bloquer l'ennemi.



2.3 - La mort historique.



Si Emile Driant n'a pas évoqué son beau-père, il est un autre général, devenu empereur celui-là, qui revient souvent, par allusion, dans les romans de Danrit : Bonaparte. Le grand-père de l'officier de chasseurs l'avait vu passer près de Reims en 1814 et, tout naturellement, la scène revit au début de La guerre de forteresse dans la mémoire du lieutenant du fort de Liouville. Mais dans Evasion d'empereur27, roman violement anti-anglais, il imagine une autre fin à l'Histoire. Le fils de Pascal Paoli (quel retournement) organise une mission de secours qui grâce à un sous-marin parvient à faire échapper l'empereur de l'Île d'Elbe28. Mais imagine-t-on l'empereur finir sa vie comme planteur en Virginie ? Non, comme Némo, il affronte les britanniques avec son sous-marin et s'abîme dans les flots. Mort historique !



3 - Driant et sa mort.



Seulement quelques années plus tard, le lieutenant colonel Driant est au front. La mort n'est plus une figure littéraire. C'est celle de ses soldats et c'est potentiellement la sienne qui est en cause.



3.1 - Driant a-t-il la préscience de sa mort ?



Le 20 février 1916, à la veille du déclenchement de la bataille de Verdun, alors qu’il vient de recevoir la visite de Joffre, l'officier adresse à sa femme un dernier courrier où il se montre résigné quant à son sort. Il est bien placé pour savoir ce que lui et surtout ses chasseurs vont subir dans les heures qui suivent :



« Je ne t'écris que quelques lignes hâtives, car je monte là-haut, encourager tout mon monde, voir les derniers préparatifs ; l'ordre du général Bapst que je t'envoie, la visite de Joffre, hier, prouvent que l'heure est proche et au fond, j'éprouve une satisfaction à voir que je ne me suis pas trompé en annonçant il y a un mois ce qui arrive, par l'ordre du bataillon que je t'ai envoyé. A la grâce de Dieu ! Vois-tu, je ferai de mon mieux et je me sens très calme. J'ai toujours eu une telle chance que j'y crois encore pour cette fois29. Leur assaut peut avoir lieu cette nuit comme il peut encore reculer de plusieurs jours. Mais il est certain. Notre bois aura ses premières tranchées prises dès les premières minutes, car ils y emploieront flammes et gaz. Nous le savons, par un prisonnier de ce matin. Mes pauvres bataillons si épargnés jusqu'ici ! Enfin, eux aussi ont eu de la chance jusqu'à présent … Qui sait! Mais comme on se sent peu de choses à ces heures là. »



Mais comme on se sent peu de choses à ces heures là. Driant reprend sinon les mots, du moins l’esprit de La Hire (1390-1443), compagnon fidèle de Jeanne d’Arc qui, sur son lit de mort, affirmait à son confesseur : « J’ai fais tout ce qu'un soldat a l'habitude de faire et, pour le reste, j’ai fais ce que j’ai pu ! C’est effectivement l’heure de la confession. Mais consciemment ou non, l'officier reprend les premières pages de La Guerre de Forteresse où il disait déjà avoir toujours eu beaucoup de chance. Officier de zouaves, il s'était en effet fait remarquer au début de sa carrière par des chevauchées brillantes et risquées en Tunisie.



3.2 - 22 février 1916 - Une mort comme dans ses romans.



La mort n'est plus un roman. La journée du 22 février 1916 peut en effet être suivie presqu'à la minute grâce aux journaux de marche des deux bataillons mais il ne s'agit plus de littérature30. La préparation d'artillerie terrible commence dans la nuit, déchiquetant les corps et les positions. Au matin, une première attaque allemande est repoussée ; c'était un test pour connaître les capacités de résistance des français. Le bombardement reprend puis plusieurs colonnes allemandes s'avancent vers ce qui reste des lignes tenues par les chasseurs. Ceux-ci tiennent bon mais, avec les pertes, des espaces se créent dans la liaison avec les unités voisines. En cas de nouvel assaut, la ligne peut être enlevée d'un coup. Dans sa casemate de commandement, le chef de corps demande donc leur avis à ses subordonnés sur la conduite à tenir : s'accrocher au terrain coûte que coûte et avec esprit de sacrifice ou essayer de regrouper les survivants plus en arrière sur une position tenable et sur laquelle des renforts pourront arriver. Contrairement au capitaine de carrière qui entraîne Alain-Fournier dans un assaut inutile et fatal31, l'héroïsme n'est pas chez Driant synonyme de veulerie. De manière très professionnelle et responsable, il tranche pour la deuxième solution. Il ordonne le repli et attend que tous ses hommes, quelques dizaines au plus, soient passés pour reculer à son tour, le dernier. On le voit sauter de trou en trou, un fusil à la main puis plus rien ! Cette fois aucun ballon n'est venu au dernier moment sauver Danrit.



3.3 - Où est passé Emile Driant ?



Driant est d'abord porté disparu. Ce n'est pas le seul. La violence des combats et surtout du bombardement du bois des Caures expliquent pourquoi il y a eu si peu de pertes déclarées : la 7e compagnie du 56e bataillon de chasseurs communique ainsi 2 morts, 4 blessés et 130 disparus sur 150 hommes engagés au matin de la bataille. Mais le colonel n'est pas n'importe qui. Homme politique, romancier, soldat, il est connu dans le monde entier : en Angleterre et en Allemagne où ses ouvrages ont été traduits mais aussi aux Etats-Unis où il publie dans des revues. Il était de surcroît en contact avec des personnalités importantes de la Belle-Epoque, la famille de Bourbon-Parme par exemple (liés aux Habsbourg d'Autriche-Hongrie, ils auraient prévenu Driant de la date de l'attaque allemande...). Les médias s'emparent de l'affaire. Comme les marins ou comme les soldats de la coloniale de ses récits, il est d'abord disparu, c'est-à-dire ni vivant, ni mort. Les semaines passent puis la confirmation vient d'outre Rhin. Der oberst Driant ist gestorben ! Il a été reconnu, des témoignages de certains de ses soldats confirment d'ailleurs la version allemande. Il a été inhumé sur le champ de bataille avec les honneurs militaires. Après la guerre, sa fille viendra reconnaître le corps qui sera juste déplacé de quelques mètres. Driant passe de l'Histoire à la Mémoire ; il devient une rue, une place ; le romancier s'efface peu à peu.







Conclusion : Le seul véritable écrivain combattant ?



Emile Driant a-t-il eu la préscience de sa mort ? Au-delà de l’anecdote du dernier courrier à sa femme, la puissance de feu ennemie de la Guerre de Forteresse annonce la préparation d’artillerie au bois des Caures et le camp retranché d’Au dessus du continent noir préfigure évidemment le dernier combat de l’écrivain soldat. C’était le premier et l’avant dernier roman. Plusieurs associations entretiennent aujourd'hui la mémoire des écrivains combattants tel Maurice Genevoix. On oublie pourtant Driant auteur parce que son œuvre est antérieure au conflit et qu’il n’a pas écrit sur les combats, pas de romans en tout cas. Alain Fournier qui est lui aussi tombé en Meuse est en revanche fréquemment évoqué alors qu’il n’a évidemment plus produit une ligne. Le colonel reste cantonné au bois des Caures et aux chasseurs alors qu’il avait beaucoup écrit sur cette guerre… avant la guerre. On dit souvent que tel ou tel auteur a du choisir entre la vie et l’écriture et bien Driant aura écrit sa vie et sa mort et il aura vécu ses livres.





Annexe - Principales œuvres du capitaine Danrit.



- La guerre de demain (Flammarion, 1888-1893, 6 volumes, 3 parties: "La guerre de forteresse", "La guerre en rase campagne", "La guerre en ballon")

- La guerre au XXe siècle; L'invasion noire (Flammarion, 1894, 3 parties: "Mobilisation africaine", "Le grand pèlerinage à la Mecque", "Fin de l'Islam devant Paris")

- (avec de Pardiellan), Le journal de guerre du lieutenant von Pleifke, 1896

- Jean Tapin (Série "Histoire d'une famille de soldats", I, Delagrave, 1898)

- Filleuls de Napoléon (Série "Histoire d'une famille de soldats", II, Delagrave, 1900)

- Petit Marsouin (Série "Histoire d'une famille de soldats", III, Delagrave, 1901)

- Le drapeau des chasseurs à pied (Matot, 1902)

- La guerre fatale (Flammarion, 1902-1903, 3 volumes, 3 parties: "A Bizerte", "En sous-marin", "En Angleterre")

- Evasion d'empereur (Delagrave, 1904)

- Ordre du Tzar (Lafayette, 1905)

- Vers un nouveau Sedan (Juven, 1906)

- Guerre maritime et sous-marine (Flammarion, 1908, 14 volumes)

- Robinsons de l'air (Flammarion, 1908)

- Robinsons sous-marins (Flammarion, 1908)

- L'aviateur du Pacifique (Flammarion, 1909)

- La grève de demain (Tallandier, 1909)

- L'invasion jaune (Flammarion, 1909, 3 volumes: "La mobilisation sino-japonaise", "Haines de Jaunes", "A travers l'Europe")

- La révolution de demain (avec Arnould Galopin, Tallandier, 1909)

- L'alerte (Flammarion, 1910)

- Un dirigeable au Pôle Nord (Flammarion, 1910)

- Au dessus du continent noir (Flammarion, 1912)

- Robinsons souterrains (Flammarion, 1913, réédité sous le titre La guerre souterraine)



1 Nous désirons dédier cet article aux victimes du 13 novembre 2015.


2 Professeur agrégé et docteur en Histoire. Chercheur associé à L'Université de Lorraine - CRUHL Nancy. Centre Charles de Gaulle de Nancy. FSchwindt@ac-nancy-metz.fr.


3 Michel Schneider, Morts imaginaires, Grasset, 2003, p.17.


4 Robinsons souterrains, Flammarion, 1913.


5 La Guerre de forteresse, Flammarion, 1888.


6 Tiphaine Samoyault, Romand Barthes, Fiction et Cie, 2015, p.27.


7 Au dessus du continent noir, Flammarion, 1912.


8 L'Invasion noire, Flammarion, 1894.


9 Robinsons sous-marins, Flammarion, 1908.


10 Robinsons de l'air, Flammarion, 1908.


11 L'Aviateur du Pacifique, Flammarion, 1909.


12 La Guerre de forteresse, Flammarion, 1888.


13 Au dessus du continent noir, Flammarion, 1912.


14 Ordre du Tzar, Lafayette, 1905.


15 L'Invasion jaune, Flammarion, 1909. Cet article a été écrit avant les tristes évènements du 13 novembre 2015 qui donnent hélas corps aux anticipations de Driant.


16 Au dessus du continent noir, Flammarion, 1912.


17 Danrit / de Pardiellan, Le journal de guerre du lieutenant von Pleifke, 1896.


18 La Guerre de forteresse, Flammarion, 1888.


19 Le jeune Charles de Gaulle a lu cet épisode (comme la fin du livre où un groupe de Français réfugié en Afrique du Nord décide de continuer le combat pour la Libération de la Patrie) et il en a réécrit une nouvelle version dans un devoir scolaire, version où le "Général de Gaulle" repousse finalement l'ennemi.


20 Vers un nouveau Sedan, Juven, 1906.


21 La Guerre de demain, 3 parties: "La guerre de forteresse", "La guerre en rase campagne", "La guerre en ballon", 6 volumes, Flammarion, 1888-1893.


22 La Guerre fatale, 3 parties: "A Bizerte", "En sous-marin", "En Angleterre", 3 volumes, Flammarion, 1902-1903.


23 Gérald Sawicki, Les services de renseignement à la frontière franco - allemande – 1870-1914, Thèse de l’Université de Nancy II sous la direction du professeur François Roth, 2006.


24 Il serait d'ailleurs tout aussi intéressant de savoir si le plan de bataille, une sorte d'opération Overlord à l'envers décrit dans La Guerre fatale, correspond à une option réellement étudiée par l'Etat Major français à la fin du XIXe siècle.


25 Robinsons souterrains, Flammarion, 1913, réédité sous le titre La guerre souterraine.


26 La Grève de demain, Tallandier, 1909. (avec Arnould Galopin), La Révolution de demain, Tallandier, 1909. Plus tard, Driant répudiera ces deux romans.


27 Evasion d'empereur, Delagrave, 1904.


28 Une série télévisée de l'ORTF des années 1970, "Le soleil se lève à l'Est" commence sur un projet identique.


29 Le lieutenant Danrit tient à peu près les même propos au début de l’attaque allemande contre le fort de Liouville relatée un quart de siècle plus tôt par Driant au début de La Guerre de Forteresse.


30 Frédéric Schwindt, Subir le feu, DVD pédagogique sur la Première Guerre Mondiale, Centre Charles de Gaulle de Nancy, 2015. JMO du 56e et du 59e BCP accessibles en lignes sur le site "Mémoire des Hommes" du secrétariat d'Etat aux anciens combattants.


31 Alain Denizot & Jean-Louis, L'Enigme Alain-Fournier, Nouvelles Editions Latines, Paris 2000.

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