mercredi 27 janvier 2010

Dernière publication : critique du dernier livre de Rodney Stark "Le Triomphe de la Raison"



Rodney Stark, Le Triomphe de la Raison : pourquoi la réussite du modèle occidental est le fruit du christianisme. Traduit de l'anglais (américain) par Gérard Hocmard, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, 357 p., 23 cm, 22 euros.

Analyse critique dans Revue de l'Histoire des Religions, Tome 226 - Fascicule 4, Oct./Dec. 2009, pp.673-678.

mercredi 13 janvier 2010

Séminaire de l’IHMC - Ecole Normale Supérieure (Ulm) - Confrérie religieuses, argent et crédit en Lorraine (XVe-XVIIIe siècles)

Je vous remercie de me permettre d’intervenir aujourd’hui devant vous, d’autant que cette communication a été l’occasion pour moi de revenir sur mes travaux passés et finalement de me poser des questions que je ne m’étais jamais posé. Pourquoi un spécialiste d’Histoire religieuse « pure » en vient à s’intéresser aux questions économiques ? Veuillez donc me pardonner cette démarche d’égo-histoire mais je crois qu’elle sert mon propos.
Je dois vous dire pour être honnête que les spécialistes de la Contre Réforme ne partagent pas tous mes vues et que les discussions tournent parfois au dialogue de sourd tellement les approches, la manière de voir et surtout les sources utilisées sont différentes.


Introduction – Redescendre du grenier à la cave.

1 – Le patrimoine des confréries : un capital « commun » (aux adhérents) ou « communautaire » (aux habitants) ?
La confrérie : Un agent économique comme un autre.
A qui appartient ce patrimoine ?
De l’argent disponible.
Autonomie des laïcs et relative démocratie.

2 – Fortune et mode des gestions des confréries.
Des prés aux prêts.
Une gestion orientée vers la maximisation des excédents.
La Fortune des confréries meusiennes à la Révolution.

3 – Une contribution au crédit rural.
Une demande : la faim d’argent.
Un outil : la constitution de rente.
Une cartographie du phénomène.
Qui et combien ?

Conclusion – Quelques pistes pèle mêle.
Introduction – Redescendre du grenier à la cave.

Il y a quelques années, Michel Vovelle se posait la même question en intitulant un recueil de ses articles « De la cave au grenier » pour illustrer son parcours et celui des Historiens de sa génération, les Duby, Leroy Ladurie et Delumeau qui sont passés de l’histoire économique et sociale à celle des mentalités. J’ai l’impression que l’on prend aujourd’hui le chemin inverse et que l’histoire des représentations cède à un peu le pas devant le retour de l’histoire économique et, pour mon compte, de l’histoire rurale. Mieux, on cherche à relier ces domaines à l’image du beau colloque « Le ciel et la terre », organisé à Rennes il y a quatre ans et qui se proposait de faire dialoguer les spécialistes de l’économie et ceux de la religion[1].
J’ai pour mon compte été formé en histoire religieuse et lorsque j’ai commencé à travailler sur les confréries, les associations religieuses de l’Eglise catholique qui se répandent en masse après le Concile de Trente, il s’agissait essentiellement de décrire comment ces groupes avaient pris en main les fidèles pour imposer le projet tridentin. Le reste, les registres de compte notamment, c’était de l’intendance et cela n’avait rien à voir avec la piété, croyait-on ! La démonstration restait assez sommaire, les missionnaires fondent des confréries, les fidèles sont emportés par l’élan, et par miracle, pris par l’ambiance, ils changent de comportements.
Or, je me suis trouvé devant deux problèmes. D’abord, la plus grosse partie des archives des confréries est formé, comme pour les monastères d’ailleurs, de documents économiques, notamment des milliers de constitutions de rente. Ensuite, j’ai commencé à avoir du mal à croire que la Contre Réforme avait été un phénomène frontal. Rome décrète, les évêques appliquent, les missionnaires diffusent, les curés formés au séminaire entretiennent et les fidèles obéissent. Sauf pour des croyants d’élites, les membres des congrégations mariales des jésuites par exemple[2], je ne suis pas sûr que l’adhésion aux confréries fût uniquement guidée par la piété. Mais je ne brule pas ce que j’ai adoré. A la lecture de certains sociologues américains[3] qui ont changé notre vision du fait religieux mais aussi de la psychologie des groupes, je me suis demandé quel était le pouvoir caché des confréries… Qu’est-ce qui expliquait leur influence ?
Or, l’histoire du crédit proposé par les confréries religieuses est inséparable de celle de leur patrimoine, de la manière donc celui-ci est appréhendé par les habitants et de diverses réalités sociologiques ou religieuses.

1 – Le patrimoine des confréries : un capital « commun » (aux adhérents) ou « communautaire » (aux habitants) ?

Comme vous avez pu le voir dans le dossier d’accompagnement, j’ai travaillé sur l’ouest de la Lorraine, une région encore aujourd’hui très rurale (cf. La gare TGV Meuse) où j’ai eu la chance de trouver 2500 associations religieuses dont plus d’un millier pour l’Ancien Régime.

La confrérie : Un agent économique comme un autre.

La confrérie est un agent économique, elle possède et afferme des terres notamment des prés, met aux enchères ses récoltes et prête de l’argent, elle détient des maisons (à Gondrecourt, dans la patrie de Fernand Braudel, peut-être 20 % des habitants étaient logés dans une maison appartenant à la confrérie Saint-Nicolas). Beaucoup d’habitants, parfois un par familles, se trouvent en revanche impliqués dans son fonctionnement comme adhérents, comme dirigeants ou comme bénéficiaires de ses activités.

A qui appartient ce patrimoine ?

La notion public / privé est une notion floue sous l’Ancien Régime. D’ailleurs, le patrimoine des confréries a été fréquemment considéré, non en droit mais de fait, comme un bien commun aux habitants du village, même lorsque le fond a été apporté au départ par des legs de particuliers. La frontière est en effet très souple entre la communauté d’habitant, la paroisse et sa fabrique et la confrérie qui sont des incarnations d’une même réalité. On considère donc que le patrimoine qui a été accumulé appartient à la collectivité et qu’il doit lui profiter. De la proviennent les violentes oppositions populaires lorsque les autorités, l’intendant, l’évêque, plus tard le pouvoir révolutionnaire, ont voulu utiliser autrement ce patrimoine.
En cas de difficulté, pour payer une amende, un impôt imprévu, la réfection de la nef de l’église qui revient aux habitants, pour construire un peu, le conseil communautaire prend la décision de « tirer » sur les revenus de la confrérie. Plus tard, on se contentera de lui emprunter l’argent nécessaire. L’association finance aussi des dépenses courantes de la communauté et des équipements collectifs par exemple les petites écoles.

De l’argent disponible.

Surtout, la confrérie possède un gros avantage : c’est un des rares organismes à détenir de l’argent frais. En Lorraine, les communautés d’habitants sont pauvres et de plus en plus contrôlées par les autorités qui les empêchent de s’endetter. Les fabriques (l’organisme qui gère les terres et les finances des paroisses) sont tout aussi pauvres et elles ont encore été ruinées par les malheurs de la fin du Moyen Age puis par la guerre de Trente ans. Si des gens lèguent des terres ou une somme d’argent à une fabrique, par exemple en échange de la célébration d’un office funèbre à perpétuité, le capital sera rapidement mangé par les charges courantes de la paroisse et le conseil paroissial ou le curé en sont réduits à demander à l’évêque l’extinction des obligations.
En revanche, il y existe un mouvement continu de création de confréries, selon les modes du moment (le Rosaire, le Saint-Sacrement, le Sacré-Cœur), mais également de fusions les entre compagnies. L’apport de fonds est donc permanent. La fortune des confréries est donc plus solide que celle des fabriques. Contrairement à elles, les associations entrent dans un phénomène de « boule de neige » qui voit croitre leur patrimoine, l’argent appelant l’argent, parce que les confréries apportent aux fidèles des garanties que la paroisse ne donne pas. Dans certains cas, diverses compagnies pieuses peuvent même mutualiser leurs charges afin de d’assurer les fidèles que les services fondés seront réellement célébrés.
Les donations peuvent d’ailleurs constituer une forme de diversification économique pour des individus, des familles voire des clans entiers. A la fin du Moyen Age, de riches familles bourgeoises, en voie d’anoblissement pour certaines, ont créés des chapellenies et des confréries dans un but d’évasion fiscale ou pour échapper à la confiscation de leur héritage suite à un désaccord avec le duc. Mais la famille continue de contrôler le patrimoine cédé. Dans certains cas, on donne un terrain ou une somme d’argent qui est aussitôt relouée ou prêtée au donateur… A la renaissance, la confrérie Saint-Nicolas de Gondrecourt est un cénacle fermé composé d’une douzaine de notables qui cooptent éventuellement de nouveaux adhérents. Ceux-ci peuvent alors louer les près de la compagnie ou lui emprunter de l’argent, les membres se cautionnant mutuellement. Enfin, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, j’ai de nombreux cas villageois, de familles qui prennent le pouvoir tant politiquement qu’économiquement et la confrérie fondée ou contrôlée par eux les aide grandement dans cette démarche. En règle générale, cette famille et ses alliés obtiennent au passage la moitié des prêts.

Autonomie des laïcs et relative démocratie.

Surtout, alors que les fabriques sont dans l’environnement immédiat de l’Eglise, sous le contrôle du curé, les confréries bénéficient d’une relative indépendance et l’initiative des laïcs y prédomine. C’est une structure très plastique. Quels que soient les statuts et leurs buts religieux, elles permettent aux gens de s’organiser. Leur fonctionnement, malgré ce qui a été dit plus haut sur la domination de certaines familles, est enfin relativement démocratique. Elles ont en outre permis d’accumuler un patrimoine qui permet au groupe d’agir en commun ! Ce n’est pas mon propos aujourd’hui mais je suis sûr et, la dynamique des groupes me le confirme, que c’est en partie ce qui explique l’influence religieuse des confréries.

2 – Fortune et mode des gestions des confréries.

Un peu à la fin du Moyen Age, un peu avant la guerre de Trente ans l’économie des confréries est entrée dans une nouvelle phase mais, dans les deux cas, le phénomène a été stoppé par les malheurs du temps : guerre, peste et famine. Une fois dépassée une certaine masse critique, les associations ont commencé à prêter de l’argent, d’abord à la communauté d’habitants puis aux particuliers, ce qui a ensuite démultiplié le niveau de leurs revenus.

Des prés aux prêts.

Aux époques de crise, lors de la guerre de Trente ans notamment, les confréries ont beaucoup contribué à soutenir les habitants puis à reconstruire. A la fin du XVIIe siècle mais surtout après cette reconstruction qui s’est achevée vers 1720, le phénomène de croissance appuyée sur les rentes se renouvelle une troisième fois mais avec une ampleur inégalée. C’est le début d’une formidable augmentation du patrimoine, les revenus des prêts mais aussi les confiscations des biens des débiteurs défaillant permettant aux compagnies d’accroître considérablement leurs avoirs. Le capital financier peu à peu accumulé dépasse souvent en valeur les terres et les prés. La gestion des confréries va donc se concentrer désormais sur le seul volet financier. D’ailleurs, à partir du de cette époque, lorsque l’on veut fonder une nouvelle association, que l’initiative viennent des laïcs ou des religieux, on ne cherche plus un généreux donateur qui va léguer une pièce de terre ou de pré, mais on réalise un tour de table financier.

Une gestion orientée vers la maximisation des excédents.

Les confréries sont très bien gérées. Les comptes deviennent notamment d’une excellente qualité et ils sont présentés chaque année par le trésorier devant les membres rassemblés, ce qui pousse sinon à l’honnêteté, au moins à des efforts comptables. Les évêques de Verdun et de Reims ont d’ailleurs diffusé dans les paroisses des règlements sur la manière de tenir les comptes qui ont beaucoup contribué à une meilleure mise en forme.
Au XVIIIe siècle, surtout après 1730 on remarque une politique visant à rationnaliser les dépenses voire à les contraindre, même les dépenses religieuses (paiement de cérémonies, de prédicateurs etc.). Au passage ceci prouve que l’élan initial de la Contre Réforme s’essouffle. Cette gestion vise à dégager un excédent (c’est le terme utilisé) maximum, un bénéfice qui pourra à son tour être placé. Or, l’examen des autres pièces d’archive montre que la confrérie est toujours aussi active, elle n’est pas du tout en déclin, le nombre d’adhérent progresse même. En effet, la baisse des dépenses pourrait signifier une diminution de l’activité de l’association, il n’en ait rien.
Dans certains cas, encore la confrérie Saint-Nicolas de Gondrecourt par exemple, les dépenses sont fixées définitivement et on en change plus alors même que les recettes explosent. Le capital placé sous forme de rente en vient même à atteindre 7 années de fonctionnement ordinaire de l’association, soit un taux de couverture de 700 %. La part des rentes augmente donc dans les recettes des confréries, devenant même majoritaires et le phénomène est cumulatif puisque les bénéfices sont systématiquement et immédiatement replacés sous forme de rentes, en général le jour même de la présentation des comptes qui correspond aussi à la fête annuelle de la confrérie.

La Fortune des confréries meusiennes à la Révolution.

Dans le dossier d’accompagnement, j’ai placé plusieurs tableaux qui visaient à évaluer la fortune des confréries à la Révolution. D’abord dans le seul district de Bar-le-Duc devenu Bar-sur-Ornain puis dans l’ensemble du département. J’ai extrapolé les données extraites des districts dont les sources ont été conservées afin d’obtenir un chiffre d’ensemble couvrant à la fois les biens fonciers et les rentes pour arriver à 1,5 millions de livre environ. Au passage, les terres des confréries se sont en moyenne vendues le double de l’évaluation qui en avait été faite. C’est un record, les biens des paroisses ou des monastères ne montent pas si haut lors des enchères. Elles étaient donc sans doute de qualité et les gens, en majorité des paysans, les voulaient…
Ce chiffre de 1,5 £ vaut ce qu’il vaut. C’est un ordre de grandeur qui attire notre attention sur l’importance de ce patrimoine alors même qu’il s’agit d’organisations qui interviennent puissamment dans la vie économique et dans la vie quotidienne. En élargissant le propos aux autres organisations religieuses, c’est un de mes projets, on pourrait évaluer une masse d’argent très importante qui circulait… et qui finançait la vie locale.

3 – Une contribution au crédit rural.

En tout cas, l’existence et la disponibilité de cet argent explique que des particuliers venaient spontanément solliciter un prêt.

Une demande : la faim d’argent.

Au tout début du XVIe siècle, les actes du chapitre cathédral de Verdun mentionnent le cas d’une femme du nord-meusien qui se déplace pour venir rencontrer le trésorier des chanoines et lui demander un prêt afin de payer une part de maison. C’est donc la preuve que le chapitre prêtait parfois de l’argent, au moins dans les villages où il était le seigneur ou dans lesquels il possédait des biens voire le pouvoir de nommer le curé. Le trésorier l’oriente pourtant vers une autre organisation : la confrérie des cryptes, en fait l’association des chapelains de la cathédrale qui, je l’ai découvert par la suite en faisant des sondages dans le contrôle des actes, est jusqu’à la Révolution, avec plus de 15 % des constitutions de rente, le plus gros prêteur du secteur de Verdun. En mettant en commun les biens de leurs chapelles, elles sont une quarantaine, la soixantaine de prêtres habitués, les clercs de la cathédrale ont constitué un énorme patrimoine foncier qui dégage de gros revenus et par la suite d’importantes possibilités de placements. Une organisation identique mais plus modeste qui fonctionnait en 1687 à l’église Saint-Etienne de Saint-Mihiel possédait plus de 100 contrats de rentes. Les archives de la congrégation des cryptes ont brulé lors de l’incendie de la cathédrale en 1760 mais elles auraient pu détenir deux à trois plus de contrats pour un capital total de 90 à 100 000 livres.
Le public savait donc où aller pour trouver de l’argent frais. Etre membre d’une association, assister à sa « rendition » (sic) de compte permettait d’obtenir l’information au plus près. Avec l’augmentation des bénéfices des confréries, les sommes à placer, parfois plusieurs milliers de livres, sont de plus en plus volumineuses et les comptes expliquent que les « conseils d’administrations » voulaient, pour des raisons pratiques, les placer sous la forme d’un contrat unique. Les candidats s’organisent donc pour prendre ces contrats ensembles.
Mais il n’y a parfois aucun lien, et c’est d’ailleurs la tendance qui se développe au XVIIIe siècle, entre le prêteur et l’emprunteur. Des constitutions de rente en blanc ou raturées montrent qu’on a parfois changé l’un des deux au dernier moment. Quelqu’un désire emprunter de l’argent. Il en parle au notaire qui le met en relation avec la confrérie ou le monastère qui dispose d’une somme à placer et inversement surtout à partir du moment ou l’augmentation du volume à placer oblige à aller chercher plus loin un preneur ou à organiser une opération plus complexe.

Un outil : la constitution de rente.

Il s’agit en effet non pas de prêts proprement dit mais de constitutions de rentes au denier vingt, c'est-à-dire rapportant un revenu de 5 %. Nous ne sommes pas dans une civilisation du crédit mais dans une civilisation de la rente. Tout le monde, en exagérant un peu, se trouve créditeur ou débiteur, en général les deux à la fois, lié par des liens multiples avec des parents, des voisins, des compagnons ou des organisations…
On n’emprunte pas, on vend une rente. Celui qui dispose d’un capital ne le prête pas, il achète un revenu. C’est une manière, à l’origine, de détourner la question de l’intérêt même si la question ne pose plus de problème depuis longtemps.

Une cartographie du phénomène.

On pourrait même parler de réseaux de dette et tenter une analyse sociologique en terme de solidarité, la dette créant de la cohésion tant symboliquement que matériellement (comme cela a été montré en Afrique sous le nom de la logique de dette), en tout cas des rapports qui n’apparaissent pas toujours visiblement. On pourrait les cartographier à condition de dépouiller largement ce genre de source et de pouvoir les faire traiter informatiquement : réseau à échelle restreinte.
Pour mon compte, la carte que vous avez eut dans le dossier, se veut plus modeste, j’ai juste essayé de dessiner les zones d’influence des confréries en mesurant le cercle géographique au sein duquel elles prêtent de l’argent. Toutes les associations n’ont en effet pas le même rayonnement. En revanche, les grosses compagnies contrôlent un secteur au sein duquel aucune autre association ne vient leur faire de la concurrence et cette domination est durable. Pour la confrérie de Gondrecourt, elle se perpétue sur plusieurs siècles et s’explique par le fait que la confrérie était possessionnée dans l’ensemble des villages de la seigneurie. Les habitants de ces hameaux ont donc pris l’habitude d’aller au chef lieu où la compagnie est établie pour y solliciter un prêt. Comme des terres ont jadis été données dans leur village à l’organisation, ils estiment que c’est le devoir de la confrérie de leur ce rendre service. On retrouve ici la logique remarquée pour le chapitre de Verdun.
Certes, les confréries ne sont qu’un élément parmi d’autre du crédit rural sous l’Ancien Régime. Elles concentrent en moyenne, là où cela a pu être mesuré, de 10 à 15 % des constitutions de rente. Mais dans les secteurs où une vieille et puissante confrérie existe depuis longtemps, elle peut concentrer à elle seule une part bien supérieure du marché, peut-être 50 % dans le pays de Gondrecourt.
Si on ajoute les constitutions de rente possédées par les fabriques, par les monastères et par les particuliers, on obtiendrait sans doute des volumes très importants. Il y a hélas un problème de conservation des sources, les registres de compte des confréries et les confiscations révolutionnaires permettent d’évaluer leur part, ce qui est beaucoup plus difficile pour les particuliers.

Qui et combien ?

Je ne détaille pas le dernier point que je voulais aborder, puisqu’il est développé dans le dossier : c'est-à-dire l’analyse du public concerné et des sommes en jeu. Retenons que le niveau moyen des constitutions a progressé au XVIIe et XVIIIe siècle, au fur et à mesure que l’on est passé d’un prêt à la consommation à un prêt à l’investissement mais qu’il reste compris entre 200 et 300 livres. C’est une somme déjà conséquente sans être énorme mais qui semble bien adapté aux besoins des artisans et des petits propriétaires exploitants que l’on pourrait qualifier de classes moyennes rurales… Les confréries ont en tout cas contribué à financer l’économie rurale d’Ancien Régime.

Conclusion – Quelques pistes pèle mêle.

Etudes des constitutions de rente de toute provenance sur un marge secteur géographique.
Reconstitution des réseaux.
Le rôle social de la constitution de rente.
Description d’un monde rural qui n’est pas immobile, ni entièrement dominé par la ville mais trouve des solutions à des problèmes, ici le besoin d’argent.
Enfin, la « déchristianisation » des campagnes qui commence exactement au moment où l’Eglise se prive des ponts comme les confréries qui la reliaient à l’économie et à la société.

[1] Florent Quellier & Georges Provost (dir.), Du Ciel à la Terre – Clergé et agriculture (XVe-XIXe siècles), Colloque de Rennes, 14-15-16 septembre 2006, Université de Rennes 2 – Haute-Bretagne, Presses Universitaires de Rennes, 2008, pp.157-176.
[2] Voir les travaux de Louis Châtellier.
[3] Frédéric Schwindt, « Rodney Stark et la sociologie religieuse américaine contemporaine – Une stimulation pour la recherche européenne », Revue de l’Histoire des Religions, 2007.

jeudi 7 janvier 2010

C'est Gambetta qui nous quitte ! La mort de Philippe Séguin (7 janvier 2010)

La mort brutale et inattendue de Philippe Séguin frappe et choque ! Elle rappelle celle de Léon Gambetta en 1882. On pensait qu'il serait toujours là ! Outre la stature et la verve oratoire, Séguin comme Gambetta incarnait la République, une république démocratique, laïque et sociale. Démocratique : Il avait mené le combat contre le traité de Maästricht mais avait accepté le verdict populaire. Sociale : Son nom était synonyme de Gaullisme social, une certaine France aujourd'hui est veuve ! Comme Gambetta, il était un recours possible, en tout cas un garant. Comme lui, il avait connu l'échec parce que ce n'était pas un homme du petit temps mais une masse de granit pour les tempêtes. Son père avait donné sa vie pour la France, lui lui a consacré la sienne. Il part trop tôt, les Vosges et la Tunisie, la France d'en-haut, d'en bas et d'ailleurs sont en deuil.

J'ai connu Philippe Séguin, d'abord de loin, au moment du référendum de 1992, de plus près en 1995... Il venait juste de préfacer "Les Bastions de l'Est de Boulanger à De Gaulle".

Philippe Séguin venait de donner une préface aux "Bastions de l'Est"

« Le Général de Gaulle et les bastions de l'Est »
par Philippe SEGUIN

Préface à Alain LARCAN & Frédéric SCHWINDT (dir.), Les Bastions de l'Est de Boulanger à De Gaulle, à paraître chez Gérard Louis, 2010.

Pour un homme né en Tunisie et qui fit de la Lorraine la terre de ses premiers engagements politiques, préfacer ce bel ensemble d'études sur « les bastions de l'Est » est une tâche ardue, mais exaltante. Mais après tout, Maurice Barrès, qui popularisa l'expression dans sa célèbre série romanesque d'avant 1914, n'était lorrain qu'à moitié et adhérait à bien plus qu'un terroir ; il donnait, avant toute chose, son adhésion à une histoire et à un esprit, comme il l'écrivait au début de Colette Baudoche à propos des « gens de Metz » : « de vieux civilisés, modérés, nuancés, jaloux de cacher leur puissances d'enthousiasme ».

L'Histoire est le premier objet de cet ouvrage. Et cette histoire est faite d'épreuves inouïes et de très grandes manifestations de courage, dont les Lorrains, comme j'ai souvent eu l'occasion de le constater, portent le souvenir dans leur chair et dans leur âme. Car dans ce mot de « bastion », il y a plusieurs époques guerrières, il y a cette dimension défensive, militaire, fortement patriotique, cette empreinte profonde de la guerre, de l'occupation et de leurs souffrances... Et pourtant, il suffit de connaître un peu la Lorraine et les Lorrains, qu'ils soient de Metz, Nancy, EpinaI ou d'ailleurs, pour en mesurer la charge affective et presque intemporelle. Les bastions de l'Est symbolisent l'attachement d'un peuple éprouvé à sa terre natale, avant-poste d'une nation, d'une communauté humaine où il veut inscrire farouchement son destin. La démocratie, la liberté, la capacité de construire, ensemble, un avenir commun ne peuvent vivre sans un sentiment d'appartenance forte.

Aussi avons-nous les Lorrains de souche et les Lorrains de cœur. Les personnalités évoquées dans ces pages sont diverses, elles ne sont pas toutes lorraines ni de la même envergure, leurs idées ont souvent été bien différentes ou même divergentes. Mais elles ont toutes en commun d'avoir compris ceci : ces bastions de l'Est, ce sont les nôtres, ce sont ceux de la France toute entière. Ce sont les bastions d'une France à la fois réelle et rêvée, qui n'est pas arc-boutée sur la seule défense de son territoire, mais est portée aussi par la volonté de défendre et propager ses valeurs. Au temps jadis, nos ennemis ont pu être allemands : ceci est daté, mais glorieux et porte tous les enjeux de la mémoire. Ce qui est sans âge, en revanche, et toujours d'une actualité brûlante, c'est la tentation du renoncement. Du renoncement à soi­ même, à ce qu'on a été, à ce qu'on est, à ce qu'on voudrait être. Comment s'étonner, dès lors, que le général de Gaulle, ce Français si enraciné et pourtant si universel, se trouve au cœur des travaux ici réunis ? Il manquait un « prince lorrain » à Albert Thibaudet dans son magnifique ouvrage de 1924. Gageons que le général, cet homme du Nord et du monde entier, habité par l'Histoire et ses leçons de volonté, qui scella la réconciliation franco-allemande sur les bastions de l'Est, avait compris le vrai sens de ce qui était en jeu. Nos vrais bastions ne sont autres que la conscience et la fierté de ce que nous sommes, la pleine possession de notre histoire, la pleine compréhension de notre présent, la pleine confiance dans notre avenir. Notre pire ennemi, c'est nous-mêmes et l'éternelle tentation de la faiblesse et du compromis.

C'est tout le sens de la politique, la vraie, et ce n'est pas le moindre mérite de ces pages, à travers la force de leurs évocations historiques et littéraires, que de nous le rappeler avec une belle insistance.
Philippe Séguin
Ancien Ministre et Maire d'Epinal
Premier Président de la Cour des Comptes