lundi 22 juin 2009

Religion et Mondialisation :
Identifier les évolutions stratégiques pour l’avenir des nations européennes
Frédéric Schwindt

Après des décennies d’un discours univoque annonçant la mort irrémédiable des religions, nul ne niera, sans avoir pour cela besoin d’invoquer Malraux, que le sentiment religieux persiste à l’orée du XXIe siècle. La force retrouvée ou jamais perdue des cultes constitués, la montée de formes nouvelles de spiritualité et leur rôle dans le « choc des civilisations » nous prouvent que les choses sont moins simples qu’on ne le croyait.

Il nous faut donc sortir de la dialectique vie et mort des religions, qui a occupé le siècle précédent voire l’ensemble des commentateurs depuis Voltaire, pour trouver un nouveau système d’interprétation. Or, la neurobiologie tend aujourd’hui à démontrer l’existence d’une prédisposition du cerveau humain à la religion sous la forme de module préprogrammé[1]. Le sentiment religieux n’est donc pas prêt de s’éteindre.

Cependant, l’étude de ces phénomènes comporte un certain nombre de pièges, par exemple celui de se focaliser essentiellement sur les symptômes apparents comme le fondamentalisme. On risque aussi de trop s’attacher à l’actualité, à l’évènementiel, au détriment des phénomènes structuraux. Toute prospective doit s’intéresser d’abord au fond afin de repérer les dimensions « stratégiques » d’un problème, celles qui conduisent le futur d’une population, d’un Etat ou d’un continent. Pour être clair, il s’agit de savoir en quoi l’évolution contemporaine des religions engage l’avenir de la France et de l’Union Européenne. La religion est-elle d’ailleurs un domaine stratégique ?

Au risque de parfois choquer, les sociologues, notamment l’école incarnée aux Etats-Unis par Rodney Stark[2], appliquent les concepts de l’économie à la description des phénomènes religieux. Ils ont ainsi identifié « un marché de la religion » (religious market) ou s’affrontent des « firmes religieuses » qui progressent ou qui reculent, en termes d’adhésions et d’influence sociale, en fonction des lois du marché et du coût social de l’engagement.

Le thème de la mondialisation est un bon angle d’attaque car il permet à la fois d’articuler le passé et le présent et de relier la religion aux autres dimensions de la vie : l’économie, la société, les systèmes de valeurs… Mieux, il évite le piège de l’évènement et celui de la parcellisation du savoir, c’est-à-dire la tendance qui consiste à accumuler et à juxtaposer des monographies pour chaque culte sans esprit de synthèse. Il convient, en effet, d’abord de décrire ce qui est commun aux religions, malgré leur apparente opposition. Enfin, le changement d’échelle nous conduit à avoir une vision planétaire globale.

I – L’Ancien Marché de la Religion : un marché cloisonné, segmenté et extrêmement régulé.

Quand on regarde en arrière l’Histoire des religions, ce qui frappe d’abord c’est qu’elles se sont développées sur le temps long, un temps qui tranche avec l’échelle courte qui est la notre aujourd’hui, et d’une manière très cloisonnée.

La longue durée.

L’empereur Constantin ne s’est converti au Christianisme que sur son lit de mort (337) et, près de cinq siècles après la crucifixion de Jésus, l’Empire Romain n’avait encore laissé que des têtes de pont chrétiennes. La véritable évangélisation de l’Europe commence avec Saint Colomban puis Charlemagne et ne se termine qu’au XIIIe siècle, dans le nord et dans l’est, voire même plus tard. En revanche, la christianisation en profondeur de l’Europe doit attendre la Contre-Réforme. Si l’empire arabo-musulman, celui des premiers califes puis des Omeyyades, s’est étendu en moins d’un siècle des Pyrénées à Byzance et du Sahara à la frontière chinoise, la véritable islamisation a été beaucoup plus longue. L’Egypte n’est devenue majoritairement musulmane que tardivement dans le Moyen Age et l’achèvement de l’islamisation, dans le sens d’un laminage de la communauté copte, est un phénomène contemporain.

Les conséquences du cloisonnement géographique : une forte variabilité.

Les religions se sont diffusées le long des grandes voies commerciales. Les communautés juives de l’empire Parthe se sont ainsi échelonnées très tôt au bord de la Route de la Soie ou vers le Caucase jusqu’à, mais c’est un phénomène unique, convertir les Khazars. Une très longue cohabitation avec l’Islam et le Christianisme a ainsi donné au Caucase d’avant 1941 une physionomie toute particulière puisqu’on y trouvait des clans de même langue et de même culture qui se disaient encore apparentés mais professaient des confessions différentes. Encore que les différences s’étaient fortement atténuées d’où les enquêtes nazies, racontées par Jonathan Littel dans son roman, pour repérer qui était et qui n’était pas juif. De la même manière, les chrétiens nestoriens ont construit des Eglises depuis le Proche-Orient jusqu’en Chine. Ceci explique pourquoi l’empereur Kubilay Khan connaissait les grandes religions monothéistes avant de demander sans succès au pape, via les frères Polo, l’envoi de théologiens.

Le voyageur qui quitte l’Inde pour l’Asie du sud-est, la Chine puis le Japon prend la route suivie autrefois par le Bouddhisme dans sa grande diffusion vers l’Est mais, dans ces grands espaces, il se rend compte des ruptures introduites par la distance. Sur les sommets du Laos, on arrive ainsi sur la ligne de faille qui sépare la foi des anciens dite theravâda de la forme plus large du Bouddhisme mahayânâ.

En effet, les distances, les difficultés de transport, le relief (le désert de Gobi, l’Himalaya), l’existence de grandes unités géopolitiques (Byzance, le califat de Bagdad, l’empire de Chine) - Marco Polo mis trois ans pour relier Venise à Karakorum – expliquent le morcellement des religions en groupes autonomes qui ont adopté des caractères culturels particuliers. C’est le cas des juifs de Kaifeng dont l’arrivée dans l’Empire du Milieu remonterait au VIIe siècle et qui se sont rapidement sinisés. Le monde juif n’était d’ailleurs déjà pas uni puisque les Samaritains, issus de la division entre royaume de Samarie-Israël et royaume de Juda, possédaient des communautés tout autours du bassin méditerranéen au moment de la naissance de Jésus. Plus tard, les groupes Karaïtes, qui n’acceptent par exemple pas la matrilinéarité, purent prendre leur autonomie en profitant du cloisonnement géographique. Pensons aussi aux communautés juives d’Inde : les juifs de Cochin, les Baghdadi de Bombay et les Bene Israël de Calcutta qui ont intégré, outre la langue, de nombreux traits des populations locales, jusqu’à oublier l’hébreu pour le culte et ne plus avoir de clergé. Mieux, des communautés purement indiennes, comme les Beni Menashé (de langue Mizo) et les Bene Ephraïm, se revendiquent désormais du Judaïsme. Il est vrai que l’espace indien a permis l’existence d’une mosaïque religieuse unique qui a aussi intégré les Parsis rescapés de l’islamisation de la Perse.

Une forte régulation à base nationale.

Tous ces facteurs expliquent pourquoi de nombreux cultes se sont constitués en Eglises nationales. L’originalité indienne est en effet un cas rare. Au XVIe siècle, c’est-à-dire au moment de la rupture de l’unité chrétienne en Europe, le Catholicisme et encore plus le Protestantisme se sont d’abord organisés sur une base nationale et étatique. Après la prise de Grenade, les rois dits catholiques d’Espagne expulsent les juifs et les musulmans de leurs états et pourchassent « marranes » et « conversos ». Ce n’est pas une décision de la papauté, bien au contraire d’ailleurs pour ce qui concerne les juifs, mais bien une preuve de la montée de l’Etat moderne qui accapare et réglemente la religion locale dominante. Charles Quint n’a pas hésité à lancer ses troupes dans le sac de Rome en 1527 et, dans une large mesure, l’inquisition espagnole s’est construite contre Rome, non pas tant pour pourchasser les hérétiques que pour défendre le sang espagnol. Même chose avec la Genève de Calvin ou le monde anglican d’Henry VIII. Après la guerre de Trente ans, la victoire du « cujus regio ejus religio » institue même comme principe dominant des relations internationales celui des Eglises d’Etat. Même aux Etats-Unis, la loi de certains états de la côte Est assimila d’ailleurs longtemps la citoyenneté et l’appartenance religieuse.

Les tentations gallicanes, les fortes tensions entre Louis XIV et Rome montrent d’ailleurs que la France n’a pas échappée à ce phénomène. Sous la Révolution, la Constitution civile du clergé qui conduit à un schisme est d’ailleurs pour partie la suite des tendances antérieures. Le Concordat de 1801, voulu par Bonaparte, loin de revenir à la situation précédente, fait de l’Eglise de France une des masses de granit sur lesquels s’appuie le régime. On rétorquera que le Protestantisme et le Judaïsme obtiennent en même temps un statut légal (imité aujourd’hui par Nicolas Sarkozy en ce qui concerne l’Islam de France avec le conseil du culte musulman) mais leur influence sociale est loin d’être équivalente. Le Catholicisme reste dans la loi, et ce jusqu’en 1905, la religion « de la majorité des français ».

Aussi, la carte de l’Europe en 1914, parfois même encore à la fin du XXe siècle, révèle un marché de la religion fortement fermé et régulé sur une base nationale : Eglises d’Etat luthériennes d’Europe du Nord, Eglise anglicane toujours dirigée par le souverain et étroitement associée à l’Etat (un certain nombre d’évêques étaient membres de droit de la chambre des Lords), Eglises orthodoxes autocéphales des pays baltes, d’Europe de l’Est et de Russie qui éliminent la concurrence (contre par exemples les Uniates d’Ukraine et des Vieux chrétiens de Russie).

II – Le Nouveau Marché de la Religion : dérégulation et globalisation.

Sous le coup de la mondialisation, la religion a évolué de la même manière que les autres domaines de la vie au rythme de l’économie de marché et du progrès des moyens de communication, faisant du coup naître un nouveau modèle.

Changement d’échelle, dérégulation et globalisation du management religieux.

Par définition, la mondialisation est un changement d’échelle. Même les religions qui possédaient déjà auparavant un rayonnement et une organisation d’ordre mondial sont affectées par elle. On ne gère plus aujourd’hui l’Eglise catholique comme avant ou même après Vatican II. D’ailleurs, la politique récente de Jean-Paul II puis celle de Benoît XVI peuvent être interprétées non comme une crispation ou une volonté de trier dans les acquis du Concile mais comme un changement de « management » face aux réalités de la mondialisation, illustré par la récente revendication de Rome quant à sa liberté d’évangéliser. C’est un repositionnement stratégique qui accompagne la dérégulation de droit ou de fait, les Eglises nationale perdant leurs monopoles ou leurs avantages. Même en Chine où les cultes sont soient interdits, soit strictement « nationalisés » (par exemple l’Eglise catholique officielle), on a pu identifier un « marché noir »[3] de la religion alimenté par les Eglises clandestines et les MNR (mouvements religieux émergeants). La dérégulation permet en revanche de conquérir de nouveaux marchés, c’est du moins ce que sous-entend la théorie libérale, Adam Smith adapté au marché religieux.

Accélération des changements et de la circulation des biens religieux.

La mondialisation a donc transformé à la fois l’échelle et le rythme du changement en accélérant la circulation des « biens religieux » au sein d’un marché désormais unifié et de moins en moins régulé. Le marché de la religion est de plus en plus un marché libre. La première diffusion du Bouddhisme en Occident, au XIXe siècle, a été très lente et de faible ampleur car sa clientèle potentielle était réduite. Cette vague ne toucha donc que des publics à la fois cultivés et pouvant accéder au moyens de communication de l’époque : premiers voyages touristiques, possibilité d’avoir accès aux publications ou aux conférences… Mais aujourd’hui, avec les progrès de l’alphabétisation, la chute du coût de transport, Internet, la télévision, c’est tout l’Occident qui a été sensibilisé aux cultures et aux religions orientales. La vague des années 60, avec toutes les dérives que l’on a connues, a été finalement plus réduite que celle actuelle car les moyens de communication ont encore beaucoup évolué depuis le temps où les Beatles partaient en Inde retrouver le Maharishi Mahesh Yogi. Cette première sensibilisation a néanmoins diffusé dans l’opinion, et souvent de manière inconsciente, des croyances comme celle en la réincarnation. Avant que la diffusion des nouvelles religions n’apparaisse en pleine lumière, il se produit donc une érosion des repères, des valeurs et des dogmes des anciens cultes dominants. Or, comme on le verra plus loin, les religions locales ont été une des forces de cohésion et d’expansion de certaines civilisations, voire une des conditions qui leur ont permis d’accéder à certains niveaux de la pensée rationnelle. Du fait de cette attaque aux racines, elles risquent donc de perdre les piliers sur lesquels repose leurs sociétés, un phénomène indolore dont le public en général ne se rend pas compte.

Les années 1980 ont ensuite été, bien plus que les Sixties, une période de très large diffusion des religions, pas seulement l’Islam ou le Bouddhisme, mais une diffusion massive qui les touche toutes, tant les cultes traditionnels que le Christianisme évangélique, les religions orientales, les sectes ou les courants d’inspiration New Age. C’est pour tous les témoins « un retour de Dieu » qui n’est donc pas mort en 1968. Le célèbre sociologue américain Peter L. Berger, qui prophétisait jadis la fin des religions pour le début du XXIe siècle, parle même désormais de « réenchantement du monde »[4].

La multiplication des biens religieux : une relance par l’offre.

D’une certaine manière, le retour de la religion sur le devant de la scène à la fin du XXe siècle est le fruit d’une relance par l’offre. La palette des religions, cultes ou spiritualités disponibles s’est énormément enrichie alors même que, contrairement aux idées reçues, la demande n’a jamais disparu. Si les croyances se sont émoussées (baisse de la croyance en Dieu, au diable, en la vie après la mort…), les besoins spirituels sont restés et même certaines convictions ont largement progressé comme la croyance en la réincarnation.

Cette relance par l’offre ne se limite pas aux pays où la conversion est libre. Au Maghreb, dans les états du golfe, en Iran même, régions où l’abandon de l’Islam est pourtant sévèrement puni pour apostasie (adoption d’une loi récente en Algérie, nombreuses vexations en Egypte), parfois même de mort (Iran, Arabie Saoudite, Afghanistan), on note une multiplication des conversions. Des notables iraniens reviennent ainsi au culte zoroastrien et le Christianisme évangélique devient même visible en Afrique du Nord.

Adaptation de l’offre à la demande : le Catholicisme.

A l’inverse des idées reçues, le Catholicisme est une des religions actuellement les plus dynamiques, notamment en Afrique. Mais on a aussi noté en Italie, et depuis 15 ans, une remontée des croyances liées à l’Eglise romaine, notamment chez les jeunes[5]. Dans certaines régions du nord ou du centre de l’Italie, les églises recommencent même à se remplir. Or, il s’agit exactement des espaces où se sont développés durant la même période des cultes alternatifs. Depuis 1990, peut-être 2 millions d’Italiens se seraient convertis à une version évangélique ou pentecôtiste du Christianisme. Des chapelles ont par exemple été ouvertes dans la majorité des petites villes de Toscane. Mais cette concurrence nouvelle, dans un pays où l’influence de Rome était si forte, a provoqué un choc en retour, un dynamisme nouveau du clergé et une réaffirmation des valeurs purement catholiques. Là intervient sans doute le tournant de la papauté en matière de management et la volonté de mettre en exergue l’identité propre du Catholicisme qui redevient visible grâce à la concurrence. Appelons cela le « management Benoît XVI ». La toute récente conférence des évêques français à Lourdes (décembre 2007) a d’ailleurs conclu au fait que l’Eglise devait, tout en approfondissant le dialogue interreligieux, réaffirmer son identité. A quand donc une école de commerce – religieux ?

Reste à savoir si, en dehors d’une simple posture, l’Eglise catholique possède encore l’énergie et la masse critique pour passer à l’offensive hors des terres de mission et si les cadres, autant que les fidèles, sont capables d’assumer ce changement de stratégie. Les catholiques n’ont en effet plus l’habitude du prosélytisme à la façon des chrétiens évangéliques. De même, une religion est opérationnelle lorsqu’elle est reliée à la société par de multiples facteurs (entraide, travail, redistribution…) qui lui permette d’intervenir de l’intérieur[6]. Il n’est pas sûr qu’en Europe et notamment en France, l’Eglise catholique soit encore en capacité d’agir de la sorte même si elle a montré, ses dernières années, une grande capacité d’initiative dans les banlieues, là où justement elle est concurrencée par l’Islam et le Christianisme évangélique. En tout cas, elle a récupéré en Italie une capacité de mobilisation et d’action politique qu’elle avait progressivement perdue au cours des années 1970 et 1980. Les récentes mobilisations à Rome, contre le PACS à l’italienne, l’ont en tout cas démontré.

Certains sociologues de la religion tendent d’ailleurs à renverser l’analyse traditionnelle qui est faite du concile Vatican II. La tendance à s’adapter au monde moderne serait contre productive, la faveur du public allant aux cultes exigeants, à ceux qui imposent un dieu fort et des valeurs en contradiction avec la société. Ceci crée une tension qui valorise l’engagement du croyant obligé de faire des sacrifices personnels, car l’engagement justement a « un coût ». Selon eux, l’attitude du fidèle serait tout sauf irrationnelle. Elle obéirait à une démarche tout à fait réfléchie. Comme le consommateur de l’économie libérale, le fidèle tenterait de maximiser la productivité de sa croyance en effectuant le rapport du coût à son bénéfice. Face à une offre multiple et libre, il comparerait les différents cultes avant de faire son choix, afin de se réaffilier (à un culte issu d’un même environnement que sa religion d’origine) ou de se convertir (à une religion complètement différente). On comprend pourquoi, alors que l’Amérique connaît des centaines d’Eglises protestantes, ce sont les Baptistes qui ont le vent en poupe et non les Unitariens qui n’obligent même pas à croire en Dieu ou pourquoi les milliers d’américains qui se convertissent chaque année au Judaïsme choisissent une synagogue orthodoxe et non pas une synagogue libérale, justement parce que c’est dur et difficile.

C’est exactement ce qui se passe actuellement en Amérique du Sud. En effet, l’Amérique du Sud n’est pas vraiment une terre chrétienne, en tout cas elle ne l’a pas été réellement jusqu’à aujourd’hui. L’idée selon laquelle elle constituait un des points forts de l’Eglise catholique est de même le fruit d’une erreur de perception. Les belles cathédrales coloniales et le baroque doloriste, comme l’importance du pouvoir des évêques locaux cachent le fait que ces territoires n’ont jamais été réellement convertis. Les statistiques se contentaient d’ailleurs encore, à une date récente, d’évaluer le nombre de catholiques par soustraction des autres cultes existants. On pouvait alors imaginer que 95 % des américains du sud étaient des fidèles de Rome même si c’est le continent qui, depuis toujours, enregistre le moins de vocations sacerdotales et que les églises y sont vides en dehors de certaines grandes fêtes. Encore aujourd’hui, plus de la moitié des prêtres sud-américains viennent d’ailleurs de l’extérieur notamment d’Europe.

La colonisation s’est accompagnée d’une évangélisation superficielle de même que d’une relative acculturation, sans adhésion profonde des populations. En revanche, les cultes syncrétiques et les églises évangéliques qui se sont développées en plusieurs vagues depuis le début du XXe siècle, la dernière depuis les années 1980 en jouant pleinement des possibilités offertes par la mondialisation (reproduction du modèle américain d’Eglise - Business, utilisation des circuits financiers et des médias, télé-évangélisme…) a touché les habitants en profondeur et réellement diffusé les thèmes et valeurs propres au Christianisme tout en créant ces liens avec la société que le Catholicisme avait tendance à évacuer. Ceci s’est également accompagné d’un décrochage réel vis-à-vis de la religion traditionnelle, animiste et chamaniste, facilité par l’urbanisation et l’exode rural. Or, cette concurrence sur son marché traditionnel, un marché certes un peu laissé en jachère mais qu’elle considère comme sien, a provoqué un retour d’intérêt de l’Eglise catholique qui n’hésite plus à adopter les armes de ses adversaires. Depuis 3 à 4 ans, les chapelles catholiques sud-américaines recommencent ainsi à attirer les fidèles.

III – Les enjeux de l’évolution du marché religieux.

Il est difficile de penser les religions en terme d’enjeu, par exemple pour un Etat, soit parce que l’esprit laïc a consisté à les écarter du débat - on considère que c’est uniquement une affaire de vie privée, on ne réalise comme en France même pas de statistiques - soit parce que les problèmes comme le terrorisme occultent les vraies questions. Selon la personne ou l’angle de vue adopté, la religion apparaît comme très négative ou éminemment positive. Et plus généralement on est convaincu qu’elle n’a aucun impact. Mais c’est oublier combien les croyances structurent la civilisation, même dans les pays où la pratique tend apparemment à disparaître.

Impact social : la religion n’est pas seulement une affaire de vie privée.

Prenons l’exemple du sport au sein de l’ancien Commonwealth britannique. La coupe du monde de rugby a attiré l’attention sur de nombreux petits pays comme les îles Fidji ou Tonga qui, quoique peu peuplés, arrivent à aligner des équipes relativement performantes. Là bas, le rugby est bien plus qu’un sport et il est pratiqué par la plus grosse partie de la population. Or, la plus grande colonie britannique était l’Empire des Indes et pourtant le rugby y demeure aujourd’hui marginal, tant en Inde proprement dite, qu’au Pakistan ou au Bangladesh où le cricket et le squash sont en revanche pratiqués par des millions de personnes. Aux Fidji et dans d’autres pays rugbystiques, ils existent d’importantes communautés indiennes qui demeurent là aussi complètement étrangère à ce sport. L’explication est à trouver dans l’Hindouisme et le système des castes qui exclut les contacts physiques. Même dans les espaces musulmans, l’interpénétration des systèmes de valeurs avec la religion hindoue a laissé des traces et empêché le rugby de prendre au profit de sports individuels ou collectifs-individuels comme le cricket. La religion structure donc profondément la civilisation et ceci est valable même dans notre vieille Europe qui a pourtant oublié combien de choses de la vie de tous les jours faisaient référence au Christianisme.

Des erreurs de perceptions : l’exemple du bouddhisme tibétain.

La perte des repères traditionnels du fait d’une moins grande culture religieuse, la multiplication de l’offre et l’accélération de la circulation des biens religieux mais aussi le phénomène « people » entraînent des erreurs de perceptions ou des contresens sur les religions « étrangères » comme le prouve l’exemple du Bouddhisme. L’Occident ne retient souvent du Bouddhisme que sa surface (d’où le débat inconnu en Orient sur sa nature philosophique ou religieuse) ou des pratiques très minoritaires comme le Zen ou la version tibétaine. La personnalité éminente du Dalaï Lama cache le fait que 95 % des bouddhistes ne sont pas adeptes de cette variante très abâtardie par les cultes traditionnels et l’animisme himalayen. Pire, le Bouddhisme tibétain, dont on retient aujourd’hui seulement l’humanisme mâtiné de non-violence, s’est jadis imposé au moyen d’un véritable génocide, tant physique que religieux, contre les autres peuples et cultes de la région, notamment les Bôn. Enfin, n’est-il pas symptomatique que le Dalaï Lama lui-même commence, lors de ses prêches en Europe et aux Etats-Unis, par demander à ses adeptes de redécouvrir leurs racines judéo-chrétiennes, avant d’espérer entrer dans un autre univers culturel et mental. Oublier ses repères ancestraux c’est donc être aussi moins capable de comprendre l’autre et de gérer la nouveauté, c’est aussi baisser la garde contre des mouvements moins généreux que le Bouddhisme, les sectes.

Deux conséquences a priori inverses : uniformisation et stimulation de l’originalité sous le coup de la concurrence.

La mondialisation, qui n’est d’ailleurs pas un événement nouveau dans l’Histoire, Fernand Braudel en a identifié d’autres par le passé notamment lors de la grande bascule entre la Méditerranée et l’Atlantique à l’orée des temps modernes, affecte les religions de deux manières apparemment inverses. D’une part, elle détruit l’originalité, fait chuter les petits cultes, peu voyants, détenteurs d’un trop court segment du marché mondial au profit de grandes Eglises qui maîtrisent les tenants et les aboutissants de ce marché et rationalisent leurs approches. Les religions traditionnelles, les cultes dits premiers sont les premières victimes de cette concurrence. Au sein des grandes familles religieuses, la famille musulmane ou la famille juive par exemple, on assiste à un lissage, à une uniformisation, à une homogénéisation. D’une certaine manière, le choc des civilisations identifié par Huntington n’est pas autre chose que le dégât collatéral de la grande guerre civile et culturelle interne au monde musulman dont sont d’abord victimes les groupes islamiques minoritaires rapidement qualifié de traîtres ou de relaps parce que leurs croyances ou leurs pratiques sont différentes de la norme la plus courante.

La mosaïque religieuse du Proche-Orient, notamment en Irak, est la première victime de ce gigantesque effort de normalisation. Les chrétiens sont condamnés à l’exil puis les communautés religieuses intermédiaires comme les Yazidis sont prises comme objectif. En Asie du sud-est, des cultes qui se revendiquent de l’Islam mais qui ne préconisent ni la circoncision, ni l’interdiction de la consommation du porc, ni le voile sont de plus contestés voir menacés par un Islam n’importation plus récente, financé par les monarchies du golfe. Même chose quand on dynamite les antiques mosquées bosniaques ou albanaises en vue de la reconstruction de bâtiments en béton payé par l’Arabie Saoudite. En même temps que le lieu de culte, se sont les Imams qui sont aussi changés et donc la transformation d’une religion au départ tolérante en une forme plus radicale. Le même exemple pourrait être donné pour l’Inde. Le président BJP (nationaliste hindou) du Gujerat a utilisé les pogroms anti-musulmans (1000 morts), dont il fut un des principaux organisateurs, comme un instrument de pouvoir. De même, les meurtres de musulmans à Mumbaï (Bombay) en 2000, puis les attentats à la bombe anti-hindous, furent organisés par des mafias criminelles à base confessionnelle afin de rompre les ponts, notamment culturels, qui existaient entre les communautés.

L’exode, plus ou moins forcé, de multiples communautés juives orientales a conduit à un appauvrissement de la diversité religieuse dans les pays dont ils étaient originaires : Inde, Yémen, Iran, Ethiopie… Même reconstituées dans l’Israël moderne, ces communautés ont du mal à survivre et à conserver leurs particularités. Elles sont mêmes parfois en butte au grand rabbinat qui conteste soit leur judaïté, soit leurs usages. Les Samaritains sont eux-mêmes déchirés entre la Cisjordanie, où ils bénéficient d’ailleurs d’un député au conseil palestinien, et Israël où l’intégration dans le Judaïsme est présenté comme objectif par le haut rabbinat. Comme dans l’économie, la concurrence produit donc à la fois des faillites et des concentrations horizontales.

A l’inverse, comme on l’a vu pour le Catholicisme, la concurrence produit parfois un coup de fouet, une réaction et une reconquête de « parts de marché ». Encore faut-il être sûr du phénomène. Ainsi, on note tant en Sibérie, en Asie centrale qu’en Amérique du Sud un retour en force du chamanisme. En réalité, le chamanisme traditionnel disparaît peu et peu, en général à la mort de ses derniers représentants, et ce que l’on voit réapparaître au Mexique ou au sein de l’ancien empire soviétique est en rupture avec le passé. Beaucoup de chamans sont autoproclamés, ils ne proviennent pas d’une communauté et les cultes sont même parfois organisés spécifiquement pour les étrangers, voire pour les touristes. En général, ce chamanisme est de création récente et il accompagne la renaissance de certaines communautés mais sans solution de continuité avec le passé, parlons donc de néo-chamanisme.

D’un autre côté, l’ouverture du marché créé des espaces pour les mouvements religieux émergeants et donc les sectes. Ceux-ci bénéficient de la perte des repères, du manque de culture religieuse qui fait que les victimes ne peuvent juger le fond, et du relativisme culturel qui fait que désormais tout vaut tout. De plus, l’exigence est forte dans les sectes alors que les religions installées tendent à demander de moins en moins aux fidèles, afin de « s’adapter au monde moderne », tendance déjà identifiée il y a près d’un siècle par Max Weber dans sa définition des sectes et des Eglises. Mais cela se révèle « économiquement » pour les Eglises un mauvais calcul.

Contre le relativisme : les religions ne sont pas égales face à l’idée de progrès.

Le relativisme culturel qui a fait tant de mal depuis les années 60, et certes pas seulement dans le domaine spirituel, empêche de voir les mouvements qui sont à l’œuvre au sein des religions et le fait qu’elles possèdent de grandes différences entre elles. Pourtant, on noie tout sous le terme vague « du religieux ».

C’est que les religions ne sont pas égales. On ne parle certes pas ici de leur intérêt en soit, voire de leur dignité mais de leur volet opératoire. Une religion, comme tous les systèmes de valeurs, ouvre de manière différente le champ des possibles et elle conditionne le système de pensée d’une civilisation, ce que Michel Foucault aurait appelé une épistémè. Parfois même, elle créé des blocages conceptuels. Encore faut-il d’ailleurs qu’elle accepte la notion de progrès et l’usage de la Raison.

Ainsi, on pense de plus en plus que la religion et la philosophie grecque, loin d’avoir anticipées la science, auraient au contraire retardé son avènement du fait même de leurs logiques internes. La philosophie grecque rejette en effet l’idée de progrès au profit d’un éternel recommencement. Les dieux sont conçus comme très éloignés du monde, un monde incréé et permanent. L’idéalisme platonicien attribue le mouvement des corps à des « motifs » et non à des « causes », ce qui a constitué durablement un empêchement au développement de la pensée scientifique, limitation qui a ensuite été transmise à Byzance et à l’Islam où les manuscrits grecs avaient été pieusement protégés. Là où il avait été précieusement conservé par les copistes, notamment dans le monde arabe, « le savoir grec était une barrière » qui étouffa selon l’américain Rodney Stark les progrès intellectuels. De même, la pensée d’Averroès contribua à fossiliser la recherche nouvelle au profit d’une fixité du système aristotélicien. Or, le Confucianisme, le Tao et même le Bouddhisme, pour des raisons proches, ont également freiné l’évolution de la pensée chinoise, par ailleurs fort raffinée. Les grands progrès enregistrés au XIVe siècle, époque où l’Empire du Milieu se lance par exemple dans de grandes expéditions maritimes, c’est l’époque des grande jonques, sont annihilés par une réaction confucéenne qui enferme le pays, interdit tout contact avec l’étranger et rend hérétique la navigation de haute mer.

Les épistémologues chinois actuels datent du retour du Christianisme en Chine, d’abord au XVIe puis au XIXe siècle, l’explosion des premiers verrous qui y empêchaient les progrès de la science. Avant, ce n’est pas que les Chinois ne voulaient pas faire de science, il ne leur venait pas à esprit qu’elle fut possible, voire ils la méprisaient comme une approche trop naïve de la complexité du monde.

Sont donc visées par là toutes les religions qui subordonnent l’individu au groupe, les droits de la personne aux obligations collectives et surtout qui affichent ouvertement un modèle fixiste de société. Finalement, ce sont des religions qui se rejettent elles-mêmes hors de l’Histoire. C’est le cas pour la Chine mais aussi pour l’Islam dont le droit et des pans entiers de la pensée ne visaient qu’à maintenir l’existant, un existant référencé uniquement aux textes sacrés.

Rodney Stark, dans un ouvrage récent et décapant[7], montre au contraire - et il combat là une des plus fortes idées reçues en Occident – combien le Christianisme a été lui-même capable d’évolution. C’est ce qui lui a permis d’être pour la société un moteur de changement par le fait même qu’il établissait la primauté de l’individu et de l’individualisme sur le groupe. Depuis les pères de l’Eglise, la Raison est également mise en exergue dans une perspective de progrès. Religion incarnée, religion de l’Histoire, le Christianisme ne vise donc pas le maintien mais l’évolution dans un objectif de perfection. En ce sens, Auguste Comte, Hegel puis Marx, même apparemment débarrassés de toute conjecture religieuse, ont créé des systèmes éminemment chrétiens qui tous s’inscrivent dans une progression historique, visent un stade supérieur via une parousie qu’on peu appeler Révolution si on veut, et prône l’usage de la raison scientifique pour y accéder. Ce n’est pas très différent de saint Thomas d’Aquin.

C’est ainsi que de plus en plus de chercheurs expliquent les progrès de l’Europe au Moyen Age puis à l’époque moderne par son caractère chrétien. Christianisme qui, à cause des valeurs qu’il véhiculait mais aussi de la manière dont il structurait la pensée, a donné à l’Europe un avantage concurrentiel face aux autres continents, un avantage illustré par l’abolition précoce de l’esclavage, les progrès scientifiques et techniques dû à l’usage de la Raison, la définition progressive des droits de l’individu donc une limitation de ceux de l’Etat, la théorisation de l’Etat de droit et enfin par une expérimentation du capitalisme beaucoup plus ancienne et liée à la religion qu’on ne l’a longtemps écrit. En effet, c’est au sein des réseaux formés par les grands monastères clunisiens et cisterciens que le capitalisme a été expérimenté. Pour gérer leurs exploitations, ces religieux avaient dû très tôt résoudre des problèmes concrets mais aussi conceptuels relatifs à la productivité, à la logistique, à la spécialisation donc à la division du travail au sein d’un réseau ou à l’utilisation des revenus, ce qui revenait à réfléchir à la question du crédit. Dès le XIIIe siècle, les théologiens chrétiens avaient posé le débat et tranché la question du prêt à intérêt donc celle de la gestion du risque et de l’investissement qui sont à la base du capitalisme. Longtemps avant Adam Smith, saint Albert le Grand avait théorisé les notions de « juste prix » et « d’intérêt légitime », développé après lui par saint Thomas d’Aquin. L’Islam, au contraire, comme l’affirme Maxime Rodinson, n’a jamais jusqu’à aujourd’hui reconsidéré ses règles en la matière.

Evangélisme et succès américains en Afrique. Une alternative chinoise ?

La République laïque, même laïcarde, aida en Afrique les pères blancs, le père de Foucauld et monseigneur Tisserand, parce que la religion était conçue comme une force de pénétration. Les Etats-Unis ne procèdent pas différemment aujourd’hui tant la coordination est visible entre les objectifs des autorités américaines, les projets de développement aux buts biens intéressés (conditionnés par exemple par l’abandon de l’enseignement de la langue française), ceux de certaines ONG confessionnelles et enfin l’implantation croissante des Eglises évangéliques. Après l’Afrique de l’Ouest, c’est aujourd’hui au tour de l’Afrique centrale et notamment de l’ex-Zaïre d’être visé. La RDC est d’ailleurs le pays d’Afrique qui connaît aujourd’hui le plus de cultes nouveaux et cette prolifération n’est pas sans rapport avec la convoitise que suscite son riche sous-sol. Des religions apparues dans les pays voisins gagnent les espaces frontières, les mêmes qui lui sont contestés notamment par l’Ouganda ou le Rwanda. Les conflits du Sierra Léone et du Libéria ont aussi été le théâtre d’une compétition religieuse en grande partie importée. A contrario, le développement de la démocratie au Bénin s’est accompagné de la reconnaissance du Vaudou comme religion officielle de l’Etat et il a vraiment joué un rôle stabilisateur et temporisateur tout en contribuant à créer une conscience nationale.

Il est ainsi patent que la religion, tant les religions anciennement présentes à l’image de l’Islam ou du Catholicisme que les cultes nouveaux, sont aujourd’hui en Afrique à la fois des enjeux géopolitiques mais aussi des moyens de pouvoir. Ils ne sont pas simplement des causes de conflits, la sociologie de ces phénomènes ne se réduit en effet pas au concept usé de « guerre de religions ». Ce sont aussi des systèmes de valeur qui dopent ou qui bloquent les progrès des sociétés locales.

Or, c’est justement là qu’intervient la toute récente présence chinoise en Afrique. Bien plus que l’Europe ou les Etats-Unis, la Chine est devenue en peu de temps un acteur incontournable dans ce continent jusqu’à contrôler le commerce, les entrées et sorties, voire même le système fiscal de plusieurs pays dans un système qui ressemble fort à la Ferme Générale de l’Ancien Régime français. Mais jusqu’à présent la Chine n’y propose pas de contre système de valeur à celui de l’Occident. Le Communisme, même dans sa version du développement équilibré façon Hu Jintao, n’a plus le vent en poupe en Afrique et le capitalisme pragmatique de Pékin est perçu pour ce qu’il est, c’est-à-dire une version encore plus débridée de celui des Etats-Unis. Aussi, cherche-t-on vainement dans l’offensive mondiale et africaine de la Chine l’équivalent d’une religion américaine ou même de l’Islam. Le Confucianisme n’est pour l’instant pas exportable en l’état et on ne prévoit pas qu’il le soit. C’est sans doute là le point faible de l’Empire du Milieu, un point faible à exploiter.


En guise de conclusion : le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe.

Il y a peu, un des plus grands scientifiques chinois écrivait le témoignage suivant qui contraste avec les déclarations un peu masochistes des Occidentaux sur le sujet :

« L'une des choses qu'on nous demandait d'examiner était ce qui expliquait le succès, et à vrai dire la position dominante de l'Occident dans le monde. Nous avons étudié tout ce que nous avons pu d'un point de vue historique, politique, économique et culturel. Au début, nous pensions que c'était parce que vous aviez de meilleurs canons que nous. Puis nous avons pensé que c'était parce que vous aviez le meilleur système politique. Ensuite nous nous sommes focalisés sur votre système économique. Mais au cours des vingt dernières années, nous nous som­mes rendus compte que le cœur de votre culture est votre religion : le Christianisme. C'est pour cela que l'Occident est si puissant. Le fondement moral chrétien de la vie sociale et culturelle a été ce qui a rendu possibles l'émergence du capita­lisme et ensuite la transition réussie vers une vie politique démo­cratique. Nous n'avons aucun doute la-dessus.»[8]

Le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe et la pertinence de leur rappel paraît donc clos par un savant chinois. Certes si le symbole est important, et d’une certaine manière c’est une sorte de devoir de mémoire, ce n’est pas là le plus important. En revanche, ce qui compte, c’est ce que ces racines peuvent encore apporter, de manière stratégique, à l’Europe à l’heure de la mondialisation et de la double guerre économique et culturelle qu’elle subit. Il ne s’agit pas de savoir si les traités européens vont mentionner ses / ces origines mais bien comment le peuple français et le peuple européen vont être capable de les utiliser comme un outil de puissance et de prospérité.

Lors de son entrevue récente avec Benoît XVI, une première réponse vient d’être donnée par le Président de la République, par ailleurs auteur d’un livre sur le sujet[9]. Derrière le débat sur la laïcité ou le dépoussiérage de la loi de 1905, l’insistance du Président sur la nécessité pour la France de disposer d’une majorité de croyants n’est pas qu’une posture de communication visant à se concilier les divers cultes. Nicolas Sarkozy a en l’espèce de la suite dans les idées. Mais en insistant, à son tour, sur les racines chrétienne de la France, il souligne que cet élément de son identité est essentiel à sa présence et à son influence dans le monde.

Frédéric Schwindt
Professeur agrégé - Docteur en Histoire
170e Session régionale de l’IHEDN (Metz-Nancy – 2007)

[1] Pascal Boyer, Religion Explained, New York, 2001.
[2] Frédéric Schwindt, « Rodney Stark et la sociologie religieuse américaine contemporaine – Une stimulation pour la recherche historique européenne », Revue de l’Histoire des Religions 224, 1/2007, p.61 à 81.

[3] Fenggang Yang, « The Red, Black and Gray Markets of Religion in China », Paper presented at the Annual Meeting of the Society for Scientific Study of Religion, Norfolk, Virginia, 2003.
[4] Peter L. Berger, La religion dans la conscience moderne – Essai d’analyse culturelle, Paris, Editions du Centurion, 1971. Peter L. Berger (Ed.), Le réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001.
[5] Massimo Introvigne & Rodney Stark, « Religious Competition and Revival in Italy: Exploring European Exceptionalism », Interdisciplary Journal of Research on Religion, Volume 1, 2005, Article 5.
[6] Frédéric Schwindt, La communauté et la foi : confréries et société à l’ouest de l’espace lorrain (Vers 1450 – Vers 1850), thèse de doctorat sous la direction du professeur Louis Châtellier, Université de Nancy 2, 2004.

[7] Rodney Stark, Le Triomphe de la Raison – Pourquoi la réussite du modèle occidental est le fruit du Christianisme, Traduction de l’anglais (américain) par Gérard Hocmard, Paris, Presses de la Renaissance, Mars 2007
[8] Cité dans : David Aikmann, Jesus in Beijing : How Christinity Is Transforming China and Changing the Global Balance of Power, Washington DC, 2003, p.5.
[9] Nicolas Sarkozy, Thibaud Collin & Philippe Verdin, La République, les religions, l’espérance, Paris, Pocket, 2005.

lundi 8 juin 2009

3eme colloque international de pathographie, Bourges – 3 au 5 avril 2009
sous la direction du docteur Philippe Charlier.

Le corps des pauvres
Une affaire de résurrectionnistes en Lorraine à l’époque de Louis XIV
Par Frédéric Schwindt

Le Transis de Ligier Richier (Bar-le-Duc – XVIe siècle)

Michel Vovelle racontait qu’étant en train d’achever un ouvrage sur l’histoire de la mort, il était tombé il y a quelques années sur les jeux vidéo de son petit-fils ou de son petit-neveu et qu’il y avait décelé de nombreuses similitudes avec l’époque moderne. A l’inverse de Philippe Ariès qui voyait dans l’histoire du rapport à la mort une évolution linéaire, Michel Vovelle en a tiré une vision cyclique. Les écorchés de l’exposition à scandales de Gunther von Hagen[1] ressemblent ainsi beaucoup aux productions en cire du jésuite italien Gaetano Zumbo (1656-1701). Aujourd’hui se fermerait la boucle commencée au XVIIe siècle.

En contrepoint des exemples fameux de la pathographie qui étudie le corps des personnages célèbres parce qu’ils sont bien documentés, d’autres sources traitent des gens ordinaires. Bien sûr, on connaît l’exemple du Grand Châtelet et de son recueil de 1500 expertises répartie entre le XVIIe et le XVIIIe siècle qui a inspiré Jean-François Parot et permis à trois historiens de rédiger une véritable anthropologie de la violence par arme blanche à Paris[2]. Mais en Province, les fonds des prévôtés[3], des bailliages mais aussi des simples justices seigneuriales regorgent de procès verbaux. Il s’agit en général de simples comptes rendus des levées de corps mais on y trouve aussi de réelles autopsies réalisées à la demande des juges, des procureurs voire des familles. A la limite de la Lorraine et de la Champagne, à fin du règne de Louis XIV, la petite seigneurie de Couvonges, propriété de la famille de Choiseul-Stainville livre ainsi, parmi d’autres et dans le désordre, la visite du corps d’un manouvrier tombé d’une échelle et celle très émouvante de l’enfant battu âgé de dix ans d’un vagabond[4].
Un père, visiblement sans autre famille, travaille de manière itinérante et passe de village en village. C’est l’hiver, il fait froid - nous sommes en 1694 en plein dans le petit âge glaciaire de la fin du règne de Louis XIV. L’homme et son fils marchent dans la campagne. Arrivé à l’étape, il confie le garçonnet à des particuliers qui le veillent pendant plusieurs jours mais ne peuvent empêcher son décès. Ils contactent alors la justice, émus par les souffrances de l’enfant mais aussi pour ne pas être éventuellement accusés d’une quelconque responsabilité. Un médecin constate bien des marques de coups mais il impute le décès à l’état général de l’enfant qui souffrait de fièvre, peut-être de tuberculose, et surtout visiblement de la faim. Interrogé par le juge, le père dément toute violence si ce n’est quelques légers soufflets sur la joue afin de leur faire avancer. La comparaison des résultats de l’autopsie et des déclarations du père semble lui donner raison et aucune procédure n’est engagée contre lui.
Les hasards de la conservation des archives ont surtout conduit jusqu’à nous un dossier complet, celui d’une affaire de résurrectionnistes qui a elle seule montre l’intérêt des sources locales.

Le lieu : un espace doublement ou triplement de frontière.


L’époque de cette affaire, l’hiver 1704 en pleine guerre de succession d’Espagne, et le lieu ne sont sans doute pas anodins. Il s’agit d’un espace qui est à plusieurs titres frontalier. L’Histoire commence à la limite du royaume de France, province de Champagne, et de la Lorraine. Les duchés qui ont été à plusieurs reprises occupés depuis la guerre de Trente ans ont retrouvé depuis peu (1697) leur autonomie et surtout leur famille régnante avec le retour du duc Léopold.


Mais le Barrois dit mouvant, parce qu’il relève en droit féodal de la couronne, reste largement dans l’orbite française, notamment sur le plan judiciaire puisqu’il relève en justice du parlement de Paris.


La région est en réalité un imbroglio de territoires où se mêle limites politiques, limites administratives et limites religieuses. Le crime dont on va parler ici relève en effet aussi des tribunaux religieux, les officialités.


Couvonges, le lieu du drame, Revigny, Mogneville et Mussey, où habitent les protagonistes sont dans le diocèse de Toul mais très près de ceux de Reims, Châlons et Verdun. En cas de fuite, comme dans les séries télévisées américaines, la frontière n’est pas loin et s’il y a des experts, nous le verrons, il n’y a pas de FBI.
Eglise Saint-Brice de Couvonges – Façade sud (Source : Mairie de Couvonges – Photo. Pierre Rozès).

Un corps a disparu[5].

Le samedi 22 février 1704, le procureur fiscal de la Justice de Couvonges se rend chez son collègue, Claude Thomas, lieutenant en la Haute Justice, habilité à décider les poursuites en matière criminelle, afin de lui rapporter la plainte d’une certaine Marguerite Baudesson[6]. Celle-ci est la veuve de Jean Pierson, un habitant de Couvonges, qui a été alertée par la rumeur publique selon laquelle la terre de la tombe de son mari aurait été remuée. Les passants constatant que « la fosse ou est enterré ledit Pierson estant beaucoup avallée », cela donne l’idée à la veuve de la faire sonder avec un bâton ferré afin de voir si on n’avait pas exhumé le corps[7]. Or, c’est bien ce qui est constaté. Sur ce, Marguerite Baudesson affirme être déjà au courant de la rumeur qui circule sur le nommé Flisse[8], un chirurgien de Revigny qui aurait « travaillé depuis peu de temps à faire une anatomie et dissection sur un cadavre humain ce qui donne lieu de croire que se peut estre ledit deffunt son mary ».

Extrait de la carte de Cassini (Carton de Toul – 1750)

L’information circule vite, il n’y a que 7 kilomètres, moins de deux lieux entre les deux localités. La veuve demande donc au procureur fiscal de faire ouvrir la fosse afin de procéder aux constatations légales qui seules permettront d’agir. Celui-ci s’exécute en présence du curé Foureaulx, qui désormais est au courant de l’affaire[9], de son greffier Mourot[10] et de plusieurs particuliers de Couvonges. Deux fossoyeurs, Pierre Cousin et François Regnard, se chargent de la tâche pour la somme de 18 gros. Le corps est bien porté manquant dans le cimetière qui entoure l’église : « Il ne restoit que les planches du cerceüil. » Surprise ! Marguerite Baudesson « ne veut se rendre partye faisant seulement dénonciation audit procureur auqel avoit permis de se pourvoir comme il trouvera à faire ». La veuve adopte donc une attitude ambiguë face à la justice. Elle souhaite récupérer le corps de son époux mais ne paraît pas choquée par l’exhumation elle-même. Mais méfions nous, la source que nous suivons est judiciaire et elle laisse peu de place aux sentiments. Mais reprenons la suite des investigations en suivant pas à pas le procureur.

Le mort et les débuts de l’enquête[11].

Entre le 22 et le 26 mars 1704, Claude Thomas informe à nouveau le lieutenant de l’état de ses recherches. Jean Pierson dit Vivant (surnom qui prend ici une connotation toute particulière), manouvrier de son état (un élément à prendre en considération, il ne s’agit pas d’un notable loin s’en faut) est mort le 27 février précédent « d’une fièvre continue après 6 jours de maladie, a recu les sacrements et a été inhumé dans le cimetière de Couvonges le lendemain de son décès »[12]. Trois jours après, il a été exhumé et emporté par des inconnus, ce qui doit nous amener au 2 ou 3 mars. L’inspection de la fosse en présence du procureur a lieu le 22, comme mentionné plus haut[13], mais avec l’indication supplémentaire que s’il ne reste que les planches du cercueil, le « linseuille » lui a bien disparu.

Cimetière autours de l’Eglise Saint-Brice de Couvonges (photo F.S.).

Pour la seule fois de l’enquête, le curé n’ayant pas même protesté devant le sacrilège, le procureur fiscal Lierret se laisse aller contre les profanateurs. Alors qu’il n’y a « rien de plus sacré qu’un cimetière », il qualifie d’action criminelle les faits qui « attentent à l’autorité ecclésiastique et séculière ». Il faudra rapprocher cette déclaration du résultat final de l’affaire. Le juge titulaire, Claude Vigoureux (autre patronyme connoté) décide donc de convoquer les témoins pour le samedi 29 mars à 9 heures du matin. Il confie l’information lancée contre le chirurgien Flisse, Nolin, fils du sieur Nolin médecin, et Edme Herque, tous demeurant à Revigny (le dernier au domicile de Flisse), à César Serre, avocat ès sièges de Bar[14].
Juste une petite parenthèse pour rappeler qu’il n’y a alors pas de croix plantées dans les cimetières, encore mois de monument sur la tombe des humbles qui n’ont pas l’honneur d’être inhumés ad sanctos, c’est-à-dire dans l’église. Mais des inscriptions, des noms, des signes gravés sur le mur extérieur, et c’est le cas à Couvonges, permettent aux initiés et aux fossoyeurs de retrouver l’emplacement de telle ou telle famille. C’est le patois des croix jadis étudié par Serge Bonnet.

Enquête de voisinage[15].

Le sergent de le Haute Justice de Couvonges est donc venu prévenir plusieurs habitants qu’ils allaient devoir déposer et, chaque fois, il justifie cette convocation : Christophe Gibrat, pour s’être confié à sa mère, Nicolas Gaviot, qui a parlé à sa femme, Nicolas Lallemant, on ne sait hélas pourquoi, Jean Saintot, qui a discuté avec sa fille, et enfin Claude Toussaint et sa femme, qui se sont livrés devant leur garçon (lequel ne doit pas avoir plus de 4 ou 5 ans). Une enquête de voisinage a donc précédé le lancement de l’information et on peut retracer en partie la manière dont l’information a circulé et comment elle est revenue au procureur fiscal. Cependant, la liste des témoins qui déposent effectivement est un peu différente. Nicolas Lallemant ne se présente pas et nous n’avons aucun élément pour l’identifier. En revanche, Cesar Serre fait citer Nicolas Moat qui habite chez Flisse. Les recherches se sont donc poursuivies depuis le 26 mars. L’interrogatoire s’achève sur la mention d’un 8e témoin, le maître d’école Jean Mairot que l’avocat aurait voulu faire parler, mais aucune note n’a été prise. Sans doute, attendait-on une nouvelle occasion de le questionner mais l’entretien n’aura jamais lieu. En revanche, la volonté de l’enquêteur de l’entendre est sans doute à l’origine d’un rebondissement dans l’affaire. Mais patience.

Une charrette et un homme en noir.

Christophe Gibrat dépose le premier. Âgé de 25 ans, laboureur de son état à Revigny, il possède des chevaux et une charrette et assure de ce fait des transports pour des particuliers. Le lundi 3 mars (rappelons que Jean Pierson a été exhumé le 2 ou le 3), Louis Flisse, chirurgien, « fit marché avec lui de venir chercher un balot au bourg de Mognéville au domicile de Jean Bouquet, cabaretier, pour 4 francs barrois ». Arrivé sur les lieux, il trouve Bouquet avec un jeune homme habillé de noir qui le fait entrer dans la deuxième cour découverte du logis. On lui desselle ses chevaux avant de les conduire à une première écurie. Gibrat y retrouve le sieur Flisse qui lui demande de pousser sa charrette près d’une autre écurie, celle à main gauche, avant de lui dire d’aller au logis où on va lui servir à déjeuner et quelques verres de vin. Pourquoi attendre ? Pourquoi détacher les chevaux alors que la distance n’est pas si grande pour retourner à Mognéville ? Pourquoi écarter Christophe Gibrat de l’écurie ?

Maison ancienne – Rue principale de Mognéville (photo F.S.).

Lorsque celui-ci revient vers midi, la charrette est déjà chargée d’un ballot d’environ 3 pieds et demi de long enfermé dans un sac[16]. En bon enquêteur, Cesar Serre cherchera l’origine du sac. Louis Flisse se met à l’avant, le jeune homme en noir « a lui inconnu » à l’arrière et, de retour à Revigny, le jeune laboureur aide à décharger sans toujours remarquer quoi que ce soit ! Il est vrai que reconnaître un doute pourrait l’amener à se retrouver complice.

Une chaudière et un corps bouilli.

Un vigneron de 38 ans, Nicolas Moat, semble plus perspicace. Il habite, il est vrai, dans une chambre du corps de logis de Flisse et il n’est ni sourd, ni aveugle[17]. Selon ses dires : « On travailloit la nuit à la chambre haute dudit Flisse, on jetoit de l’eau dans la cour et on en portoit de l’autre dans ladite chambre. » Mieux, Moat confirme que le « bruit commun audit Revigny » est que le chirurgien faisait une anatomie d’un corps mort. Après la veuve Baudesson, femme de manouvrier, le vigneron est le deuxième à utiliser ce mot. Est-il de lui ? S’agit-il d’une traduction effectuée par l’avocat ou le greffier ? Peut-être le terme s’est-il répandu en même temps que la rumeur dans le pays de Revigny.
C’est uniquement suite à ces bruits qu’un deuxième vigneron de 50 ans, ou environ, Claude Toussaint, peut confirmer les informations du précédent. « Il a oüy dire depuis trois semaines en ce que ledit Flisse avoit fait plusieurs anatomies a paris et que recemment il avoit fait bouillir un corps mort dans une grosse chaudière laquelle il avoit empruntée a mademoiselle de Mussey qui gouverne la maison de monsieur de Longeville. » Comme le cabaretier de Mognéville, Mlle de Mussey ne sera pas interrogée. Néanmoins, le témoignage nous renseigne sur le sens du mot anatomie. Il ne s’agit pas d’une autopsie sauvage ou d’une simple dissection. Une chaudière (une grande lessiveuse sans doute) a été utilisé pour détacher les chairs (par ébullition) afin de confectionner un squelette (une anatomie humaine). Le mobile du crime apparaît plus clairement d’autant que Louis Flisse serait un habitué de ce genre de travaux. Peut-être est-ce tout simplement une commande en provenance de Paris, d’un particulier ou d’une faculté de médecine. A moins que ce ne soit pour son usage privé ou celui d’un de ses co-accusé : Nolin, fils de médecin (est-ce lui le jeune homme en noir, peut-être un étudiant en médecine) ou Edme Herque. L’épouse de Claude Toussaint, Madelaine Leclerc, 42 ans, répète les propos de son mari, notamment sur la rumeur qui court au Bourg de Revigny, mais elle ajoute avoir entendu Jeanne Saintot dire « que leurs cochons avoient mangé de la viande quils avoient trouvés dans un fumier ». Logiquement, Cesar Serre se tourne alors vers la famille Gaviot-Saintot qui est voisine des Flisse.

Un témoin nouveau : le cochon de Jeanne Saintot.

Nicolas Gaviot, 25 ans, lui aussi vigneron à Revigny, affirme que trois semaines auparavant, étant voisin de Flisse, « il a un petit port qui a détéré des ossements humains, des costes avec encore de la chair, ce qui l’obligea d’y accourir, le fit quitter et comme le bruit courrait quez Flisse a fait une anatomie d’un corps humain, il prit les dites costes fit un trou au devant du jardin dudit Flisse et les entera ». Après les signatures, le greffier a écrit une information supplémentaire : « A ajouté que la femme dudit Flisse le pria de luy montrer l’endroit, lui fit détérer, les met dans son tablier et indiqua qu’elle va les faire porter en terre sainte. » L’épouse du chirurgien a vu son voisin s’activer ou bien le fait lui est revenu aux oreilles. En tout cas, elle est au courant des activités de son époux. Soit celui-ci est négligent et il a oublié certaines parties du squelette à livrer, soit c’est une erreur au moment où « on jetoit de l’eau » dans la cour, soit, avec le développement de la rumeur, il entendait faire disparaître des preuves compromettantes.
C’est manqué car Jeanne Saintot, âgée de 21 ans, en a vu plus que mari Nicolas Gaviot. Elle a aperçu le porc traînant non seulement des côtes mais aussi « un gosier » trouvé dans « un fumier de Flisse » qui est placé dans leur propre cour. Le tout était enveloppé d’un linge, ce qui obligea son époux à courir après l’animal pour le lui arracher. Elle est au courant de la rumeur et a entendu les propos de la femme Flisse. Mieux, son père, Jean Saintot, un marchand de 48 ans qui est interrogé de concert, ajoute que celle-ci est venue le voir, parce qu’il avait été cherché des sacs à Villers-au-Vent, pour lui demander de lui en prêter un susceptible de contenir 6 minottes. Suite à la rumeur, le marchand s’est plaint au chirurgien en lui disant de garder le sac et de lui rendre simplement de la toile pour en faire confectionner un autre.
L’interrogatoire s’arrête là, sur la mention d’une 8e personne, le maître d’école Jean Mairot qui n’est pas présent et que personne ne met encore en cause. Les juges détiennent donc des informations qui ne sont pas inscrites au dossier mais il ne sera jamais questionné sur le fond. Flisse, Nolin, Herque, le cabaretier Bouquet[18], c’est-à-dire les accusés et leur complice ne sont pas entendus, la procédure n’est pas allée assez loin, et on ne recherche pas ce Nicolas Lallemant qui avait été convoqué.

Coup de théâtre : le corps réapparaît[19].

Le 1er avril, en d’autres circonstances la date pourrait être humoristique, le procureur fiscal doit prévenir le lieutenant qu’un fait nouveau s’est produit. Il a été averti que des quidams ont jeté par dessus la muraille du derrière de la cour du curé Foureaulx un sac lié avec une corde. Le prêtre y a trouvé des ossements humains et a fait appeler le procureur. Les deux officiers se rendent aussitôt au presbytère de Couvonges et ils désignent deux habitants, Jean Estienne et Jean Petion, afin d’expertiser le contenu du sac après avoir prêté serment. Pourquoi deux particuliers ? Peut-être ceux-ci ont-ils quelques compétences mais c’est dans doute parce que les juges n’ont pas confiance dans les médecins et chirurgiens du voisinage. Le procureur fait également appeler Marguerite Baudesson pour « estre présente a la recognoissance desdits ossements ».
Devant la veuve, le curé, les deux officiers et plusieurs autres personnes, les deux « experts » examinent le sac, le vident et confirment qu’il s’agit bien d’ossements humains. Aussitôt, le lieutenant assermente le prêtre qui jure n’être au courant de rien, ni comment et par qui le sac a bien pu arriver là. Il était au lit mais croit avoir entendu des bruits à minuit passé en direction de la porte de sa cour (dans ce cas la porte a été ouverte et cela incriminerait un de ses familiers). Le matin, c’est son neveu Nicolas Delabas qui ouvre la porte, oh surprise, au maître d’école Jean-Guillaume Mairot, lequel aperçoit immédiatement le sac.
Candide, Delabas lui demande d’ailleurs si c’est lui qui l’a déposé et, devant la dénégation du recteur, il décide d’aller chercher le curé. Celui-ci prévient alors le procureur sans en parler, précise-t-il, à personne. Mais tout le monde est bien sûr au courant !
Attardons-nous un peu sur le maître d’école, lui que l’on veut interroger et qui deux jours après est présent fortuitement lors de la découverte du corps. Dans un petit village de l’époque moderne, un recteur d’école n’est pas seulement un instituteur, c’est aussi l’homme de confiance du curé et de la communauté. Il organise les cérémonies, tient à jour les registres et les comptes de la fabrique ou des confréries et gère parfois le cimetière quant il ne sert pas de fossoyeur. Il pouvait facilement identifier un corps utilisable. Les silences du curé et l’attitude sommes toutes bizarre du maître laissent à penser qu’il n’est peut-être pas étranger à l’affaire, sinon à son commencement ou moins à son dénouement (et dans ce cas peut-être à la demande du curé).
Les deux experts tirent les os du sac et, à la demande de l’assistance, ils « composent » un corps constitué de « tête, bras, jambes, dos, costes et autres os... ». Le greffier rappelle que sur la plainte de la veuve Baudesson, dont le mari était décédé depuis un mois et dont le corps avait été exhumé par des particuliers inconnus « a quelque dessein quelle ignoroit », le procureur fiscal avait été obligé de commencer une procédure extraordinaire pour découvrir les auteurs des faits et les punir.
Mais un nouveau retournement se produit. La veuve venue pour la reconnaissance indique alors que « les ossements ayant été rapportés, elle se déporte de sa plainte estant persuadée que ceux qui l’avoient exhumé de l’avoit pas fait a mauvaise fin consentant a cet egard quil en soit prononcé la décharge »[20]. Elle demande néanmoins que l’on procède immédiatement à la lecture publique d’une missive trouvée dans le sac en même temps que les ossements et que celle-ci soit jointe au procès-verbal déposé au greffe. Le greffier arrange t-il ses mots ou bien tient-elle réellement ces paroles ? Voilà en effet un langage bien juridique dans la bouche d’une femme de manouvrier[21]. Serait-elle déjà, avant tout le monde, au courant de la teneur de la lettre ? C’est possible car celle-ci est libellée en des termes très voisins.

Les excuses d’un des auteurs ou un enlèvement fait à bonnes fins[22].

La lettre est en fait une feuille pliée à la façon d’une enveloppe, cachetée de cire rouge, et écrite en grosses minuscules de façon peut-être à cacher l’écriture réelle de son auteur. Si on l’a compare aux autres pièces du dossier, elle compte de nombreuses fautes d’orthographes, même pour l’époque :

« A monsieur
Monsieur Fourot très
digne prestre et curé
de Couvonges à Couvonges

Monsieur,

Ces lignes sont pour vous assurer de mes tres humbles respects
et vous vous dire quil ma esté ordonne et confesse de remettre
les os du sujet qui a esté enlevé du Semetier de
couvonges vostre paroisse audit Semetier, lesquels je vous prie
de vouloir bien les faire remettre dans le tombeau avec
les ceremonies de leglise conformement a ce qui avoit esté
fait auparavant je ne manquerés pas de vous faire paier et
rembourcer de tous les frais ensemble de vos honnoraires. Quant
aux chaires je vous jurre quelles ont estée remises dans un lieu Saint,
je vous assure que cet enlevement na esté fait qua bonne fins et
la veuve ne doit nulement sans chagriner dautant que lon a
fait dire plusieurs messes pour le repos de son ame ce que l’on
fera encore. je part pour aller en Savoie ou jespere
passer la Campagne. Quant je seré de retourd je ne
manquerés pas davoir lhonneur de vous veoir pour vous
esclaircir de tout afin de vous faire Connoistre la raison
pourquouy cette entreprise a esté faite et pour quelles raisons
qui ne tendent a aucuns mal au contraire pour un
bien util au publique Cest la grace qui espere celuy qui
ose prendre la liberté de le dire encore quil ait assé
de malheur de ne pas estre connu de vous.

monsieur

a chaâlons ce dernier
mars 1704
Votre tres humble
et tres obeissant serviteur
edme de herque »

Enterrement de l’affaire et de Jean Pierson.

Le départ de Herque pour une cause extérieure, s’il est bien parti pour la Savoie, arrive bien à propos pour défausser Flisse et consorts. Le lieutenant ordonne donc la réinhumation immédiate des restes de Jean Pierson dans sa fosse du cimetière de l’église de Couvonges, avec la pompe requise par la qualité du défunt. Le curé y procède en présence des officiers et du maître d’école avant que ne soit décidée le principe d'une messe haute de requiem le lendemain même, 2 avril 1704, pour le repos du défunt (lequel a en effet mérité un peu de tranquillité). Le procureur fiscal avancera les frais. Tous signent le procès-verbal sauf la veuve qui ne sait pas écrire mais, après la lecture de l’acte, le procureur pris d’un remord fait jurer au maître d’école qu’il n’est pour rien dans l’affaire et qu’il n’est au courant de rien d’autre : « s’y ce nest pas de son fait ou par quelques autres voyes quil cognoisse que ledit sac a esté mis dans la cour du Sr Fouraulx ». La procédure s’arrête là.
Même si Jean-Guillaume Mairot et Nicolas Delabas sont effectivement innocents de tout, on peut imaginer une sorte d’accommodement dans lequel le curé aurait pu jouer un rôle : une remise discrète des restes de Jean Pierson, des excuses, le départ inopiné d’un des protagonistes, le refus de la veuve de porter plainte. Ce serait un scénario plausible. Peut-être même cette dernière a-t-elle reçue un dédommagement ou était-elle dés le départ au courant et fut simplement obligée, devant la rumeur publique, de se porter devant le procureur. On ne recherche pas non plus Edme Herque parti suivre la campagne en Savoie, sans doute des combats consécutifs à la guerre de succession d’Espagne. Malgré son orthographe approximative, il se pourrait qu’il s’agisse d’un médecin ou d’un chirurgien militaire. On sait que d’importants régiments sont stationnés dans région (Bar, Beauzée, Saint-Mihiel) et que les compagnies sont réparties dans les villages au grand dam des habitants qui se plaignent pour leurs filles d’un trop grand nombre de naissances illégitimes[23].

Conclusion : Interprétations d’une exhumation au début du siècle des Lumières.

La mort ne s’estompe pas au XVIIIe siècle. Le Barrois de 1704 où est localisé Couvonges n’est pas encore remis de la saignée à blanc de la guerre de Trente ans et il a seulement commencé, voilà une génération, une lente reconstruction qui ne s’achèvera que dans les années 1720-1730. La croissance agricole que l’on observe ensuite n’a pas encore pu allonger l’espérance de vie, deux tendances positives remises en cause par les guerres de la fin du règne de louis XIV, la difficile année 1696, ici très nette, et bientôt le grand hiver 1709. Nous sommes encore à l’âge classique et au cours du siècle à venir, la raison conquérante ne va pas faire disparaître le thème macabre. De nombreux auteurs ont en effet souligné que, par bien des aspects, le XVIIIe siècle prépare dans ce domaine Mary Shelley puis l’âge romantique. On remarque même le développement d’une angoisse nouvelle[24]. L’ouest de la Lorraine n’a d’ailleurs jamais connu autant de fondations de confréries des morts qu’à cette époque[25].
En revanche, l’évolution du rapport au « corps mort », selon la terminologie utilisée à de nombreuses reprises dans le dossier judiciaire présenté plus haut, demeure ambivalente. A l’exception du procureur, garant de l’ordre public, personne ne paraît vraiment choqué de l’exhumation sauvage de Jean Pierson, pas même sa femme. Lui seul, et non pas le curé, invoque une atteinte à l’autorité ecclésiastique. L’officialité ne semble pas avoir été prévenue. Il s’agirait, pour paraphraser le droit canon, d’un problème de discipline et non purement de religion. Il suffit de remettre les choses en place, le corps dans sa fosse, d’assister à quelques messes (autre manière de remettre symboliquement tout en ordre) et le problème est réglé. D’ailleurs, la vue d’un cadavre ou des ossements ne choque pas au XVIIe siècle et encore au XVIIIe comme l’on rappelé de nombreux auteurs à commencer par Philippe Ariès[26]. Leur exposition ne provoque pas scandale. Ainsi, les Meusiens d’aujourd’hui peuvent toujours admirer le célèbre ossuaire de Marville[27]. De même, leur destruction ne provoque pas de réaction. A l’époque de Louis XVI, on pourra faire raser le cimetière des Innocent à Paris, pourtant utilisé depuis cinq siècles, et reconstruire dessus sans affronter aucune émotion. Il en aurait été tout autrement quelques décennies plus tard. Mais déjà au XVIe siècle et au début du XVIIe, on notait dans la Bretagne d’Alain Croix une certaine désinvolture vis-à-vis des tombes, des restes et des ossements. Les habitants n’hésitaient pas à relever des corps auxquels de la chair restait attachée[28]. Ariès compare d’ailleurs cette attitude au retournement des morts à Madagascar.

La Peste de Zumbo (fin du XVIIe siècle)

Dans les dernières années du XVIIe siècle, Paris connu d’ailleurs les productions d’un prêtre italien dénommé Zumbo (mort à Paris en 1701) qui était l’auteur de célèbres « théâtres de corruption en cire ». Dès 1695, Zumbo travaillait d’ailleurs à la conservation des têtes et des corps, notamment celui d’une femme enceinte destinée à de prestigieux commanditaires. Mais son œuvre la plus célèbre, mentionnée par Sade, reste La Peste :

« On peut y voir un sépulcre empli de cadavres à divers stades de la putréfaction, de l’instant de la mort jusqu’à la destruction totale de l’individu. Cette œuvre sombre a été exécutée en cire colorée imitant si bien le naturel que la nature ne saurait être plus expressive ni plus vraie. L’impression est si forte face à ce chef-d’œuvre que les sens semblent se donner l’alarme l’un l’autre : sans le vouloir on porte la main à son nez. » - Sade, Juliette.

Le chirurgien Flisse et ses collègues ne paraissent d’ailleurs pas s’être beaucoup cachés. On connaît sa réputation « à Paris » et la rumeur va bon train. On observe au passage très bien comment circule l’information, faite de constatation de visu, de propos entendus et de suppositions du mari vers la femme, des parents vers les enfants, de la fille vers le père ou entre voisins. L’enquêteur n’a qu’à remonter le fil de la transmission pour boucler son dossier. Assez vite les on dits circulaient d’un village à l’autre et sont revenus aux oreilles de la veuve.
Mais à qui profite le crime ou tout du moins quel était le mobile ? Ecartons l’occultisme au risque de voir assez vite intervenir la franc-maçonnerie, les templiers et bientôt Léonard de Vinci ou plutôt Ligier Richier et son Transis. Il semblerait que Flisse travaille à la production de squelettes, « d’anatomies », pour des clients extérieurs. Mais on s’interroge sur les « costes » qui ont échappé à son attention. L’ouvrage devait donc être incomplet. Si l’hypothèse est juste, il faudra expliquer l’intérêt de venir chercher un cadavre à la campagne et non pas dans une grande ville qui ne manque pas de corps disponibles, de condamnés ou d’inconnus. A l’époque cependant, la dissection était largement pratiquée en dehors des amphithéâtres[29]. Des amateurs entretenaient des cabinets d’anatomie où ils collectionnaient « des hommes en veines, en muscles ». A partir d’un fait divers, le marquis de Sade raconte d’ailleurs comment la marquise de Grange, séquestrée dans un château, parvint à s’évader et tomba par hasard sur un tel cabinet et un homme ouvert. Au temps de Diderot, l’Encyclopédie se plaignait qu’il n’y avait plus de cadavres disponibles pour la médecine et son enseignement, tant ils étaient accaparés par de riches amateurs. Cependant, nous ne sommes encore qu’au tout début du XVIIIe siècle. Si l’on suit l’enseignement d’Ariès, la fascination du corps mort « si frappante au XVIe siècle, puis à l’âge baroque, plus discrète à la fin du XVIIe » recommence « à s’exprimer avec l’insistance d’une obsession »[30]. Nous serions au moment où se produit justement le balancement.
On sait en tout cas que les vols de cadavres par les étudiants en médecine étaient fréquents. Les exemples semblent même se multiplier depuis la Renaissance, au point que des incunables comportent des illustrations montrant explicitement des ouvertures de tombes à la sauvette. Ceci dura très longtemps. Pendant 40 ans, de 1843 à 1880, une loi interdisant l’utilisation « des cadavres trouvés sur la voie publique ou d’individus décédés dans une institution subventionnée et non réclamés » aux fins d’enseignement causa une véritable épidémie de vols de corps dans les cimetières du Québec[31]. En 1878, le Granby Gazette et le Waterloo Advertiser rapportent ainsi une affaire d’exhumation similaire en tout point à celle de Couvonges.
Malgré les maladresses de nos comploteurs, ceci expliquerait l’existence d’un réseau et d’une logistique. Pratiquer à Revigny devait au moins avoir un avantage, celui d’une localisation à la frontière, à la limite des duchés et de la France et juste entre les diocèses de Châlons et de Toul. En cas de poursuites judiciaires et de fuite, le prévenu pouvait facilement passer d’un lieu à l’autre[32].
De Herque invoque de bonnes fins, une raison utile au public qu’il ne peut hélas détailler avant son retour. Sans doute s’agit-il seulement d’une excuse fallacieuse arrangée avec la veuve. Mais on devine l’existence d’un cénacle, disons un groupe de professionnels de la médecine qui a peut-être voulu tromper l’ennui de la Province (et pour l’un d’entre eux de la vie de garnison) par une autopsie. Jean Pierson est mort « d’une fievre continue ». Flisse, Nolin fils (et père ?), de Herque ont-ils voulu faire oeuvre de recherche expérimentale. Un demi-siècle après la mort de Molière, alors même que la Sorbonne n’accepte pas la théorie de la circulation sanguine de Harvey, l’argument serait intéressant mais le dossier est mince. Toutes ces questions demeurent donc sans réponses.
Le procureur fiscal est d’ailleurs insatisfait du résultat de l’enquête. Il n’a pu entendre les accusés, lui qui fut le seul à se dire scandalisé. A quelques jours de là, le 4 avril 1704, il instruit une affaire contre la même Marguerite Baudesson pour la curatelle de ses enfants mineurs, ce qui est l’occasion de dresser l’inventaire après décès de Jean Pierson, mort à présent depuis plus d’un mois[33]. Ce n’est peut-être qu’un hasard mais, à peine quelques jours plus tard, c’est au tour du cabaretier de Mognéville Jean Bouquet d’être visé par le procureur fiscal de la Justice de Couvonges. Mademoiselle de Mussey ne sera en revanche jamais interrogée sur ses liens avec le chirurgien Flisse et sur cette affaire de chaudière. Les sources judiciaires locales ne permettent pas d’aller plus loin. L’Histoire s’arrête.









La chronologie : Du 27 février (mort de Jean Pierson) au 1er avril 1704 (réinhumation du corps).

27 février : Mort de Jean Pierson.
28 février : Inhumation.
2 ou 3 mars : Exhumation clandestine.
Lundi 3 mars : Transport du ballot par Christophe Gibrat.
S’écoulent un peu moins de trois semaines pendant lesquelles la rumeur enfle.
Vers le 20 mars : Plainte de Marguerite Baudesson au procureur fiscal.
Samedi 22 mars : Rapport du procureur fiscal au lieutenant.
Entre le 22 et le 26 mars : Second rapport du procureur fiscal au lieutenant.
Mercredi 26 mars : Lancement par le juge de la convocation des témoins pour le samedi 29 mars à 9 heures.
Samedi 29 mars / 9 heures : Dépositions des témoins.
Dimanche 30 mars : Lettre de Edme Herque revendiquant les faits.
Mardi 1er avril : Découverte du sac et fin de la procédure.

Les protagonistes :

Marguerite BAUDESSON : Veuve du mort.
Jean BOUQUET : Cabaretier à Mognéville.
Pierre COUSIN : Fossoyeur. Vide la fosse du cimetière à la demande du procureur fiscal.
Nicolas DELABAS : Neveu du curé FOUREAULX.
Jean ESTIENNE : Habitant de Couvonges qui expertise les ossements.
Louis FLISSE : Chirurgien demeurant à Revigny accusé par la rumeur publique.
Femme FLISSE : Fait déterrer les côtes pour les porter en terre sainte.
Jean FOUREAULX : Curé de Couvonges.
Nicolas GAVIOT et ses cochons : Vigneron. Demeure à Revigny. 25 ans. Témoin N°5. A arraché quelque chose à ses cochons et l’a enterré.
Christophe GIBRAT : Laboureur à Revigny. 25 ans. Témoin N°1. A transporté le ballot de Mognéville à Revigny.
Edme de HERQUE : Habite chez le chirurgien Flisse. Mis en cause. Auteur de la lettre de revendication.
Nicolas LALLEMANT : Le témoin manquant.
Madelaine LECLERC : Femme à Claude Toussaint. 42 ans. Témoin N°4. A entendu dire.
LIERRET : ¨Procureur fiscal en la Haute Justice de Couvonges.
Jean-Guillaume MAIROT : Maître d’école de Couvonges. Témoin N°8 mais non interrogé. Soupçonné. Découvre opportunément le sac.
Nicolas MOAT : Vigneron à Revigny. 38 ans. Témoin N°2. Habite chez Flisse.
J. MOUROT : Le greffier de la Haute Justice.
Mme de MUSSEY : Gouverne la maison de Mr. de Longeville. A prêté la chaudière.
NOLIN : Fils du docteur Nolin médecin.
Jean PETION : Habitant de Couvonges qui expertise les ossements.
Jean PIERSON : Le mort.
François REGNARD : Fossoyeur. Vide la fosse du cimetière à la demande du procureur fiscal.
Jean SAINTOT : Père à Jeanne. 48 ans. Marchand. Demeure à Revigny. Témoin N°7. A prêté un sac à Flisse.
Jeanne SAINTOT : Femme à Nicolas Gaviot et fille à Jean Saintot. 21 ans. Témoin N°6. A vu ses cochons trouver quelque chose et a entendu dire.
César SERRE : Avocat ès sièges de Bar. Chargé de l’enquête.
Claude THOMAS (signe THOMMA) : Lieutenant en la Haute Justice de Couvonges.
Claude TOUSSAINT : Vigneron. Demeure à Revigny. 50 ans. Témoin N°3. A entendu dire.
Claude VIGOUREUX : Juge en la Haute Justice de Couvonges.
et le jeune homme en noir (Nolin, Herque ?).



[1] Exposition « choc » intitulée Körpenwelten (Univers des corps) qui présente une cinquantaine de cadavres écorchés conservés selon la technique dite de la « plastination » et qui a fait scandale au japon et en Allemagne. L’auteur qui se présente comme professeur aux Beaux Arts de Berlin est en réalité professeur à l’université de médecine légale d’Heildelberg.
[2] Pascal Briost, Hervé Drévillon & Pierre Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVIe – XVIIIe siècles), Seyssel, Champs Vallon, 2002.
[3] Hervé Piant, XXX.
[4] A.D. Meuse B 57.
[5] Archives départementales de la Meuse - Haute Justice de Couvonges - B 206.
[6] Pièce N°5.
[7] De manière exceptionnelle, l’ancien cimetière qui entoure l’église, construite sur une petite butte, a été conservé même s’il ne possède plus de tombe de l’époque de l’affaire.
[8] Les registres B.M.S. de Revigny ne commencent qu’en 1756 et l’essentiel des archives de la ville ou de la paroisse a disparu ce qui rend difficile l’identification du chirurgien Flisse. Dans la deuxième moitié du XVIIIe, au XIXe et au XXe siècle, on trouve néanmoins des Flize à Revigny (l’un d’entre eux, un notable décédé en 1959, fit les honneurs de la presse). Les archives de Meurthe & Moselle livrent également toute une dynastie de médecins et de chirurgiens (B 10489, D 45 & 85, 87 et G 265) présente à Toul ou à Nancy dans les années 1750-1780 et dont l’un enseigna la chirurgie à Nancy.
[9] Mais le cimetière entoure l’église où le prêtre doit officier plusieurs fois par jour. N’a-t-il pas été un des premiers informés ?
[10] Un homonyme du greffier se trouve être maître chirurgien à Couvonges mais il n’apparaît jamais au cours de l’affaire. A.D.Meuse – 19 E 140 – Fond du notaire Collot de Revigny (1704-1709) : en novembre 1704, celui-ci vend des biens à Jacques Michalot procureur postulant de Mognéville et à sa femme Marie Mourot.
[11] Pièces N°4.
[12] Les registres B.M.S. de Couvonges ne commencent qu’en 1756.
[13] Le dossier écrase un peu la chronologie car la veuve Baudesson ne se présente devant le procureur fiscal qu’au bout d’une quinzaine de jours, le temps nécessaire à la diffusion de la rumeur.
[14] Pièce N°4 bis. Bar = Bar-le-Duc (capitale du duché de Bar et du baillage du même nom).
[15] Pièce N°3.
[16] S’il s’agit du corps, rappelons que nous sommes encore en hiver, fin mars, et que les témoignages font état de températures assez rigoureuses (la petite ère glacière de la fin du règne de Louis XIV) ce qui ralentirait la putréfaction et expliquerait que Gibrat ne remarque rien. En revanche, la taille est inférieure à celle d’un corps, mais peut-être celui-ci a-t-il été replié sur lui-même.
[17] Un vigneron est un ouvrier agricole, un manouvrier, d’où la faiblesse des moyens dont il dispose.
[18] La justice n’aime pourtant pas les tenanciers de maisons de boisson accusés, souvent avec raison, d’accueillir tous les vices dans leurs établissements.
[19] Pièce N°2.
[20] Même si son époux était encore un jeune cadavre lors de son exhumation, c’est encore, et de manière classique, les os seuls qui comptent. De Herque dit, dans la lettre citée plus loin, pourtant que les chairs ont été inhumées !
[21] Cependant, comme plusieurs auteurs l’ont montré, à l’exemple d’Hervé Piant en Lorraine (voir plus bas), les pauvres hésitent à aller en justice.
[22] Pièce N°1.
[23] Jean-Paul Streiff, Les déclarations de grossesses illégitimes au bailliage de Bar-le-Duc (1718-1790), 107e Congrès national des Sociétés savantes, Brest, 1982, histoire moderne et contemporaine, Tome I, pp.91-100.
[24] Jacques Berchtold & Michel Porret, La peur au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1992. Claudio Milavesi, Mort apparente, mort imparfaite. Médecine et mentalités au XVIIIe siècle, Payot, 1985. Michel Delon, Les terreurs des Lumières, Le Magazine littéraire, N°422 - Juill./Août 2003, pp.46-48.
[25] Frédéric Schwindt, La communauté et la foi - Confréries et société à l’ouest de l’espace lorrain (XIIIe - XXe siècles), Thèse de l’université de Nancy II sous la direction du professeur Louis Châtellier, 2004, Tome 3, pp.307-322.
[26] Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Point-Seuil, 1977, p.33-35.
[27] Jean Michel Lang, Ossuaires de Lorraine - Un aspect oublié du culte des morts, Editions Serpenoises, 1998.
[28] Alain Croix, Cultures et religion en Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles, Apogée, P.U.Rennes, 1995, p.137 et svtes.
[29] Philippe Ariès, Op. cit, p.114.
[30] Idem.
[31] L’Historien régional, Volume 4, N°4 – Automne 2004. XXX, Histoire de Granby, 512 pages.
[32] Dans sa thèse de doctorat, Hervé Piant nous montre parfaitement comment les justiciable profitaient habilement des frontières pour échapper aux poursuites ou bien lorsqu’ils étaient condamnés (dans le cadre des villages mi-parties) à l’exil « de l’autre coté de rue ». Hervé Piant, Le tribunal de l’ordinaire – Justice et société dans la prévôté de Vaucouleurs sous l’Ancien Régime – Vers 1670-1790, Thèse de l’Université de Bourgogne sous la direction du professeur Benoît Garnot, 2001, à paraître aux Presses universitaires de Rennes.
[33] Archives départementales de la Meuse - Justice de Couvonges - Bp 5395.
Un stratège français méconnu inspirateur de la doctrine
anti-insurrectionnelle de l’armée américaine :
L-CL. DAVID GALULA (1919-1968)

La publication en France, près d’un demi-siècle après sa première édition américaine, du livre de David Galula « Contre-insurrection – Théorie et Pratique »[1] vient enfin de rendre justice à celui que le général Petraeus appelle « le Clausewitz de la contre-insurrection ». Considéré aux Etats-Unis comme un des principaux stratèges de la deuxième moitié du vingtième siècle, cet officier français est resté injustement méconnu dans son propre pays.

1 - Un observateur avisé de l’après-guerre : Chine, Grèce et Algérie.

David Galula est né à Sfax (Tunisie) en 1919. Saint-Cyrien de la promotion de 1939 (Amitié franco-britannique), il choisit l’infanterie mais assiste depuis le Maroc à la défaite de la France. Revenu à Aix-en-Provence ou l’ESM a été repliée, il est radié des cadres en 1941 du fait des lois antisémites de Vichy. Il rejoint donc l’armée d’Afrique et participe à la Libération de la France après avoir été blessé lors du débarquement de l’Ile d’Elbe (citation à l’ordre du corps d’armée). Il est alors noté par ses supérieurs comme un officier « très vif mais toutefois trop mobile ».
Du fait de sa connaissance du chinois, il est envoyé en Extrême-Orient où il assiste à la prise du pouvoir par Mao. Il restera cinq ans au sein de la mission militaire française, profitant de cette affectation pour étudier de près l’organisation militaire chinoise mais aussi son idéologie. C’est en effet un des rares officiers occidentaux à se déplacer en Mandchourie où il est d’ailleurs capturé par les communistes. Observateur des Nations Unies en Grèce en 1949, il assiste cette fois à la défaite de l’insurrection déclenchée par les communistes. C’est donc porteur d’une rare expérience de la guerre révolutionnaire, qu’à partir de 1956, le capitaine puis commandant Galula va pouvoir expérimenter ses idées en Algérie.
Affecté au 45e Bataillon d’infanterie coloniale, d’abord comme chef de la 3e compagnie puis comme commandant en second de l’unité, il obtient de remarquables résultats en pacifiant le secteur du Djebel Mimoun dont il a la charge en Grande Kabylie. Il reçoit trois nouvelles citations entre 1956 et 1957 pour « ses méthodes originales » qui ont amené « la majorité d’une population hostile à une position favorable à notre politique ». Il commence dès lors à intéresser sa hiérarchie et son avancement, jusque là assez lent, s’accélère brusquement. Il est même sollicité pour donner une série de conférences à des officiers de l’OTAN avant d’être nommé à l’Etat-Major de la défense nationale.
A la fin de l’année 1959, le commandant Galula, quarante ans, est envoyé à Norfolk en Virginie, afin de suivre les cours de l’Armed forces staff college. Il fait largement partager son expérience de la contre-insurrection aux stagiaires américains et noue de précieux contacts tant au sein de l’armée américaine que dans le monde intellectuel. De retour en France, il demande son détachement comme visiting fellow à Harvard mais, face au refus de l’Etat-Major, sollicite une disponibilité de trois ans qui se transforme en une mise à la retraite prématurée au grade de lieutenant-colonel. Son dernier avis de notation affirmait pourtant : « Esprit vif et bouillonnant, parfois un peu brouillon mais toujours efficace. Ne manquant ni d’initiative, ni d’originalité, Galula gagne à ne pas être bridé. A ne pas perdre de vue dans l’intérêt des armées. » Le conseil n’a pas été suivi !
En avril 1962, chercheur associé et enseignant à Harvard, David Galula rencontre lors d’un colloque Stephen T. Hosmer qui lui propose de venir travailler à la Rand Corporation, le principal Think Tank américain. L’année suivante, il y publie le bilan de son expérience : Pacification in Algeria, 1956-1958. En 1964, c’était le tour d’un ouvrage plus théorique : Counterinsurgency. Theory and practise. On imagine la perte consécutive à sa mort prématurée en 1968 à Arpajon (Essonne).
Son décès à 49 ans, le rejet de la part de sa hiérarchie, la publication uniquement en anglais de ses travaux mais aussi, après 1962, la réorientation de l’armée française vers d’autres réalités que la contre-insurrection expliquent que David Galula soit resté quasiment inconnu dans son pays natal et même au sein de la communauté de défense. Des évènements récents viennent cependant de le tirer du purgatoire de la pensée stratégique.

2 - De l’Algérie à l’Irak : David Galula et David H. Petraeus.

Contrairement à ce qui est perçu en France, la situation a beaucoup changé en Irak ces derniers mois et elle n’est plus du tout celle des années 2003-2006. Cette évolution est à mettre au crédit du général d’armée David Howell Petraeus. Nommé lors du « surge » de 2007, il a porté des coups très durs à Al-Qaïda en ralliant au gouvernement Al-Maliki l’essentiel des Sunnites dans le mouvement dit du « Réveil des tribus ». Les affrontements actuels n’opposent d’ailleurs plus que les Chiites loyalistes à ceux de Moqtada Al-Sadr soutenus par l’Iran. Or, dans de nombreuses interventions, le général Petraeus cite fréquemment Galula comme un de ses principaux inspirateurs.
Né en 1952 dans une famille d’origine hollandaise, David H. Petraeus entre à West Point en 1974 et choisit l’infanterie (comme jadis le lieutenant-colonel français). Il effectue une brillante carrière avec la réputation néanmoins ambigüe d’être un « warior scolar ». Après le départ en retraite d’officiers comme Collin Powell, dont on connaît la répugnance à entrer dans un conflit dont les Etats-Unis ne pourraient se désengager, il appartient à la première génération à ne pas avoir combattu personnellement au Vietnam d’où un regard nouveau sur la question. Il soutient donc un doctorat en relations internationales à Princeton sur : « Les leçons de la guerre du Vietnam pour l’US Army », en 1987, avant de se spécialiser dans la contre-insurrection. Promu général, Petraeus commande la 101e Airborne qui s’empare de Bagdad en mars 2003. Envoyé dans le nord du pays, il y montre de réelles capacités de gouvernement en relançant l’économie locale, les infrastructures de base et les écoles. Evitant le piège de l’administration directe tout en comblant le vide politique, il organise immédiatement des élections locales. La région de Mossoul, qui était pourtant un bastion du parti Baas, est ainsi protégée de l’embrasement. Chargé de former la nouvelle armée irakienne au début de 2004, David Petraeus recommande d’intégrer de petites unités US dans les bataillons irakiens afin de les encadrer de près mais il se heurte à l’administrateur civil de l’Irak pressé de liquider l’ancienne armée de Saddam Hussein, un choix désastreux qui va hélas donner ses premiers cadres à la guérilla. Petraeus quitte alors le Proche-Orient pour prendre à Fort Leavenworth le commandement de l’US Army Combined Arms Center, le think tank de l’armée américaine.
Ce qui aurait pu être une mise au placard pour l’officier renvoyé à ses chères études va lui permettre en fait de revisiter complètement la doctrine américaine en matière de contre-insurrection et de former une génération entière d’officiers supérieurs de l’US Army et des Marines. Il commence par préconiser la lecture de Galula à tous les candidats à l’école de guerre américaine et supervise la publication d’un manuel de contre-insurrection : le COIN FM (Counterinsurgency Field Manual). En s’appuyant sur les précédents britanniques en Afghanistan et en Malaisie, Français en Algérie et Américain au Vietnam, il se propose ni plus, ni moins que de résoudre la contradiction entre le discours démocratique de la diplomatie américaine et le recours obligatoire à la coercition dans toute stratégie de contre-insurrection.
En 2007, le général Petraeus revient en Irak avec les résultats que l’on sait avant de prendre, en octobre 2008, la tête d’un grand commandement régional qui va de la corne de l’Afrique à l’Asie centrale avec la charge de chapeauter à la fois l’Irak et le théâtre afghan.

3 - Penser la contre-insurrection ou comment gagner un conflit asymétrique.

Penser la contre-insurrection ne va pas de soi car l’expérience tend à laisser croire qu’une armée moderne et un état démocratique ne peuvent gagner dans ce genre de conflit asymétrique. La parenté intellectuelle entre Galula et Petraeus consiste d’abord à affirmer le contraire.
La pensée stratégique de David Galula doit être replacée dans le double contexte international (la guerre froide, la décolonisation, la défaite en Indochine puis « les opérations de maintien de l’ordre » en Algérie) et national (les faiblesses de la IVe République et un parti communiste qui recueille des sympathies bien au-delà du quart des voix obtenu lors des consultations nationales). Tout débat sur la manière de mener une contre-insurrection, une action selon Galula davantage politique que militaire, était rendu difficile en France. L’exil seul lui permettra d’ailleurs d’aboutir.
Contrairement au colonel Trinquier, qui comme lui théorise à chaud (La Guerre Moderne paru en 1961)[2], Galula ne préconise pas d’utiliser les mêmes armes que l’ennemi. Il juge même dangereux de considérer cet adversaire comme non-couvert par les règles de la guerre du fait qu’il a décidé de mener la lutte sur le terrain révolutionnaire[3] (ce qui selon Trinquier légitime l’usage de la terreur et de la torture dans les états démocratiques). Dans son premier ouvrage, Pacification in Algeria, 1956-1958, bilan de son expérience passé, l’officier français Galula montre que la violence massive et aveugle est contre-productive et qu’elle rend des populations initialement indifférentes, voire loyales, perméables à l’idéologie de l’adversaire (c’est bien ce que les américains ont connu après les premiers mois en Irak). Il conseille donc un traitement humain des prisonniers (pensons à l’effet dévastateur des images d’Abou Ghraïb). La fermeture efficace des frontières (la ligne Morice) et un travail davantage policier que militaire évitent d’entrer dans la spirale provocation / répression. Un maillage durable et serré des populations (voire l’action très positive des SAS en Algérie[4]) et une démarche politique (faire naître un parti loyalistes, organiser des élections locales) et psychologique sont ainsi selon lui beaucoup efficaces. La victoire de la contre-insurrection est donc moins la destruction de l’appareil politico-militaire adverse (le FLN a été décapité en Algérie suite à l’arrestation de ses chefs historiques et l’ALN détruite par l’application du plan Challe) que le détachement définitif des populations de la subversion.
Les sept chapitres du deuxième ouvrage, portés par un style clair et direct, sont plus théoriques. Paraphrasant Clausewitz, Galula commence par définir l’insurrection (chapitre 1) comme « la poursuite de la politique d’un parti, dans un pays donné, par tous les moyens possibles » puisque, selon Trotski, la guerre révolutionnaire n’a d’autre morale que l’action. Dans ce conflit qui vise le contrôle de la population, une « asymétrie singulière » apparaît entre les deux camps. Le camp loyaliste dispose largement de moyens matériels mais son action est lourde et à tout point de vue coûteuse tandis que le camp insurgé, qui dispose seulement de moyens immatériels voire symboliques (à ne pas négliger), conduit une action souple. L’auteur identifie ensuite les forces de l’insurrection (chapitre 2) : une cause efficace, des failles dans l’administration et la police loyalistes, un environnement géographique favorable et un soutien extérieur. Fort de son expérience d’observateur, Galula isole ensuite deux modèles d’insurrection (chapitre 3), le modèle orthodoxe ou communiste et le modèle nationaliste qui correspond mieux aux guerres d’indépendance mais qui n’est qu’une version accélérée du premier. Dans le premier cas (la Russie avant et après la guerre civile, la Chine avant et après la longue marche, l’Indochine), le processus est long : il commence par la construction d’un appareil politique semi-légal et se termine par l’acceptation d’une guerre de mouvement conventionnelle (la décision de Giap de risquer son corps de bataille au moment de Dien Bien Phu). Dans le second modèle (Algérie), le terrorisme, plus économe en hommes, permet d’engager la spirale répressive qui va permettre de briser les liens entre le gouvernement loyaliste et les populations.
Mais avant l’insurrection proprement dite, l’ennemi se prépare, c’est la guerre révolutionnaire froide (chapitre 4) dont les forces loyalistes doivent apprendre à reconnaître les signes annonciateurs. Elles peuvent ensuite agir : par l’action directe contre les insurgeants (l’auteur reconnait que cela entraîne des ajustements législatifs et judiciaires autant difficiles à faire accepter que la population voire l’Etat ne sont pas conscients de la menace), par l’action directe sur les causes de l’insurrection (priver l’ennemi de sa « bonne cause »), le renforcement de l’appareil politique loyaliste et l’infiltration du mouvement d’insurrection. Les mesures répressives sont plus faciles à justifier dès lors que l’ennemi a dévoilé ses intentions en lançant la rébellion (la guerre révolutionnaire chaude). Encore ne faut-il pas traiter de la même manière toutes les régions du pays, qu’elles soient occupées par l’ennemi ou simplement menacées, au risque de favoriser la contagion. Aussi David Galula édicte-t-il quatre lois de la lutte anti-insurrectionnelle (chapitre 5). Il peut apparaître inutile d’envahir les zones contrôlées par l’ennemi, malgré l’avantage matériel dont dispose l’armée loyaliste, si cela conduit à y immobiliser toutes ses forces et à ne plus pourvoir manœuvrer ailleurs (ceci avec des moyens légers adaptés à la lutte contre-révolutionnaire). La majorité restant neutre jusqu’au moment où elle voit quel côté va l’emporter, le soutien des populations s’obtient par l’action d’une minorité active : la bascule de la population se produit enfin lorsqu’elle est convaincue que les loyalistes ont les moyens et surtout « la volonté » de gagner. De nombreuses zones largement pacifiées d’Algérie ont ainsi changé de camp lorsque De Gaulle a laissé entendre que les Français allaient partir. Pour avoir une action efficace, les moyens attribués à la contre-insurrection doivent être concentrés et non pas dilués dans tout le pays (ce que le plan Challe avait bien compris).
Encore faut-il savoir, en passant de la stratégie à la tactique, conduire les opérations qui s’imposent (chapitre 6). Un commandement unique combinant les tâches militaires, judiciaires et politiques s’impose mais les missions civiles (la police, la justice) doivent être menées par des civils et avec un nombre suffisant d’agents bien formés à l’idéologie qu’ils sont amenés à combattre. Le pouvoir politique prime en revanche le pouvoir militaire, le but de ce dernier n’étant que d’apporter au premier la liberté d’évoluer en sécurité. Les forces statiques sont décisives pour sécuriser les populations et obtenir le basculement décrit plus haut. Ceci entraine nécessairement une évolution des mentalités militaires du fait de l’usage minimal de la force requis et du un rôle « politique » attribuée aux armées. Galula propose donc une tactique en 8 étapes combinant actions militaires, politiques, administratives et sociétales (chapitre 7). L’organisation d’un parti politique loyaliste puis d’élections locales sont cependant conditionnés, pour réussir, par la mise à l’épreuve des élus afin d’éliminer les éléments corrompus (le contraire de ce qui a été fait par les américains au Sud-Vietnam).

Les livres de David Galula représentent un excellent document sur la guerre froide et la période de la décolonisation. Après 1962, la France a tourné la page et la volonté gaullienne de devenir une puissance nucléaire a changé la donne de sa pensée stratégique. Plusieurs facteurs nouveaux n’ont d’ailleurs pas pu être prévus par le stratège de la Rand Corporation, l’importance actuelle du facteur religieux et la connexion des mouvements insurrectionnels avec des réseaux mafieux. Le taliban de la vallée du Swat au Pakistan ou l’activiste du Sentier Lumineux (en pleine renaissance au Pérou) tout autant narcotrafiquants que combattants, peuvent-ils être comparés au militant vietminh ou au fellagha ? Le monde a changé depuis l’époque où David Galula écrivait, en gros à la fin de la guerre d’Algérie et aux débuts de l’escalade au Vietnam. Il n’a donc pas connu la révolution de l’information qui a joué un si grand rôle dans ce conflit et n’a pas arrêté depuis de prendre de l’importance. L’évolution de la norme démocratique rend d’ailleurs difficile pour nos gouvernants de faire le choix de mener le combat anti-insurrectionnel, une lutte qui ne pourrait-être que longue et … rapidement impopulaire. Une des questions centrales du Livre Blanc sur la Défense s’interroge sur « la capacité d’encaisse » (la résilience) de notre population (et donc sur la capacité du pouvoir à continuer à agir) et sur la manière de la renforcer. Tandis que les nouvelles menaces et les théâtres d’opération actuels de la France (l’Afghanistan, le Liban, d’une certaine manière la côte d’Ivoire) rendent à la pensée du lieutenant-colonel Galula toute son actualité, les risques d’un embrasement de l’outremer française voire de certains espaces du territoire métropolitain ne sont pas à exclure. Le politiquement correct autorise-t-il pourtant à réfléchir à la possibilité de devoir mener dans le futur une contre-insurrection sur le territoire national ?

Frédéric Schwindt
Agrégé et docteur en Histoire
Auditeur de l’IHEDN (170e SR)

[1] Lieutenant-Colonel David Galula, Contre-Insurrection : Théorie et Pratique, préface du général d’armée David H. Petraeus et du lieutenant-colonel John A. Nagl (US Army), Economica – Coll. Stratégies & Doctrines, Janvier 2008.
[2] Notons aussi l’intérêt pour des théoriciens militaires de connaître l’adversaire : Col. (ER) Pierre Rocolle, Trois vies, une idéologie : Marx, Lénine, Trotski, Lavauzelle, 1987.
[3] C’est toute la problématique du film de Pierre Schoendoerffer : L’honneur d’un capitaine (1984) et de la déposition du général Keller, le personnage joué par Georges Marchal.
[4] Voir le film d’Alain Sédouy, Le destin d’un capitaine édité en 2008 par l’ECPAD.