vendredi 18 octobre 2013

Frères Suisses, Mennonites et Amishs dans l’Evêché de Metz

 
Vouloir traiter des Amishs, avec leurs longues barbes et leurs grands chapeaux, pourrait avoir quelque chose d’exotique ou de bizarre pour quiconque s’intéresse à la Lorraine. Ne sont-ils pas le symbole de cette Amérique qui, depuis l’époque coloniale, a connu une profusion religieuse inconnue en Europe ? Mais justement, cette « dénomination religieuse » - si l’on s’en tient au vocabulaire de la sociologie américaine - est née sur le vieux continent à la fin du XVIIe siècle, plus précisément à Sainte-Marie-aux-Mines, à la frontière de l’Alsace et de la Lorraine. Avant même la Révolution, la Moselle-Est était devenue le centre de gravité de la communauté au point qu’Erckmann-Chatrian s’en est inspirée pour créer ses personnages de vieux patriarches mennonites. Le sujet pose cependant trois problèmes.

Les Amishs cultivent en effet la non-mondanité, l’idée selon laquelle ils sont dans ce monde mais pas de ce monde, raison pour laquelle ils ont longtemps recherché des lieux de vie séparés des gentils. La modestie de leur mode de vie est explicitement liée à ce principe. Ils ont par exemple longtemps inhumé leurs morts dans des terrains ordinaires et sans aucune marque particulière. Toute trace de la tombe disparaissait vite, le lieu du dernier repos du croyant n’étant désormais connu que de Dieu seul. Chercher à repérer leur trace à partir des cimetières ne sert donc à rien au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Enfin, et c’est une difficulté majeure, cette communauté a longtemps refusé qu’on écrive son histoire.

Les Amishs ont donc a priori laissé peu de traces dans les archives. Le grand spécialiste du protestantisme récemment décédé, Jean Séguy, qui leur avait consacré sa thèse d’Etat, a surtout exploité les sources disponibles dans les années 1960 : à savoir les enquêtes réalisées autrefois à la demande du pouvoir, la correspondance des intendants et quelques documents internes aux communautés. Ces sources sont abondantes là où les assemblées étaient relativement nombreuses et denses, c’est-à-dire en Alsace ou dans le Pays de Montbéliard, beaucoup moins en Lorraine où les familles se sont trouvées davantage isolées. Heureusement, l’Historien peut de nos jours s’appuyer sur deux nouveaux supports. C’est d’abord la croissance exponentielle des recherches généalogiques illustrée par la mise en lignes par l’INSEE ou d’autres institutions d’une multitude de fichiers. Comme il s’agit initialement d’un nombre limité de familles et de patronymes, ces sources permettent de repérer un individu et de reconstituer assez vite les pérégrinations de son clan. Ces dernières années, les petites communes ont également versé une masse importante d’archives qui apportent des tas d’informations sur leur vie quotidienne. Avant la Révolution, les mennonites ne sont cependant pas propriétaires mais seulement locataires des terres qu’ils exploitent ; la piste foncière ne donc devient intéressante qu’après 1848 voire même 1870.

Pour toutes ces raisons, ils apparaissent en quelque sorte au raz du sol lorsque des documents d’apparence anodine, mais très fréquents, mentionnent un « Suisse » au nom typique, une abjuration ou la signature d’un contrat de fermage au profit d’une famille anabaptiste etc. La difficulté consiste en revanche à établir si la localité appartenait ou pas aux Trois-Evêchés et notamment à celui de Metz dont les limites sont elles aussi fluctuantes. Le pays de Bitche a par exemple changé de statut entre le début du XVIIe siècle, avant la guerre de Trente ans, et le XVIIIe siècle. Toute synthèse spatiale risque donc de posséder un aspect un peu impressionniste. Le plus simple consiste à essayer de suivre les différentes étapes de l’installation des frères suisses dans l’évêché de Metz au XVIe, au XVIIe et enfin XVIIIe siècle.
 
 
Une « ethnie » qui se constitue au cours du XVIe siècle : les frères suisses.

Même si les mennonites ont longtemps refusé d’avoir une Histoire, ils possèdent une Mémoire ; comme toutes les communautés et particulièrement les petites car c’était pour eux une question de survie. Certaines familles se sont par exemple transmises des ouvrages de génération en génération. En Moselle, une famille Engel, aujourd’hui installée aux Etats-Unis, possédait même une bible imprimée en Suisse en 1571 dont les pages blanches de la fin avaient servi de support à une sorte de livre de raison. Les ancêtres de Daniel Eymann, chef d’une entreprise de transport et ancien maire d’Euville près de Commercy, est passée par l’évêché de Metz puis ensuite par celui de Toul. Quoique complètement détaché de la religion, il reste aujourd’hui encore très attaché aux anecdotes de son enfance. Au début des années 1960, il se disait en effet encore qu’il fallait toujours avoir un charriot prêt à atteler au cas où se serait présentée la nécessité de fuir. Pourtant, aucune trace d’une quelconque persécution physique n’a été retrouvée en Lorraine. Le souvenir est donc plus ancien, il remonte aux origines de la communauté, c’est-à-dire au début de la Réforme protestante.



La quatrième branche originelle de la réforme : le terme « d’anabaptiste ».


Dans cette Histoire, les mots et les noms sont importants. Lorsqu’on énumère les courants originaux de la Réforme protestantes, on pense bien entendu aux Luthériens, aux Calvinistes et aux Anglicans mais on n’oublie en général le quatrième groupe important, celui des Anabaptistes.

L’origine de la communauté qui nous intéresse se trouve en Suisse alémanique dans la région de Berne et de Zurich. A la suite des prédications de Zwingli, la Réforme s’y développa de manière importante dans les années qui suivent immédiatement la publication des thèses de Luther. Cependant, les positions de Zwingli étaient, au départ tout du moins, bien plus radicales que celles de l’ancien augustin de Wittemberg, notamment en ce qui concerne les relations entre l’Eglise et l’Etat. Dans une deuxième étape, Zwingli se rallia cependant à l’idée d’un contrôle politique sur la religion qui entraina la rupture avec une partie de son entourage. De là proviennent les deux principes encore en application chez les Amishs américains, la non-mondanité en matière sociale et la non-participation en matière politique. Ils appliquent en effet au pied de la lettre le précepte évangélique demandant de rendre à Dieu ce qui est à Dieu et de rendre à César ce qui est à César. Ils obéissent aux lois et payent leurs impôts de manière très exacte mais refusent le port des armes en professant une non-violence absolue (ce qui est devenu de plus en plus difficile avec la création des Etats-Nations et la promotion du service militaire universel) ainsi que le refus de tout serment (d’où un souci cette fois vis-à-vis de la justice).

Dans leur volonté évangélique de revenir aux origines du Christianisme, ils ont assez vite rejeté le baptême des enfants. Pour eux, en effet, l’Eglise ne peut être qu’une communauté de convertis. L’entrée dans cette communauté et le baptême ne peuvent avoir lieu qu’à l’âge adulte suite à une décision personnelle. La séparation avec le courant mainstream de la Réforme eut justement lieu lorsqu’il fut procédé aux premiers re-baptêmes d’adultes et notamment de clercs. Le terme d’anabaptiste, avec un préfixe privatif, est donc impropre. Ce sont leurs ennemis qui les ont appelés ainsi pour des raisons polémiques alors qu’ils se dénommèrent eux-mêmes « Taufer », c’est-à-dire « les baptisés ». Les Frères Suisses n’ont en effet entretenu aucun lien avec le courant réellement anabaptiste qui s’est développé au même moment en Allemagne autour du prédicateur Thomas Münzer ; un courant millénariste et violent écrasé dans le sang lors du siège de Münster. Dès cette époque, les Taufers sont persécutés, certains exécutés sur le bûcher, d’autres plus souvent par noyade. Les autorités les poussent surtout à s’en aller au moyen de nombreuses vexations. Au milieu du XVIe siècle, la nature même de la communauté se transforme complètement. Urbaine et instruite au début, recrutant surtout dans les milieux intellectuels et artisanaux, elle devient progressivement une communauté rurale et agricole quand les leaders sont obligés de partir se cacher dans les montagnes de l’Emmental. Pour plusieurs siècles, leur nom va désormais être synonyme de paysan.

Pour simplifier, à la fin de la Renaissance, les Taufers sont des protestants d’origine suisse alémanique, dits anabaptistes mais qui en réalité baptisent leurs enfants au moment de leur entrée dans l’âge adulte, vers 13-14 ans, après un choix clairement exprimé. Celui qui refuse est exclu du groupe. Il n’y a pas d’Eglise instituée, ni de clergé, ni de bâtiment dédié au culte. Celui-ci est itinérant, de ferme en ferme, il est assuré par tout un chacun au nom d’un sacerdoce voulu réellement universel. La cohésion de la communauté repose néanmoins sur une caste d’Anciens qui peuvent prononcer l’excommunication (Meidung) donc l’exclusion tant religieuse que sociale d’un de ses membres. Les Frères Suisses veulent se placer à l’écart du monde, ils rejettent le serment et le port des armes. Enfin, au nom de la modestie qui sied au croyant, le mode de vie est frugal. Les vêtements doivent être simples et par exemple ne pas comporter de boutons…


Suisse – Pays-Bas : Le terme « Mennonite ».
Le terme « mennonite » est devenu une appellation générique. Les Eglises qui existent encore aujourd’hui en France portaient déjà ce nom avant guerre. La dernière assemblée explicitement amish de la région, celle de Sarrebruck, a pris le nom d’église mennonite en 1937. Et pourtant, il n’y a « physiquement » rien à voir avec les Frères Suisses. En même temps que le mouvement Taufer prenait naissance dans l’Emmental, un autre courant anabaptiste est en effet apparu aux Pays-Bas du nord autour d’un ancien prêtre appelé Menno Simmons. Ses conceptions sont assez proches de celle des Suisses mais en moins radicales notamment en ce qui concerne le mode de vie. Ainsi, il n’y a jamais eu chez les Mennonites hollandais l’usage du lavement des pieds, classique à Pâques chez leurs collègues suisses ; un usage encore pratiqué dans la Meuse et dans la Marne des années 1950. Une correspondance entre la Hollande et la Suisse a sans doute été entretenue et quelques Suisses se sont réfugiés aux Pays-Bas sans que des liens très forts n’apparaissent entre les deux mouvements. Ils se sont développés en parallèle mais séparément, se partageant l’espace européen, quand les Frères Suisses ont été forcés de migrer en Allemagne du Sud, en Moravie et en Alsace et quand Menno Simons et ses disciples ont conduit des tournées de prédication en Allemagne du nord.



La Suisse vers la Lorraine : Le terme « Amish ».


C’est que les frères suisses possèdent une particularité. Ils constituent ce que Jean Séguy a appelé une ethnie, un groupe de familles relativement réduit au début, quelques centaines de personnes tout au plus. Comme cette communauté est originaire d’une zone bien délimitée, un groupe de quelques villages entre Zurich et Berne, qu’elle parlait la même langue : le Bernois, et qu’elle a pratiquée durant des siècles une large endogamie, elle a fini par constituer un groupe biologiquement uni (et qui dans le cas des Amishs intéresse beaucoup les biologistes et les généticiens). En termes méthodologiques, même lorsque les sources sont rares, cette réalité facilite leur repérage. Ils portent en effet des noms caractéristiques, pas plus d’une cinquantaine sans doute au départ. Des noms qui se retrouvent encore aujourd’hui dans l’annuaire, sur les sonnettes ou sur les vitrines de la région bernoise mais aussi en Pennsylvanie et en Lorraine…

Pour l’Alsace, la Lorraine, le sud-ouest de l’Allemagne et la région de Montbéliard, le travail de l’Historien est rendu encore plus facile par le schisme amish de 1693. Du fait de l’extension géographique de la communauté mais aussi de l’arrêt des persécutions, les Frères Suisses tendent en effet à s’intégrer là où ils se sont installés et les liens se détendent avec ceux restés dans l’Emmental. Pourtant des prédicateurs continuent d’aller et venir entre la Suisse et les assemblées locales ; parmi lesquels un certain Jacob Ammann. En 1693, celui-ci rompt avec les Anciens en prônant un retour à un mode de vie plus rigoureux, accès notamment sur une application stricte du principe de l’excommunication. Le titre de la nouvelle dénomination provient d’ailleurs étymologiquement d’Ammann Ish, le parti d’Ammann. Les communautés d’Alsace, de Lorraine, de Franche-Comté et une partie de celles d’Allemagne du sud suivent le prédicateur en bloc. C’était sans doute pour elles une question de survie car, plus faible démographiquement que celles de Suisse, elles risquaient de disparaître par voie d’assimilation en tant que groupe particulier. Celui que nous étudions est encore plus réduit, quelques dizaines de familles très soudées, très unies entre elles, qui se marient systématiques les unes avec les autres et portent donc souvent les mêmes noms : Engel, Eymann, Kennel, Guerber, Gungerich, Ausburger, Nafziger etc…

En conclusion de cette première partie, l’appellation Mennonite est anachronique en Lorraine à l’époque moderne. Celle de Frères Suisses perd progressivement de son sens, en revanche le terme Amish est le plus adapté.


L’évêché de Metz, une plaque tournante de l’immigration mennonite au XVIIe siècle ?


Avant d’essayer de globaliser les migrations anabaptistes en Lorraine, une étude de cas peut être intéressante, par exemple celle des déplacements de certaines familles comme les Engel.

 
 
Un exemple : les déplacements de la famille Engel.
 
 

Les recherches généalogiques situent l’origine de la famille Engel dans le canton d’Argovie, la région de Berne, où ils sont attestés au XVIe siècle. Dès 1672, un certain Han Engle (Jean Engel) est mentionné à Fessenheim, en Alsace du sud. Or, une série d’expulsions a eu lieu en Suisse l’année précédente et on sait que certaines familles, chassées de leurs terres, se sont regroupées et ont remonté le Rhin en bateau. Sans doute étaient-elles attendues par les communautés locales puisqu’elles ont été semées par petits paquets de l’Alsace jusqu’aux Pays-Bas. Les quarante années suivantes sont moins bien documentées mais la famille est repérée à Sainte-Marie-aux-Mines qui est un point de passage connu pour les protestants. Deux évènements sont néanmoins capitaux, le schisme amish de 1693 et l’édit de Louis XIV de 1712 qui tente de chasser les anabaptistes d’Alsace (au prétexte qu’au contraire des luthériens et des calvinistes, ils ne sont pas mentionnés donc pas protégés par les traités de Westphalie). Conséquence inattendue pour le roi et ses conseillers, l’édit produit l’effet contraire puisqu’il conduit la communauté a pénétrer un peu plus loin vers l’ouest, donc vers la Lorraine, souvent en profitant de la protection de seigneurs luthériens qui comme les Ribeaupierre en Alsace ou ceux du comté de Montbéliard pratiquent une certaine tolérance religieuse voire professent à titre personnel une forme de pré-piétisme.

Il ne faut pas oublier que la guerre de Trente a saigné à blanc les communautés rurales de Lorraine. Dans certains endroits, entre un et deux tiers de la population a disparu. Aussi, les seigneurs, qu’ils soient laïcs ou religieux, même l’évêque de Strasbourg, ne se montrent pas trop regardant au moment de repeupler leurs terres. Il n’y a pas de preuve pour cette époque que les évêques de Metz se soient montrés aussi conciliants que ceux de Strasbourg mais il n’y a pas de preuves du contraire non plus. Les archives ne livrent aucune tentative d’expulsion. La seule pression d’ordre religieux retrouvée concerne le baptême forcé d’une petite Marie Engel à Linstroff en 1729. Surtout, les Frères Suisses ont acquis dès cette époque la réputation d’être de très bons agriculteurs, capables de défricher et de mettre en valeur des terres incultes, de fameux éleveurs (en Franche-Comté, ils sont les inventeurs de la race Montbéliarde) et des hydrauliciens capables d’effectuer des travaux de drainage et de remettre en marche les nombreux moulins mis à mal par la guerre. Mieux, ils font un point d’honneur à payer leurs fermages et leurs impôts, ils ne se révoltent pas, ne prennent pas les armes et ne vont pas en justice…


 
Le front pionnier anabaptiste.

Le cas de la famille Engel illustre assez bien le mode de fonctionnement de front pionnier qui va être celui de beaucoup de familles dites mennonites de la guerre de Trente ans jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Ils sont en général d’abord mentionnés dans un contrat pour la location d’une métairie. En effet, assez souvent, le premier individu repéré est un berger. Sous la Restauration, le premier arrivé en Meuse sera aussi un berger. Celui-ci se loue à droite et à gauche pour s’occuper des troupeaux des particuliers (les archives livrent de nombreux contrats de bergers communaux en Lorraine sous l’Ancien Régime), ce qui lui permet de repérer les fermes disponibles ou susceptibles de se libérer. L’information circule en effet de manière informelle sur les réseaux anabaptistes. Une famille arrive ensuite pour prendre la location. Généralement, dans les années suivantes, elle accueille de jeunes hommes comme ouvriers agricoles. Au moment du mariage, ceux-ci prennent la location d’une ferme. C’est en dix ou vingt ans la base de la constitution d’une Eglise. Vers 1700, des secteurs entiers de la région de Schirmeck, la vallée de la Bruche, la commune de la Broque ne sont plus quasiment peuplés que par des Suisses, ceux que Jacob Ammann a emportés dans son schisme.

La communauté ainsi constituée prospère et elle est capable de mobiliser des sommes d’argents importantes, avancées aux plus jeunes qui veulent s’installer à leur tour. C’est un remède au problème du crédit rural si prégnant sous l’Ancien Régime et que les catholiques ont parfois résolu en ponctionnant l’argent des fabriques ou des confréries religieuses… Surtout, le capital est suffisamment important pour prendre à charge un moulin voire même une forge. Au milieu du XVIIIe siècle, les Engel se sont diffusés en plusieurs branches dans le triangle Saint-Avold – Dieuze – Bitche. Tous les chefs de famille sont meuniers et ils se marient à des filles ou des sœurs de meuniers. Un peu plus tard, des familles anabaptistes ont effectué d’importants travaux de drainage autour de Toul et, vers 1840-1860, quasiment tous les moulins de l’arrondissement de Commercy étaient tenus par des mennonites. Le moulin ou la grosse exploitation agricole doublée d’un moulin (avant même la Révolution, certaines exploitations dépassent les 50 Ha voire même les 100 Ha) avec une dizaine d’ouvriers agricoles devient à double titre le cœur de la communauté. Le domaine suffisamment vaste permet aux Amishs d’être tranquille pour célébrer leur culte, à l’abri du regard des gentils. Il accueille donc de plus en plus souvent les assemblées des croyants de la région, notamment celles qui sont organisées pour les baptêmes, et parfois, le fait est attesté dans les Vosges, une école y est même entretenue. Le détenteur de cette ferme devient aussi un notable qui monopolise de fait la fonction d’Ancien et donc le pouvoir au sein de la communauté. Une sorte d’aristocratie inavouée est née.

Quand il n’y a plus suffisamment de travail ou de fermes disponibles, certains vont regarder un peu plus loin, dans de nouveaux endroits repérés par les bergers. Après la Révolution, la famille Engel essaime ainsi en Meurthe-&-Moselle, dans le secteur de Toul, et dans les Vosges, dans le pays de Darney où vont apparaître d’ailleurs deux assemblées très dynamiques. La Révolution a cependant changé la situation en faisant des Anabaptistes des citoyens certes à part entière mais des citoyens astreints au service militaire. L’Assemblée Législative avait pu se montrer un temps conciliante, pas la Convention qui condamne, verbalement heureusement, les croyances superstitieuses des Anabaptistes tout en reconnaissant leur vertu civique. Consulté par des Anciens, Bonaparte demeure lui aussi inflexible. Pas de dérogation. Un sondage sur les secteurs de Vic, Dieuze, Marsal et Château-Salins qui enjambent des terres relevant autrefois au temporel de l’évêque de Metz a cependant confirmé que les Mennonites tirés au sort sous le Premier Empire avaient été affectés au train des équipages où ils pouvaient à la fois utiliser leurs compétences avec les chevaux et ne pas porter explicitement les armes. Le service militaire reste cependant un problème pour les familles les moins intégrées ou / et les plus observantes ; ce qui peut expliquer en partie l’émigration vers l’Amérique sous la Restauration et au début de la monarchie de Juillet. Une branche de la famille Engel part ainsi vers 1830 pour la côte Est des Etats-Unis. Un groupe de familles, très liées entre elles, dénommées Roggy, Roth et Kohler, a connu une histoire semblable mais il s’est partagé, après la Révolution, entre les Etats-Unis, l’Argentine et l’Algérie.



Le rôle des vallées : l’exemple de la vallée de la Sarre.

 Le font pionnier amish progresse en Lorraine en remontant les vallées, par exemple au XIXe siècle la Meuse, l’Ornain, l’Aire ou la Saulx. Mais au début du siècle des Lumières, le même phénomène s’était déjà déroulé sur la Sarre. Les Mennonites se sont en effet multipliés dans le pays de Sarrebourg après l’édit d’expulsion de 1712 (mais les premiers étaient arrivés ici deux générations plus tôt). Ils ont beaucoup marqué ce territoire où demeurent de nombreuses traces de leur passage, par exemple de vastes maisons comportant une pièce dédié aux baptêmes. De manière classique, ils ont d’abord recherché les fermes isolées dans les montagnes (vallée du Blanc-Rupt, Schacheneck) puis ils se sont rapprochés de Sarrebourg pour louer de vastes fermes dépassant parfois les 100 hectares, ce qui est alors considérable. Dans le même temps, à l’image de celui d’Abreschviller, ils se sont intéressés aux moulins. Tous les moulins de la Sarre, à un moment ou à un autre ont ainsi été tenus par des familles mennonites. Cela prouve combien l’évêché de Metz a joué, par sa conformation, un rôle crucial dans l’immigration anabaptiste en Lorraine. Le secteur de Sarrebourg se trouvait en effet au point d’entrée d’où ils purent remonter par la Sarre plus au nord vers le comté de Fénétrange.



Le rôle de l’évêché de Metz : un positionnement sur les voies d’immigrations.


Quand on regarde la carte des « pays lorrains », on se rend compte que tout l’Est de l’évêché de Metz, collé à l’Alsace, se trouve exactement en solution de continuité avec les voies d’immigrations des Frères Suisses ; proches des terres de l’évêque de Strasbourg qui les attirent et des seigneuries laïques tenues par des princes protestants qui officieusement les protègent. Les deux enclaves sud-est de l’évêché sont d’ailleurs séparées par la principauté de Salm tenue par une famille liées au prince de Montbéliard et aux ducs de Wurtemberg. Après 1751, cette principauté est réduite à un territoire de 250 Km2 autour de Senones mais auparavant, notamment après 1629, elle débordait largement vers l’ouest autour de Badonvillers. Les Amishs qui ont colonisé la montagne vosgienne autour de Sainte-Marie-aux-Mines y ont été bien accueillis après l’édit d’expulsion de 1712 et, de là, ils ont pu gagner l’intérieur de la Lorraine. Comme le prouve l’exemple de la famille Engel, les communautés se sont densifiées dans les années 1730-1750, mais des cas isolés, des sortes de têtes de pont, existaient dès 1670 dans les secteurs de Bitche, de Vic, de Dieuze et de Sarrebourg.

 
Une modélisation de l’immigration anabaptiste en Lorraine.

L’immigration anabaptiste – mennonite en Lorraine peut donc assez facilement être modélisée sous l’Ancien Régime et au début de l’époque contemporaine. Toutes les sources concordent : les enquêtes d’époque, les mentions dans les archives locales mais aussi la reconstitution des déplacements des familles à partir des documents généalogiques. Celle-ci a lieu en trois phases qui s’étalent de la guerre de Trente ans à la monarchie de Juillet. Or, la région qui nous concerne est celle qui se consolide le plus vite, dès le XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle. Avant même la Révolution, des têtes de ponts sont néanmoins lancées en direction de l’évêché de Toul et peut-être de Verdun puisque quelques familles sont repérables dans le secteur d’Hattonchâtel vers 1780.

Entre tension et intégration au XVIIIe siècle.

Bien acceptées des autorités au XVIIe siècle pour toutes les raisons évoquées plus haut, la présence des mennonites suscite néanmoins davantage de tensions au siècle suivant.



Les conséquences du passage à un monde plein.


Il est vrai que, selon Guy Cabourdin, la reconstruction consécutive aux dégâts de la guerre de Trente ans et aux conflits de la fin du règne de Louis XIV s’est achevée dans les années 1720 – 1730. La Lorraine passe progressivement à un monde démographiquement plein, du moins dans les limites des ressources et de l’économie de l’époque. L’élévation de l’âge au mariage ou la progression du nombre de célibataires définitifs confirment d’ailleurs cette évolution. Il reste donc moins de terres et de fermes disponibles pour permettre aux jeunes foyers de s’installer. Il faut, du fait de l’allongement de l’espérance de vie, attendre plus longtemps pour hériter. La concurrence des Anabaptistes, qui entretemps ont quitté les Hautes Chaumes vosgiennes pour se rapprocher des zones plus densément peuplées, se fait donc davantage sentir. Or, les circuits familiaux anabaptistes permettent à ceux-ci de mobiliser des sommes d’argent plus importantes que les locaux, ce qui tendrait à faire monter le prix des fermages.



Premières contestations.


Au milieu du XVIIIe siècle, ils commencent effectivement à apparaître dans les archives judiciaires civiles, en général dans des affaires concernant les contrats ; des fermiers éconduits contestants par exemple l’adjudication d’un domaine à une famille anabaptiste. Mais il existe aussi des cas de mennonites portant plainte contre un autre anabaptiste ; ce qui en dit long sur l’évolution de la communauté et par endroit sur son degré d’intégration. A l’inverse, cette tendance provoque un choc en retour sous la forme d’une tentation constante pour une application plus rigoriste des préceptes amishs. Un certain Nicolas Ausburger, un riche fermier anabaptiste, tenta ainsi de relancer autour de lui une communauté dans l’esprit de Jacob Ammann. Aussi, lorsqu’une famille s’éloigne, ce peut-être pour mener une vie plus « normale » et fuir une ambiance jugée trop lourde mais éventuellement aussi pour retrouver une « pureté originelle» imaginée en danger. En effet, parfois c’est tout un village qui proteste de ce que les Suisses ne participent pas à la milice ou bien le curé qui veut leur imposer le paiement des droits curiaux. En 1785, celui de Tétin (Téting-sur-Nied) adresse même une plainte contre eux au conseil du clergé de France.



Quand Choiseul ferme les yeux.


Une affaire de cette époque est particulièrement bien connue puisqu’elle est remontée jusqu’à Versailles. En 1764, le duc de Choiseul, principal ministre de Louis XV, intervint en effet en personne auprès du procureur général fiscal de l’évêché de Metz :

« A Versailles le 4 mai 1764.


Il m’a été adressé, Monsieur, un mémoire par lequel plusieurs suisses anabaptistes de religion, qui font valoir les fermes de monsieur de Custines, dans les bois de l’évêché de Metz, se plaignent que vous les inquiétez pour l’exercice de leur religion, et que vous voulez les forcer à faire baptiser leurs enfants ; comme cette contrainte est une infraction aux privilèges accordés aux Suisses par les traités d’alliance que la France a faits avec eux, et qu’en vertu de ces traités ils ont la liberté d’exercer paisiblement leur religion dans toute l’Etendue du Royaume. L’intention du Roi est, Monsieur, que vous cessiez sur le champ toutes poursuites contre ces anabaptistes, et qu’on les laisse tranquille à l’avenir.
Je suis parfaitement, Monsieur, votre très humble serviteur. »



Il semble que le procureur fiscal se soit appuyé, l’année précédente, sur une déclaration de 1729 pour assigner les anabaptistes de la région de Vic devant les tribunaux. Ils auraient été condamnés à faire baptiser leurs enfants et à présenter aux autorités les documents le prouvant. Au passage, le seul document acceptable serait un acte dressé par un desservant d’une religion prévue par les traités de Westphalie, à savoir un prêtre catholique, un pasteur luthérien ou un pasteur réformé. Or, à la Broque, un modus vivendi avait été trouvé à cette époque avec le pasteur, sans doute en raison de la célébration de quelques mariages mixtes ; ce qui prouve que des accords étaient possibles. Dans le cas présent, les mennonites payèrent les frais du procès mais ne changèrent pas d’attitude, opposant à l’action du procureur toute la force d’inertie dont leur communauté était capable.

En réalité, si Choiseul intervient c’est qu’il a été saisi par un seigneur, le comte de Custines qui ne souhaite pas que l’on vienne gêner ses fermiers. Donc, à cette époque, les anabaptistes se sentent suffisamment fort et ils sont suffisamment organisés pour pouvoir se présenter devant le comte et solliciter son intervention. On devine aussi qu’ils doivent avoir des porte-paroles, sans doute des Anciens qui sont aussi les exploitants les plus riches de la communauté ; ceux qui justement prennent à bail les plus grosses fermes et payent leur dû à juste termes… C’était l’intérêt bien compris du comte. Il semble que des familles anabaptistes étaient déjà installées à cette époque à Custines même, entre Pont-à-Mousson et Nancy. Ils y exploiteront des fermes jusqu’aux années 1960. Or, l’ancien évêché de Metz avait aussi des extensions à cet endroit. D’ailleurs, Choiseul lui-même possédait des terres dans des secteurs où les mennonites étaient mentionnés.

Les arguments du ministre n’ont, il est vrai, aucune valeur légale. Les mennonites ne sont bien entendu par mentionnés dans les traités avec la Suisse et les anabaptistes ont été oubliés par les traités de Westphalie. C’est la raison pour laquelle il engage l’autorité royale. Dans de nombreuses autres affaires, même lorsque le représentant de l’Etat dans la région, par exemple un intendant, demande l’intervention royale pour débloquer une situation, le ministère répond en général, surtout sur les affaires religieuses, qu’il faut d’abord monter un dossier qui tienne la route juridiquement (ce qui restreint considérablement la vision que nous pouvons avoir de la toute puissance de la monarchie absolue). Or, dans le cas présent, Choiseul engage immédiatement la force. Dans les faits, il ferme les yeux et encourage les « fonctionnaires » à faire comme lui.

Les tensions révélées par les cahiers de doléances.



Les cahiers de doléances rédigés en vue des Etats Généraux de 1789 mentionnent également les anabaptistes. Il ne faut pas imaginer les cahiers de doléances comme une préfiguration populaire de la Déclaration des Droits de l’Homme. Les doléances défendent les intérêts particuliers de leurs rédacteurs et elles sont, si le mot n’était pas complètement anachronique, fréquemment réactionnaires. Neuf cahiers citent les mennonites. Ils sont groupés comme attendu dans le triangle Saint-Avold – Dieuze – Sarrebourg, là où les communautés anabaptistes étaient les plus denses et donc où les tensions s’étaient faites les plus fortes. Quatre cahiers relèvent des Trois-Evêchés : Grening, au sud de Saint-Avold, Gélucourt (où vivait un branche de la famille Engel), au sud de Dieuze, enfin Kerprich et Garrebourg dans le pays de Sarrebourg.

Les doléances sont de deux ordres, économiques et religieuses, revendications qui se mêlent étroitement. Elles concernent d’abord les terres. Les anabaptistes sont accusés de prendre les meilleures fermes et de faire paître leurs troupeaux jusqu’à la racine. Pire, ces étrangers feraient sortir leurs bénéfices du royaume. Fréquemment, le rédacteur leur réserve en effet : « l’horreur et l’abomination que méritent les Juifs (sic). » D’ailleurs, l’un d’entre eux indique que depuis bien des années : « les religionnaires juifs et anabaptistes se sont insinués tellement en nos cantons qu’il n’y a plus moulins, ni fermes lucratives que ces gens n’embrassent. » On les accuse d’avoir une mauvaise influence, notamment sur les jeunes, critique qui transfère peut-être sur le plan moral et religieux, la peur des innovations techniques que les mennonites apportent avec eux, par exemple en ce qui concerne l’assolement des terres. Dans le bailliage de Vic, le rédacteur s’alarme de la multiplication de ces étrangers alors que le royaume est déjà plus que suffisamment peuplé. Et en même temps, il s’inquiète de ces sectaires qui ne professent pas de religion extérieure.




Conclusion : une intégration déjà bien engagée avant même la Révolution.


Ces derniers témoignages laisseraient penser que la communauté anabaptistes descendante des Frères Suisses est vouée de manière globale aux gémonies en cette fin du XVIIIe siècle. Or, les tensions avec les autres habitants prouvent paradoxalement qu’ils se mélangent désormais davantage. Les discussions internes régulières sur une relance rigoristes prouvent la même chose, c'est-à-dire que la réalité est contraire, sinon on n’en parlerait plus. D’ailleurs, la communauté est de mieux en mieux intégrée, ce que prouve l’adoption le plus en plus complète du français, même dans les inscriptions retrouvées sur les rares tombes conservées. D’ailleurs, les Anabaptistes eux-mêmes vont se doter au cours du XIXe siècle de cimetières voire ils vont commencer à utiliser celui des localités où ils vivent. Certes, une certaine tension au monde va être conservée, afin de garder à la communauté sa cohérence, mais l’école laïque, gratuite et obligatoire, le droit de vote et le service militaire universel vont assez rapidement changer la donne.



 

Hervé Bennezon, La Vie en Picardie au XVIIIe siècle. Du café dans les campagnes, Les Indes savantes, Coll. La Boutique de l’Histoire, 2012, 398 pages, 29 euros.

 

Hervé Bennezon, membre du Centre de Recherche Espace, Sociétés, Culture de l’Université de Paris-13, s’est fait connaître il y a quelques années pour une thèse de doctorat remarquée sur Montreuil sous Louis XIV, un village à l’ombre de Paris (Les Indes savantes, 2009). Il récidive aujourd’hui avec un projet d’une plus grande ampleur encore, puisqu’il s’intéresse cette fois-ci à tout un pays, le Santerre en Picardie, non loin du Beauvaisis cher à Pierre Goubert.

Le sous-titre de l’ouvrage ne doit pas induire le lecteur en erreur. Il ne s’agit pas d’une étude de la diffusion du café dans les campagnes, même si l’auteur l’évoque régulièrement comme un fil conducteur. Par exemple lorsqu’il présente l’intérieur des maisons picardes à partir des inventaires après-décès. Non, ce sous titre est surtout symbolique de la thèse largement alimentée par l’auteur, celle des changements qui affectent les campagnes au dernier siècle de l’Ancien Régime. Ici, nul village ne reste en effet immobile !

Entre les années 1950 et les années 1970, beaucoup d’Historiens parmi les plus grands – a commencé justement par Pierre Goubert - ont été encouragés à consacrer des années et des années d’un dépouillement ingrat à une monographie locale. Il s’agissait, tant en Histoire moderne qu’en Histoire contemporaine, parfois en Histoire médiévale, de couvrir le plus largement possible le territoire national et de fournir des matériaux quantitatifs à de futures synthèses. Cette tendance a ensuite eu parfois mauvaise presse. L’Histoire rurale de même que l’Histoire économique n’étaient plus à la mode au contraire d’une Histoire des représentations jugée plus noble et sans doute appuyée sur des sources plus faciles d’accès. Et bien, Hervé Bennezon n’a pas hésité à mettre les mains dans le charbon ou plutôt dans l’argile, dans la tourbe et dans la craie et il illustre parfaitement la renaissance de la discipline ainsi que le renouvellement profond de son questionnement. En effet, les sources consultées sont éminemment classiques, notamment les deux cents inventaires après décès et les nombreux inventaires mobiliers qu’il a consultés. Ceci confirme au passage – pour le lecteur qui ne serait pas familier de la méthode historique - que ce n’est pas tant le cadre géographique ou les archives qui font l’intérêt d’un sujet mais bien le traitement choisi par l’auteur à partir de sa propre personnalité. Hervé Bennezon est originaire du Santerre et cela se sent !

L’autre difficulté de ce genre de projet est la lassitude qui pourrait gagner le lecteur devant un plan finalement connu d’avance, la géographie locale, les notables, les pauvres, les métiers, le genre de vie, et surtout l’accumulation de détails. Les énumérations tirées des inventaires font en effet parfois penser à ceux de Jules Verne (autre Picard mais d’adoption). C’était justement la critique faite autrefois à ce genre d’ouvrage. Mais au contraire, le livre est porté par une forte ligne directrice, l’auteur ne se contente pas d’ouvrir puis de fermer des tiroirs, et par un style vivant qui donne une unité à l’ensemble. Les très nombreuses anecdotes rapportées par Hervé Bennezon donnent réellement vie aux sources sinon il est vrai un peu austères. On entre effectivement dans le quotidien des habitants du Santerre, parfois avec émotion, par exemple lorsque l’auteur évoque d’autres Bennezon qui ont vécu à l’époque.

Les chapitres qui se succèdent révèlent tous la même réalité. La topographie des villages, la démographie, l’organisation agricole, la sociologie ressemblent par bien des traits aux autres régions de la France du nord et le tableau qui est dressé de la misère rurale n’a rien de nouveau, ni de surprenant. L’évocation de la concentration des terres aux mains de quelques-uns, laïcs ou religieux, n’est certes pas nouvelle. L’évocation des métiers est également classique mais rares sont les auteurs qui sont allés jusqu’à ce degré de finesse dans la description ; d’autant que ceux-ci sont systématiquement remis en contexte. Loin d’être systématique, Hervé Bennezon montre notamment fort bien l’éventail des situations au sein de chaque métier ou de chaque groupe social. Une lecture rapide pourrait faire croire que rien ne change et pourtant tout change en permanence, par petite touche, par petits détail. Hervé Bennezon applique à l’Histoire la méthode des archéologues qui, revenant sur un site déjà exploité, passent les déchets de fouille au tamis.

Avant la Révolution, voire même dès l’époque de Louis XIV, le Santerre était déjà bien connecté avec « l’économie nationale ». Les échanges avec la Normandie, distante pourtant de près de 250 kilomètres, sont ainsi très fréquents. Les ruraux travaillent pour les marchés urbains et notamment pour celui de Paris. Les habitants voyagent, ils migrent – beaucoup plus qu’on ne le croyait – et des liens sont conservés avec le « pays ». Et puis le Santerre est un gros fournisseur de soldats. Des étrangers venus d’autres provinces ou même d’autres nations passent et s’établissement. Plus qu’un monde de structures, l’ouvrage d’Hervé Bennezon révèle un monde de circuits et de réseaux.

Par contact, par infusion, la nouveauté gagne ce pays. Elle arrive par le haut, à travers les élites et depuis les châteaux, qui connaissent une remarquable renaissance au siècle des Lumières, mais aussi par le bas, justement en raison de la mobilité des plus humbles. La mode d’abord, puisqu’on apprend que les manouvriers et leurs femmes de la fin du XVIIIe siècle étaient mieux habillés que les laboureurs du siècle précédent. Les innovations agricoles passionnent (charrues plus efficaces, prairies artificielles, pommes de terre) même si bien sûr leur usage n’est pas encore universel. De nombreux petits objets de la vie quotidienne tendent aussi à se répandre : fourchettes, horloges, cafetières etc. Les goûts aussi visiblement se transforment ; derrière la sèche évocation de la vie matérielle se cache aussi une Histoire des mentalités. Ces mentalités évoluent et préparent les habitants à s’engager à plein (déjà comme soldats et comme volontaires) dans la tourmente révolutionnaire. On comprend mieux comment les réalités locales et l’ouverture ce petit territoire au monde ont pu préparer le jeune Gracchus Babeuf (et ailleurs sans doute d’autres révolutionnaires).

Au bilan, la question que pose cet ouvrage et celui de la reproductibilité du modèle. Le Santerre est-il un petit pays relativement en avance ou particulièrement ouvert au changement ou bien la méthode proposée par Hervé Bennezon – guetter les détails – appliquée ailleurs révèlerait des résultats proches. Le Lorrain qui écrit ces lignes rêverait d’une synthèse équivalente pour les pays de la Meuse, de la Meurthe ou de la Moselle ! Le tableau que l’on dresse de la France d’Ancien Régime est-il affaire de sources et de méthodologie ou une affaire de perspective. L’Histoire des années 1950-1970 s’est en effet surtout intéressée à des grandes masses, la démographie historique ou les systèmes de production. Même dans le domaine de la religion ou des « mentalités », la description s’est appuyée consciemment ou non sur les mêmes concepts empruntés aux courants de pensée alors dominants (marxisme, structuralisme…), d’où des schémas très caricaturaux et répétitifs : dominants – dominés, culture des élites – culture populaire etc. La méthode d’Hervé Bennezon ne révolutionne pas l’Histoire des campagnes, elle apporte en revanche une finesse qui permet de compléter et souvent de relativiser ce que l’on croyant savoir !

 
 
 
 


FSchwindt@ac-nancy-metz.fr

jeudi 3 octobre 2013

L'Allemagne, un pays qui va mal !

 
La réélection triomphale d’Angela Merkel va contribuer à renforcer le mythe allemand ; un mythe qui comme tous les mythes a peut-être quelques fondements réels mais est avant tout… un mythe. Toute la politique conduit depuis deux mandats par la chancelière visait d’ailleurs plus à faire perdurer ce mythe qu’à agir en profondeur sur les problèmes de l’Allemagne.

Les commentateurs se contentent le plus souvent de reprendre les informations qui circulent (incompétence, fainéantise…) sans même les vérifier. Combien ont habité ne serait-ce que quelques semaines récemment Outre-Rhin et constaté par eux-mêmes ce qu’ils écrivent ?

Quels sont les éléments de ce mythe dont on veut aujourd’hui nous faire un modèle ?

L’Allemagne est un pays prospère, en tout cas un pays qui a traversé la crise bien mieux que les états laxistes du sud de l’Europe, et ceci pour toute une série de raisons structurelles et culturelles. Citons dans le désordre :

La règle d’or budgétaire que Mme Merkel a constitutionnalisé
L’équilibre des comptes publics.
La cogestion et donc le dialogue social entre syndicats et patrons (des syndicats réformistes qui contrairement aux syndicats révolutionnaires français acceptent les réformes difficiles du marché de l’emploi et des retraites. Vive Gerhardt Schroeder).
Un système scolaire qui accepte la sélection précoce et l’apprentissage.
Une industrie dynamique appuyée sur des agents au très haut niveau de qualification et donc une productivité hors pair.
Une université et une recherche dynamique que d’ailleurs Mme Merkel a dynamisées en les réformant.
Des infrastructures modernes et performantes (ah ! les autoroutes allemandes…)
 
Examinons point par point la réalité de ces arguments. Certes, la chancelière avec l’aide du SPD (Peer Steinbrück a été son ministre des finances) a équilibré les comptes en menant une sévère politique d’ajustement structurel. La dette de l’Allemagne est maîtrisée. Sauf que la comparaison sur ce point avec les autres pays de l’UE, et notamment avec la France, oublie un élément pourtant majeur : l’Allemagne est un Etat fédéral où une grande part des dépenses (la police, l’éducation par exemple) repose sur les régions. C’est là où le déficit se cache. Or, la plus grande part des Länder se trouve en très grande difficulté budgétaire et pas simplement dans l’Est du pays. La région la plus riche, le Bade-Wurtemberg, était il y a un an quasiment en cessation de paiement. Il y a eu également un débat en Allemagne sur l’opportunité de mettre le Land de Sarre sous tutelle voire de le dissoudre purement et simplement. Les agences de notation qui encensent l’Allemagne ont dans le même temps dégradé plusieurs fois la note des Länder. Ceux-ci en sont réduits à faire des coupes sombres dans l’investissement et dans le domaine de l’éducation.

Ainsi, ce qui remet pas mal en cause la confiance que l’on peut avoir dans les infrastructures, les dépenses allemandes dans ce domaine sont inférieures depuis 10 ans au simple coût du renouvellement. Il n’y a qu’à emprunter les autoroutes pour s’en rendre compte, les travaux s’éternisent car il n’y a pas d’argent pour les terminer. La raison principale (en dehors de l’opportunité politique au moment de Fukushima de couper l’herbe sous le pied aux Grünen) de l’abandon du nucléaire en Allemagne n’a d’ailleurs rien à voir avec l’écologie (sinon pourquoi relancer les vieilles centrales au lignite ?) C’est le coût à venir des installations nucléaires (et la facilité d’acheter le l’électricité chez les voisins) qui a décidé la chancelière. D’ailleurs, et les écologistes allemands (pas les français bizarrement) s’en plaignent amèrement, la transition énergétique n’y est pas du tout financée… En un mot, les infrastructures allemandes vieillissent et elles vieillissent vite, un élément qui conduit les entreprises et même des PME à réfléchir à délocaliser. Leur productivité a d’ailleurs cessé de progresser depuis déjà plusieurs années !

Elles y sont d’ailleurs poussées par d’autres facteurs. Lors des élections de dimanche, la moitié des électeurs avait dépassé l’âge de 50 ans ; record d’Europe ! L’Allemagne va même perdre 15 millions d’habitants dans la génération à venir. Les entreprises n’arrivent pas à recruter et à renouveler leur main d’œuvre. Pire, le célèbre système allemand de l’apprentissage, qui assurait un flux régulier vers les entreprises, est en train d’exploser. D’abord parce qu’il n’y a plus de jeunes à former. Ensuite parce que ceux qui restent (et leurs parents) ne veulent surtout pas se destiner vers ces filières. Les entreprises y trouvent aussi leur compte (au sens premier du mot) parce que, réduction des coûts oblige, elles ne veulent plus former leurs employés. Enfin, du fait des coupes massives dans les dépenses d’éducation, les Länder sont en train d’inventer… le collège et le lycée unique. Pour simplifier, suppression de l’orientation précoce vers l’apprentissage et des Haupschule, fusion des Realschule et des Gymnasium. En un mot, tous les élèves au lycée, des dizaines d’établissement qui ferment et des milliers de professeurs au chômage ! Et oui, l’élévation théorique du niveau de formation et l’unification du réseau ne sont pas toujours synonymes d’une réelle élévation du niveau. C’est parfois (c’est exactement ce qui se passe depuis 20 ans en France et dans ce domaine les deux pays sont jumeaux) juste le symptôme des économies d’échelle réalisées. Bizarrement, plus les Länder ont de difficultés financières, plus la réforme avance vite ! Tout aussi amusant (si on la compare à ce qui est en train de se faire en France) mais aussi tout aussi symptomatique est la réforme de l’emploi du temps des élèves. Les écoles allemandes sont en train d’adopter la semaine française et les cours l’après-midi. En effet, le temps dévolu à la culture, à la musique ou au sport après 13H00 n’a plus lieu d’être, les parents et les collectivités locales n’ont plus les moyens de les financer… De la même manière, le raccourcissement des études secondaires de 9 à 8 ans vise ouvertement (comme dans les lycées professionnels français ou le bac pro a perdu 1 an) à économiser un an de dépenses…

Des Allemands trop vieux, pas de jeunes pour les remplacer, la solution en termes de d’emplois pourrait être l’immigration. Mais justement, celle-ci est en berne, la plupart des immigrants ne restant que quelques années et étant encouragés à ne pas chercher à s’installer. Il ne faudrait pas sous-estimer le mouvement de xénophobie qui traverse actuellement l’Allemagne et qui ne concerne pas que le Proche Orient ou l’Afrique mais plutôt et surtout le sud de l’Europe. Il n’y a qu’à voir le succès des thèses, venues en particulier de Suisse alémanique, qui prophétisent une invasion à moyen terme de l’Europe du Nord (rigoureuse, industrieuse, protestante…) par des hordes sauvages venues de Grèce, d’Espagne ou du Portugal voire de France… Très sérieusement, l’armée suisse effectue des exercices d’Etat Major sur ce thème et est en train de mettre sur pied des bataillons d’infanterie professionnels afin de protéger ses frontières.

Il ne fait pas oublier qu’une des plus grandes peurs actuelles des Allemands concerne la retraite. Malgré l’allongement des durées de cotisation et le report de l’âge du départ à la retraite à 67 ans et au-delà, les Allemands savent que cela ne suffira pas pour des raisons purement démographiques. La part plus faible qu’en France de la retraite par répartition est bien mal en point. Mais la part par capitalisation est tout autant affectée car, pour compenser, elle s’est engagée dans une fuite en avant spéculative dont elle n’arrive pas à sortir. Or, la multiplication des micro-jobs, des emplois à 500 euros par mois ou à 1,5 euro l’heure, sans protection sociale et sans cotisations retraites, fait que de plus en plus d’Allemands n’auront tout simplement par de retraite ou des retraites bien inférieures au seuil de pauvreté. Il s’agit de millions de personnes. Beaucoup d’Allemands se demandent donc aujourd’hui si leurs retraites ne seront pas ponctionnées au profit des travailleurs pauvres. D’où aussi le refus de l’immigration. En effet, alors que l’immigration permettrait de débloquer le marché de l’emploi avec des personnes jeunes capables de surcroît de cotiser et de payer les retraites des Allemands, ceux-ci sont persuadés du contraire… c’est-à-dire que les migrants vont leur « piquer » leurs retraites. Promenez-vous dans Berlin, une ville pourtant plus pauvre que la moyenne des cités allemandes ; vous ne verrez aucun « Rom ». Mais où sont-ils ?

La réunification, les réformes Schroeder, la politique d’austérité d’Angela Merkel plus la crise ont considérablement accentué les inégalités en Allemagne. Il n’y a qu’à se promener dans les quartiers périphériques de Berlin ou de Francfort ou même dans n’importe qu’elle ville moyenne pour s’en convaincre. Tout une partie de la société allemande est en voie de paupérisation, ce qui conduit mécaniquement à renforcer tous les autres facteurs mentionnés plus haut. Par exemple, des parents de la classe moyenne qui se voient s’appauvrir ne veulent surtout pas que leurs enfants partent en apprentissage, surtout si c’est pour obtenir un job à 500 euros, ils préfèrent profiter de la fenêtre qui s’ouvre en direction du lycée unique.

Mais justement, et c’est là où le système se bloque, le développement du lycée unique ne se double pas d’un accès accru à l’enseignement supérieur. Ces possibilités tendent même à se réduire suite à la réforme « libérale » de l’université et de la recherche. La mise en concurrence des universités ou les restrictions de budget (l’autonomie comme en France est juste un prétexte pour réduire les financements publics) ont conduit en deux ou trois ans à un déclassement surprenant de plusieurs universités prestigieuses. Le KIT (Karlsruhe Institut of Technology), un des fleurons du Bade-Wurtemberg, a ainsi perdu son statut d’université d’élite. La recherche elle-même est en crise, faute de budgets suffisants notamment dans le domaine de la recherche fondamentale.

Enfin, le mythe du dialogue social, base de l’économie sociale de marché mise en place dans les années 1950 par Konrad Adenauer et Ludwig Erhard, a vécu. D’abord la cogestion n’a jamais concerné toutes les entreprises allemandes. Mais surtout les réformes Schroeder (comme les 35 heures en France) ont sonné le glas du dialogue entre les syndicats et le patronat.

Un vieillissement des infrastructures, une productivité en Berne, des difficultés de recrutement croissantes, la crise de l’université, le refus de l’immigration voire ponctuellement un désir de remettre en cause la venue des frontaliers, l’Allemagne se retrouve dans cette situation paradoxale que ses entreprises envisagent aujourd’hui de plus en plus la délocalisation comme une solution. Mais surtout, un certain nombre de thèmes sont de véritables bombes même si la politique financière d’Angela Merkel a permis un temps de les masquer.

Or, l’Allemagne est en train de se mettre tout une partie de l’Europe à dos. Elle a oublié qu’il s’agissait de son marché. Ce n’est pas en Asie que la République Fédérale réalise le plus d’affaires mais en Europe ; c’est là que se trouve la majorité de ses partenaires. Ne parlons pas de ses sous-traitants en Espagne ou au Portugal… En effet une des principales raisons de la « deutsch qualitat » est que l’industrie allemande a moins fait appel que d’autres à la sous-traitance asiatique, préférant localiser voire relocaliser ses sous-traitants en Europe. C’est notamment flagrant pour l’automobile. La politique d’assèchement conduite dans ses pays est en train de mettre à mal les industries nationales et par voie de conséquence de fragiliser les circuits de production allemands.

Et puis lorsque les bombes allemandes vont exploser, que toutes les contradictions de la République Fédérale vont pousser ce pays dans une crise profonde, qui acceptera de lui tendre la main ? Le Luxembourg ?