Introduction
: Mort de l'écrivain, mort de l'auteur.
1
- La mort dans les romans de Driant.
1.1
- La mort individuelle.
1.2
- La mort de masse.
1.3
- La disparition du corps.
2
- La mort du personnage chez Driant.
2.1
- Mort du traître / mort rédemptrice.
2.2
- La mort dans le camp retranché.
2.3
- La mort historique.
3
- Driant et sa mort.
3.1
- Driant a-t-il la préscience de sa mort ?
3.2
- 22 février 1916 - Une mort comme dans ses romans.
3.3
- Où est passé Emile Driant ?
Conclusion
: Le seul véritable écrivain combattant ?
Introduction : Mort de
l'écrivain, mort de l'auteur.
Depuis l'invention de
l'écriture, la mort du héros est devenue un lieu commun de la
littérature mondiale. Pensons à la Bible, à la Mahabharata
ou à l'Iliade et bien sûr, un peu plus tard, à la Chanson
de Roland. Emile Driant n'est bien entendu pas le premier à
mourir sur le champ de bataille, ni même le premier écrivain -
soldat. Depuis César, Brantôme, Alfred de Vigny ou même Napoléon,
le type du militaire lettré est en effet presque devenu aussi
fréquent que celui du diplomate romancier. En revanche, bien peu
d'entre eux peuvent se targuer d'avoir autant de fois raconté
symboliquement leur mort. Dans sa biographie consacrée à Roland
Barthes, Tiphaine Samoyault cite deux phrases de Michel Schneider qui
s'appliquent magnifiquement à Driant : "Il faut donc lire
les livres que les écrivains ont écrits : c'est là que leur mort
est racontée. Un écrivain est quelqu'un qui meurt toute sa vie, à
longues phrases, à petits mots."3
Il n'est quant même pas
anodin pour un auteur d'inventer un héros qui porte pour nom une
anagramme de son propre patronyme : Driant / Danrit. Et au-delà du
procédé littéraire, assez classique, ce procédé ouvre à lui
seul la réflexion du soldat sur son propre destin. De 1888 à 1916,
dans de nombreux romans, le gendre du général Boulanger aura donc
plusieurs fois prophétisé sa disparition. Dans sa tranchée,
seulement quelques jours avant le déclenchement de la bataille de
Verdun, il corrigeait encore les épreuves de la réédition des
Robinsons Souterrains remis au goût du jour sous le nom de
Guerre Souterraine4.
Le 20 février 1916, dans une lettre très lucide à sa femme, il
annonçait, il décrivait même précisément l'attaque allemande à
venir sur le bois des Caures. Il est encore rassurant pour lui et
pour ses hommes car il a confiance en sa Baraka. Mais le lieutenant
colonel vient d'alerter le gouvernement et surtout l'Etat Major sur
les faiblesses du dispositif français. Comment ne pas imaginer qu'il
pense alors à la possibilité de sa mort prochaine dans le
déchaînement de fer et de feu qu'il pressant. Or, cette question
n'est pas absente des romans, elle est même fréquemment abordée.
Le lieutenant Danrit, son double littéraire, y pense constamment
dans La Guerre de Forteresse5.
Et Driant n'a pas combattu que dans les livres. Au début de sa
carrière militaire, il a conduit de dangereux raids de cavalerie en
Tunisie. Ce sentiment ne devait donc pas lui être totalement
étranger. Dans le cas de Barthes, Tiphaine Samoyault affirme que :
"La mort d'un écrivain n'est pas vraiment la suite logique
de son existence. Elle ne se confond pas avec la mort de l'auteur"6.
Mais pour Driant, on pourrait justement écrire l'inverse.
1 - La mort dans les romans de
Driant.
C'est une évidence
qu'écrivant pour les jeunes et les moins jeunes des romans sur la
guerre, Danrit en soit venu de manière obligée à évoquer le thème
de la mort. Le contexte patriotique de l'époque l’y pousse. Mais
de manière inattendue - ce qui relativise considérablement son
« militarisme » - il n'appelle pas à la Revanche
contrairement à Déroulède. Il décrit en effet systématiquement
des conflits défensifs. Il annonce une attaque ennemie imprévue
(selon les cas allemande, anglaise, africaine, asiatique...) et la
réaction d'une jeunesse que d'autres imaginaient dégénérée mais
qui se lève en masse et se sacrifie pour la liberté.
1.1 - La mort individuelle.
Si
le héros ou ses camarades meurent au combat, certains sont emportés
par la maladie. Très souvent dans les romans de Driant, le
personnage central se double d'un meilleur ami. Or, dans Au
dessus du continent noir7,
celui-ci meurt à la fin du récit. Atteint de la tuberculose (autre
lieu commun littéraire), il se sacrifie à l'occasion d'un raid
aérien sans retour. Mais déjà, dans L'Invasion
noire,
le scientifique qui va sauver la France grâce à ses gaz de combat,
s'éteint comme plus tard Marie Curie pour avoir, trop longtemps et
en connaissance de cause, manipulé des substances dangereuses8.
La mort possède donc une fonction d’exemple et un pouvoir de
transmission. Le grand-père du héros des Robinsons
souterrains,
ancien officier du Génie en 1870, meurt de vieillesse dans Metz
occupée mais après avoir passé sa foi en la France et les plans de
la forteresse à son petit-fils.
Dans les Robinsons
sous-marins9,
le héros, officier terrien, est un ami proche du capitaine d'un
sous-marin expérimental qui l'invite à une croisière en mer.
Celle-ci tourne à la catastrophe. Driant s'intéresse en effet
beaucoup aux désastres maritimes et aériens contemporains et les
romans en questions sont d'ailleurs tous dédiés aux disparus.
L'idée des Robinsons de l'air part d'ailleurs d'un fait réel
: la perte du « Patrie », le premier ballon opérationnel
de l'armée française, stationné à Verdun et qui, suite à une
tempête, s'est retrouvé en... Irlande10.
Ce n'est donc pas seulement une source d'inspiration pratique, Driant
veut vraiment rendre hommage à ces pionniers, des pionniers qu'il
suit et qu'il connaît parfois personnellement depuis son passage au
cabinet du général Boulanger. Celui-ci, ministre de la Guerre,
avait en effet donné un appui décisif à la création du centre
d'aérostation militaire de Meudon. Commandant du 1er
bataillon de chasseurs à pied de Troyes au tournant du siècle,
c’est-à-dire à l’époque des « Faucheurs de
marguerites », le commandant Driant se trouve ensuite dans une
position idéale pour suivre les expérimentations relatives au plus
lourds que l'air qui sont très nombreuses en Champagne et en Île de
France. Après le sous-marin et le ballon, il consacre donc le roman
suivant, L'aviateur du pacifique11,
à l'aéroplane à moteur : un ouvrage prophétique qui voit les
flottes japonaises et américaines s'affronter autour de l'îlot de
Midway après une attaque brusquée de l'empire du Soleil Levant sur
Hawaï... Driant se serait-il vu dans la peau de ces premiers
ballonniers et aviateurs ? Sans doute.
Mais
pour un militaire de la même génération que le maréchal Lyautey
et autant que lui conscient du Rôle
social de l'officier,
la première expérience de la mort c'est d'abord celle de ses
subordonnés. Danrit en fait l'expérience lorsqu'il perd son
meilleur sous-officier, le sergent Mauborgne12.
Ces morts, il faut les relever, les retirer du champ de bataille, les
identifier et les inhumer. C'est la terrible mission que Müller et
Harzel, les héros Au
dessus du continent noir13,
doivent accomplir après une terrible embuscade. Ils découvrent
malheureusement le massacre complet de leur avant-garde mais sans
pouvoir retrouver le corps de leur ami, le lieutenant Dubrac, tombé
le sabre à la main.
Pour
donner corps au récit, Driant n'hésite pas à sacrifier dans un
livre le héros d'un autre ouvrage. Ainsi, dans l'Invasion
Jaune,
il faire mourir à son poste de gouverneur de l'Asie centrale russe,
celui qui tel Michel Strogoff avait été le messager d'Ordre
du Tsar14.
Pire, il disparaît avec sa femme et son enfant alors que leur
histoire sentimentale constituait la trame du premier roman. Ce
procédé permet à Driant d'affirmer ce qui était déjà son projet
lorsqu'il dédicaçait son premier livre à Jules Verne, à savoir
que ses romans ne devaient pas être pris isolement les uns des
autres. Comme la Comédie humaine de Balzac, son œuvre est en effet
une série et La
Guerre de demain,
le titre de sa première trilogie, un projet global.
1.2 - La mort de masse.
Driant qui suit de près
l'actualité internationale, transpose dans ses livres les
assassinats commis à Pékin par les Boxers, les crimes de guerre
attribués aux Japonais en Extrême Orient et même les premiers
exemples de Kamikazes. Juste quelques années avant les génocides de
l'empire ottoman (Arméniens, Kurdes, Grecs, Araméens...) et les
tueries des guerres balkaniques (1911-1912), l'officier-écrivain
anticipe, par exemple dans L'Invasion jaune, les massacres de
masses de civils et notamment d'Occidentaux qui n'étonnent hélas
plus le lecteur d'aujourd'hui15.
Il a anticipé la grande révolution du XXe siècle,
c'est-à-dire le renversement du ratio des pertes entre militaires et
civils (90-10 en 1914-1918, 50-50 en 1939-1945, 10-90 aujourd'hui).
Il se met aussi à la place des prisonniers qui attendent leur trépas
(les personnages centraux d'Au dessus du continent noir et de
l'Invasion Noire sont prisonniers et menacés des pires
supplices). Bien sûr, les tueries sont parfois plus proches de
l'imagerie d'Epinal que de la réalité historique. Ainsi,
l'exécution des Européens dans l'Invasion Jaune est
exactement calquée sur celle des premiers chrétiens par Néron, en
tout cas de la version qu'en donnent les premiers romans péplums du
XIXe siècle.
Bons connaisseurs des
évolutions technologiques, Driant n'attend pas Pétain pour en tirer
les conséquences. Il est évident pour lui que le feu tue et tuera.
Pour lui, la guerre moderne est bien une guerre de masse et une
guerre industrielle. Dans les deux invasions, noires et jaunes, il
conceptualise même la constitution d'armées de plusieurs dizaines
de millions d'hommes. Les premiers tomes, intitulés
« Mobilisation », sont même consacrées à leur
organisation et à leur concentration. Et tout naturellement, lors de
l'affrontement, les pertes sont effroyables. Hélas, cela a conduit
les commentateurs contemporains à commettre une grave erreur
d'interprétation quant aux idées de Driant. Certains auteurs ont en
effet cru voir chez l'écrivain une forme de pré-fascisme, par
exemple lorsqu'il raconte la destruction de l'armée noire, gazée
sous les murs de Paris (anticipation pour d’autres de la force de
frappe). N'était-il pas le gendre du général Boulanger ? Certes
Driant est porteur des préjugés de son temps (racisme,
antisémitisme...) mais une telle analyse est forcément
anachronique. On juge Danrit en fonction d'une histoire et d'idées
qui lui sont postérieures alors qu'il se contente d'expliquer que
les moyens modernes de destruction entraîneront des millions de
morts. Cinq années plus tard, hélas, 1914 lui donnera raison !
1.3 - La disparition du corps.
Comme Jules Verne, Emile
Driant est passionné par la mer. Ses héros sont donc
systématiquement des officiers, des ingénieurs ou des marins. La
Méditerranée occupe en priorité ses pensées, comme le prouve les
fréquentes descriptions des côtes tunisiennes qu'il adore. Mais
l'Océan est aussi un lieu de perdition. Ne dit-on pas qu'il existe
trois catégories d'hommes : ceux qui sont vivants, ceux qui sont
morts et ceux qui sont perdus en mer... Dans les Robinsons
sous-marins, les pages où le héros découvre son ami mort mais
resté jusqu'au bout au commande du vaisseau, sont à la fois très
émouvantes et très irréalistes. Le thème et l'image sont
classiques, courants dans la littérature de l'époque et donc
facilement accessibles au public et notamment aux plus jeunes. Driant
n'innove en effet pas sur la forme. Il suit les schémas classique
tant sur cette question que sur d'autres (le rapport homme / femme,
la sexualité, l'Orientalisme...) En tout cas, l'absence du corps
revient sans cesse dans ses écrits. Les marins ne sont pas les seuls
concernés car c'est aussi le cas des soldats des troupes coloniales,
par exemple ceux qui sont massacrés au début de l'Invasion
noire. L'Afrique n'est-elle pas un autre océan et la conquête
coloniale une autre forme de voyages de découvertes ? Driant connait
bien certains des grands explorateurs français. Le colonel Baratier,
qui fut à l'initiative du fameux raid à travers le Bahr-el-Ghazal
au cours de la mission Marchand, est un de ses amis et il lui
dédie d'ailleurs Au-dessus du continent noir16.
2 - La mort du personnage chez
Driant.
Il y a chez Driant un
héros original en la personne du lieutenant von Pleifke17.
Son journal de guerre romancé raconte la même histoire que celle de
La Guerre de forteresse18,
où apparaît pour la première fois le personnage de Danrit, mais du
côté allemand. La guerre est ainsi vécue selon deux points de vue
et des deux côtés du front. Mais le Leutnant meurt à la fin et
c'est d'ailleurs la découverte de son carnet taché de sang qui est
à l'origine du récit (un tour de passe-passe littéraire sujet à
un grand avenir). Danrit, au contraire, est promu capitaine... Le
parallélisme n'est donc pas total mais il a permis à
l'écrivain-soldat d'envisager la mort de l'autre. C’est pourquoi,
dans l'Invasion Jaune, il imagine même la fin héroïque de
Guillaume II lors d'une charge à la tête de la cavalerie allemande
; mais il est vrai que l'empereur est alors virtuellement l'allié de
la France contre l'ennemi asiatique19.
Driant qui est un bon connaisseur de l'armée allemande (il a suivi
les manœuvres de 1906 qui lui ont donné la matière de Vers un
nouveau Sedan20)
déteste en effet beaucoup plus la perfide Albion que l'aigle
germanique. Dans ses romans, il ne laissera ainsi jamais un Anglais
mourir d'une manière désintéressée...
2.1 - Mort du traître / mort
rédemptrice.
Mais
si von Pleifke est un ennemi qui écrit son journal pour une
amoureuse restée au pays, par bien des aspects c'est un double
positif de Danrit. D'autres personnages, en revanche, sont clairement
des traîtres. Dans le premier tome de La
guerre de demain21,
le capitaine Driant voit le confit depuis le fort de Liouville, un
fort des Hauts-de-Meuse qu'il connaît bien pour y avoir été
affecté à sa sortie de Saint-Cyr. Les péripéties du roman sont
pour l'essentiel des déductions logiques de la topographie des lieux
et de la doctrine militaire enseignée alors aux jeunes officiers. Il
cite d'ailleurs assez souvent les manuels que chacun devait connaître
par cœur et appliquer. Le siège dure et après les premières
pertes sévères, arrivent des tentatives de désertion. Danrit
raconte donc de manière implacable la tenue d'un conseil de guerre
et la condamnation à mort d'un soldat français. Mais il n'imagine
pas les punitions pour l'exemple et les exécutions pour une
broutille qui seront hélas souvent prononcées au début de la vraie
guerre. Il serait d'ailleurs intéressant de chercher ce que le
lieutenant colonel a pu penser de ce genre de choses entre 1914 et
1916 et si ses propres chasseurs ont effectivement encouru des
poursuites. Dans le roman, l'histoire est implacable et les délais
respectés mais face à un président de jury d'active soucieux
d'accélérer les choses, l'auteur place un officier de réserve,
juge dans le civil, qui défend autant qu'il peut l'accusé et
obtient au moins que la procédure soit respectée. La position de
Driant est donc moyenne, il ne fait pas l'apologie du conseil de
guerre, il semble même en montrer les faiblesses, mais face au
danger de l'invasion il n'en condamne pas l'usage. C'est pour lui
chose normale !
Dans
L'Invasion
noire puis
dans La
Guerre fatale22,
apparaît le thème classique de l'espion. C'était une chose
nouvelle dans le premier cas. Driant travaillait déjà au roman
quand a commencé l'affaire Dreyfus ; d'où peut-être l'idée de
faire du traitre un juif. Mais dix ans plus tard, lorsque cet
anglophobe travaille à la trilogie qui va voir la France débarquer
au Royaume-Uni, l'espionnite est devenue une maladie courante. On
voit des espions partout et Bruxelles en est une des plaques
tournantes. N'oublions pas que le jeune officier a travaillé jadis
au cabinet d'un ministre de la guerre, son futur beau-père
Boulanger, et que celui-ci n'était pas l'idiot raillé par
Clemenceau. Il en parle de manière implicite dans La
Guerre de forteresse
lorsqu'il évoque les polémiques sur l'offensive, la défensive,
l'offensive-défensive. Boulanger est, en effet, le premier depuis
1870 à faire étudier des plans d'offensive. Or, on sait aujourd'hui
que le ministre fut à l'origine d'une relance complète de nos
services à la frontière nord-est23.
Driant qui a rencontré, lors de son passage rue Saint-Dominique,
tout ce qui se faisait de mieux dans le domaine des nouvelles
technologies militaires, a pu aussi être initié à la question du
renseignement24.
Le
traitre de La
guerre fatale
est un officier français (Esterhazy ?) mais, contrairement à celui
de L'Invasion
noire,
il n'a pas directement de sang sur les mains. L'autre, au contraire,
a tué un ingénieur français et, amoureux de la même femme, il
veut la mort du héros retenu prisonnier par le sultan de
Constantinople, chef de l'armée noire. Aussi meurt-il d'une manière
abominable. L'espion d'Au
dessus du continent noir,
Oswald, est un ancien officier de la Légion Etrangère pour qui
aucune sortie honorable n'est permise. Celui de La
Guerre fatale
se voit au contraire offert une possibilité de rédemption. Réengagé
comme simple soldat dans un bataillon de chasseurs, il tombe en héros
sur les plages anglaises. De manière assez surprenante, Driant a été
amené à changer d'avis sur l'un de ses personnages. Dans Les
Robinsons souterrains,
son dernier ouvrage qui se déroule à l'occasion d'un hypothétique
siège de Metz par les Français, le renégat est un instituteur
anarchiste qui pose une bombe pour faire s'effondrer le tunnel creusé
par les assiégeants25.
Le romancier vient alors d'achever son cycle "politique"26.
Comme député, il a violemment combattu le projet d'Armée nouvelle
de Jaurès (qui apparaît comme le leader de l'abandon dans
L'Invasion
jaune
où Driant décrit les débats parlementaires qui suivent les débuts
de l'attaque japonaise) et il s'est beaucoup intéressé au phénomène
syndical. Dans le dernier robinson, il brosse donc une caricature du
traitre qui cumule tout ce que l'officier déteste : un anarchiste,
un révolutionnaire, un instituteur, un apatride, un
internationaliste etc. Personnage qui bien entendu ne peut pas
réellement exister dans un seul homme ! Aussi, dans l'ambiance de
l'Union Sacrée, lorsque Driant dans son abris réécrit le roman en
y intégrant les premiers effets de la guerre des mines (Vauquois
n'est pas très loin de Verdun), il gomme la qualité d'enseignant du
traitre. Beaucoup d'instituteurs et de professeurs ont fait leur
devoir en 1914, mieux ils ont permis de renouveler le stock de chefs
de sections d'une armée décimée par les premiers combats.
L'officier de métier se doit de payer sa dette aux réservistes. Du
méchant ne reste plus finalement qu'un simple espion, allemand
caché.
Il
n'y a qu'une mort dont Driant ne parle pas, en tout cas pas dans ses
livres, c'est celle des suicidés. En 1891, Boulanger s'est pourtant
supprimé en Belgique, sur la tombe de sa maîtresse. Cela voudra un
bon mot de Clemenceau qui, oubliant le rôle qu'il a joué dans la
carrière du général, dira qu'il était mort comme un
sous-lieutenant. Pourtant, l'officier a souvent défendu la mémoire
de son beau-père dans les journaux, ce qui lui a d'ailleurs valu des
sanctions disciplinaires qui n'ont pas arrangé son déroulement de
carrière.
2.2 - La mort dans le camp
retranché.
Le schéma le plus
fréquent néanmoins est celui du héros qui commande une petite
unité, se retrouve assiégé et meurt au milieu de ses hommes. Cela
aurait pu être le cas du lieutenant Danrit au fort de Liouville dans
La Guerre de forteresse. C'est celui de plusieurs
officiers dans L'Invasion noire. Le courrier du Tsar manque
lui aussi de périr de la sorte mais heureusement l'intervention
inopinée d'un ballon français le sauve du pire. Parfois le combat
est transféré sur mer. Henri d'Argonne, jeune officier de marine de
La guerre fatale, s’oppose par exemple avec la dernière
énergie aux croiseurs britanniques avec sa maigre flottille de
torpilleurs. La scène la plus troublante se trouve cependant dans
Au-dessus du continent noir. Le capitaine Frisch, qui dirige
l'avant garde de la colonne française, à deux jours de marche du
gros de la troupe, est réduit à conduire un combat sans espoir,
encerclé par un ennemi bien supérieur en nombre. Ce récit, inspiré
de la révolte du Mahdi au Soudan et du siège de Khartoum, fait
obligatoirement penser au lieutenant Colonel de 1916 qui, au milieu
de ses deux bataillons de chasseurs, attend l'assaut allemand et sait
qu'il va subir le premier choc afin qu'un deuxième rideau défensif
puisse peut-être ensuite bloquer l'ennemi.
2.3 - La mort historique.
Si Emile Driant n'a pas
évoqué son beau-père, il est un autre général, devenu empereur
celui-là, qui revient souvent, par allusion, dans les romans de
Danrit : Bonaparte. Le grand-père de l'officier de chasseurs l'avait
vu passer près de Reims en 1814 et, tout naturellement, la scène
revit au début de La guerre de forteresse dans la mémoire du
lieutenant du fort de Liouville. Mais dans Evasion d'empereur27,
roman violement anti-anglais, il imagine une autre fin à l'Histoire.
Le fils de Pascal Paoli (quel retournement) organise une mission de
secours qui grâce à un sous-marin parvient à faire échapper
l'empereur de l'Île d'Elbe28.
Mais imagine-t-on l'empereur finir sa vie comme planteur en Virginie
? Non, comme Némo, il affronte les britanniques avec son sous-marin
et s'abîme dans les flots. Mort historique !
3 - Driant et sa mort.
Seulement quelques années plus tard,
le lieutenant colonel Driant est au front. La mort n'est plus une
figure littéraire. C'est celle de ses soldats et c'est
potentiellement la sienne qui est en cause.
3.1 - Driant a-t-il la préscience
de sa mort ?
Le
20 février 1916,
à la veille du déclenchement de la bataille de Verdun, alors qu’il
vient de recevoir la visite de Joffre, l'officier adresse à sa femme
un dernier courrier où il se montre résigné quant à son sort. Il
est bien placé pour savoir ce que lui et surtout ses chasseurs vont
subir dans les heures qui suivent :
« Je
ne t'écris que quelques lignes hâtives, car je monte là-haut,
encourager tout mon monde, voir les derniers préparatifs ;
l'ordre du général Bapst que je t'envoie, la visite de Joffre,
hier, prouvent que l'heure est proche et au fond, j'éprouve une
satisfaction à voir que je ne me suis pas trompé en annonçant il y
a un mois ce qui arrive, par l'ordre du bataillon que je t'ai envoyé.
A la grâce de Dieu ! Vois-tu, je ferai de mon mieux et je me
sens très calme. J'ai toujours eu une telle chance que j'y crois
encore pour cette fois29.
Leur
assaut peut avoir lieu cette nuit comme il peut encore reculer de
plusieurs jours. Mais il est certain. Notre bois aura ses premières
tranchées prises dès les premières minutes, car ils y emploieront
flammes et gaz. Nous le savons, par un prisonnier de ce matin. Mes
pauvres bataillons si épargnés jusqu'ici ! Enfin, eux aussi
ont eu de la chance jusqu'à présent … Qui sait! Mais comme on se
sent peu de choses à ces heures là. »
Mais
comme on se sent peu de choses à ces heures là.
Driant
reprend sinon les mots, du moins l’esprit de La Hire (1390-1443),
compagnon fidèle de Jeanne d’Arc qui, sur son lit de mort,
affirmait à son confesseur : « J’ai
fais tout ce qu'un soldat a l'habitude de faire et, pour le reste,
j’ai fais ce que j’ai pu !
C’est effectivement l’heure de la confession. Mais consciemment
ou non, l'officier reprend les premières pages de La
Guerre de Forteresse
où il disait déjà avoir toujours eu beaucoup de chance. Officier
de zouaves, il s'était en effet fait remarquer au début de sa
carrière par des chevauchées brillantes et risquées en Tunisie.
3.2 - 22 février 1916 - Une mort
comme dans ses romans.
La mort n'est plus un
roman. La journée du 22 février 1916 peut en effet être suivie
presqu'à la minute grâce aux journaux de marche des deux bataillons
mais il ne s'agit plus de littérature30.
La préparation d'artillerie terrible commence dans la nuit,
déchiquetant les corps et les positions. Au matin, une première
attaque allemande est repoussée ; c'était un test pour connaître
les capacités de résistance des français. Le bombardement reprend
puis plusieurs colonnes allemandes s'avancent vers ce qui reste des
lignes tenues par les chasseurs. Ceux-ci tiennent bon mais, avec les
pertes, des espaces se créent dans la liaison avec les unités
voisines. En cas de nouvel assaut, la ligne peut être enlevée d'un
coup. Dans sa casemate de commandement, le chef de corps demande donc
leur avis à ses subordonnés sur la conduite à tenir : s'accrocher
au terrain coûte que coûte et avec esprit de sacrifice ou essayer
de regrouper les survivants plus en arrière sur une position tenable
et sur laquelle des renforts pourront arriver. Contrairement au
capitaine de carrière qui entraîne Alain-Fournier dans un assaut
inutile et fatal31,
l'héroïsme n'est pas chez Driant synonyme de veulerie. De manière
très professionnelle et responsable, il tranche pour la deuxième
solution. Il ordonne le repli et attend que tous ses hommes, quelques
dizaines au plus, soient passés pour reculer à son tour, le
dernier. On le voit sauter de trou en trou, un fusil à la main puis
plus rien ! Cette fois aucun ballon n'est venu au dernier moment
sauver Danrit.
3.3 - Où est passé Emile Driant ?
Driant est d'abord porté
disparu. Ce n'est pas le seul. La violence des combats et surtout du
bombardement du bois des Caures expliquent pourquoi il y a eu si peu
de pertes déclarées : la 7e compagnie du 56e
bataillon de chasseurs communique ainsi 2 morts, 4 blessés et 130
disparus sur 150 hommes engagés au matin de la bataille. Mais le
colonel n'est pas n'importe qui. Homme politique, romancier, soldat,
il est connu dans le monde entier : en Angleterre et en Allemagne où
ses ouvrages ont été traduits mais aussi aux Etats-Unis où il
publie dans des revues. Il était de surcroît en contact avec des
personnalités importantes de la Belle-Epoque, la famille de
Bourbon-Parme par exemple (liés aux Habsbourg d'Autriche-Hongrie,
ils auraient prévenu Driant de la date de l'attaque allemande...).
Les médias s'emparent de l'affaire. Comme les marins ou comme les
soldats de la coloniale de ses récits, il est d'abord disparu,
c'est-à-dire ni vivant, ni mort. Les semaines passent puis la
confirmation vient d'outre Rhin. Der oberst Driant ist gestorben ! Il
a été reconnu, des témoignages de certains de ses soldats
confirment d'ailleurs la version allemande. Il a été inhumé sur le
champ de bataille avec les honneurs militaires. Après la guerre, sa
fille viendra reconnaître le corps qui sera juste déplacé de
quelques mètres. Driant passe de l'Histoire à la Mémoire ; il
devient une rue, une place ; le romancier s'efface peu à peu.
Conclusion
: Le seul véritable écrivain combattant ?
Emile
Driant a-t-il
eu la préscience de sa mort ? Au-delà de l’anecdote du dernier
courrier à sa femme, la puissance de feu ennemie de la Guerre
de Forteresse
annonce la préparation d’artillerie au bois des Caures et le camp
retranché d’Au
dessus du continent noir
préfigure évidemment le dernier combat de l’écrivain soldat.
C’était le premier et l’avant dernier roman.
Plusieurs associations entretiennent aujourd'hui la mémoire des
écrivains combattants tel Maurice Genevoix. On oublie pourtant
Driant auteur parce que son œuvre est antérieure au conflit et
qu’il n’a pas écrit sur les combats, pas de romans en tout cas.
Alain Fournier qui est lui aussi tombé en Meuse est en revanche
fréquemment évoqué alors qu’il n’a évidemment plus produit
une ligne. Le colonel reste cantonné au bois des Caures et aux
chasseurs alors qu’il avait beaucoup écrit sur cette guerre…
avant la guerre.
On dit
souvent que tel ou tel auteur a du choisir entre la vie et l’écriture
et bien Driant aura écrit sa vie et sa mort et il aura vécu ses
livres.
Annexe
- Principales œuvres du capitaine Danrit.
-
La guerre de demain
(Flammarion,
1888-1893, 6 volumes, 3 parties: "La guerre de forteresse",
"La guerre en rase campagne", "La guerre en ballon")
-
La guerre au XXe
siècle; L'invasion noire
(Flammarion, 1894, 3 parties: "Mobilisation africaine", "Le
grand pèlerinage à la Mecque", "Fin de l'Islam devant
Paris")
-
(avec de Pardiellan),
Le journal de guerre du lieutenant von Pleifke,
1896
-
Jean Tapin
(Série "Histoire d'une famille de soldats", I, Delagrave,
1898)
-
Filleuls de Napoléon
(Série "Histoire d'une famille de soldats", II, Delagrave,
1900)
-
Petit Marsouin
(Série "Histoire d'une famille de soldats", III,
Delagrave, 1901)
-
Le drapeau des
chasseurs à pied
(Matot, 1902)
-
La guerre fatale
(Flammarion, 1902-1903, 3 volumes, 3 parties: "A Bizerte",
"En sous-marin", "En Angleterre")
-
Evasion d'empereur
(Delagrave, 1904)
-
Ordre du Tzar
(Lafayette, 1905)
-
Vers un nouveau Sedan
(Juven, 1906)
-
Guerre maritime et
sous-marine (Flammarion,
1908, 14 volumes)
-
Robinsons de l'air
(Flammarion, 1908)
-
Robinsons sous-marins
(Flammarion, 1908)
-
L'aviateur du Pacifique
(Flammarion, 1909)
-
La grève de demain
(Tallandier, 1909)
-
L'invasion jaune
(Flammarion, 1909, 3
volumes: "La mobilisation sino-japonaise", "Haines de
Jaunes", "A travers l'Europe")
-
La révolution de
demain (avec Arnould
Galopin,
Tallandier, 1909)
-
L'alerte (Flammarion,
1910)
-
Un dirigeable au Pôle
Nord (Flammarion,
1910)
-
Au dessus du continent
noir (Flammarion,
1912)
-
Robinsons souterrains
(Flammarion, 1913,
réédité sous le titre La
guerre souterraine)
1
Nous désirons dédier cet article aux victimes du 13 novembre 2015.
2
Professeur agrégé et docteur en Histoire. Chercheur associé à
L'Université de Lorraine - CRUHL Nancy. Centre Charles de Gaulle de
Nancy. FSchwindt@ac-nancy-metz.fr.
3
Michel Schneider, Morts imaginaires, Grasset, 2003, p.17.
4
Robinsons souterrains, Flammarion, 1913.
5
La Guerre de forteresse, Flammarion, 1888.
7
Au dessus du continent noir, Flammarion, 1912.
8
L'Invasion noire, Flammarion, 1894.
9
Robinsons sous-marins, Flammarion, 1908.
10
Robinsons
de l'air, Flammarion,
1908.
11
L'Aviateur
du Pacifique, Flammarion,
1909.
12
La Guerre de forteresse, Flammarion, 1888.
13
Au dessus du continent noir, Flammarion, 1912.
14
Ordre du
Tzar, Lafayette,
1905.
15
L'Invasion jaune, Flammarion,
1909. Cet article a été écrit avant les tristes évènements du
13 novembre 2015 qui donnent hélas corps aux anticipations de
Driant.
16
Au dessus
du continent noir,
Flammarion, 1912.
17
Danrit / de Pardiellan, Le
journal de guerre du lieutenant von Pleifke,
1896.
18
La Guerre de forteresse, Flammarion, 1888.
19
Le jeune Charles de Gaulle a lu cet épisode (comme la fin du livre
où un groupe de Français réfugié en Afrique du Nord décide de
continuer le combat pour la Libération de la Patrie) et il en a
réécrit une nouvelle version dans un devoir scolaire, version où
le "Général de Gaulle" repousse finalement l'ennemi.
20
Vers un
nouveau Sedan, Juven,
1906.
21
La Guerre
de demain,
3 parties: "La guerre de forteresse", "La guerre en
rase campagne", "La guerre en ballon",
6 volumes, Flammarion, 1888-1893.
22
La Guerre
fatale,
3 parties: "A Bizerte", "En sous-marin", "En
Angleterre",
3
volumes,
Flammarion,
1902-1903.
23
Gérald Sawicki, Les
services de renseignement à la frontière franco - allemande –
1870-1914,
Thèse de l’Université de Nancy II sous la direction du
professeur François Roth, 2006.
24
Il serait d'ailleurs tout aussi intéressant de savoir si le plan de
bataille, une sorte d'opération Overlord à l'envers décrit dans
La Guerre fatale, correspond à une option réellement
étudiée par l'Etat Major français à la fin du XIXe
siècle.
25
Robinsons
souterrains, Flammarion,
1913, réédité sous le titre La
guerre souterraine.
26
La
Grève de demain, Tallandier,
1909. (avec Arnould
Galopin),
La
Révolution de demain,
Tallandier, 1909. Plus tard, Driant répudiera ces deux romans.
27
Evasion
d'empereur,
Delagrave, 1904.
28
Une série télévisée de l'ORTF des années 1970, "Le
soleil se lève à l'Est"
commence sur un projet identique.
29
Le lieutenant Danrit tient à peu près les même propos au début
de l’attaque allemande contre le fort de Liouville relatée un
quart de siècle plus tôt par Driant au début de La
Guerre de Forteresse.
30
Frédéric Schwindt, Subir
le feu,
DVD pédagogique sur la Première Guerre Mondiale, Centre Charles de
Gaulle de Nancy, 2015. JMO du 56e
et
du 59e
BCP accessibles en lignes sur le site "Mémoire des Hommes"
du secrétariat d'Etat aux anciens combattants.
31
Alain Denizot & Jean-Louis, L'Enigme
Alain-Fournier,
Nouvelles Editions Latines,
Paris 2000.
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