samedi 3 octobre 2015

Journées d'Etudes Meusiennes - Les Islettes - 2015
Un prêtre obligé de se mettre au vert en 1756.
Mais où est passé le curé de Beauzée Claude Nassé ?
Frédéric Schwindt[1]

Introdution : L'incident de 1756.
1 - Un verdunois doué et un curé de choc.
            1.1 - Une famille en voie d'ascension sociale.
            1.2 - La rue Saint-Pierre à Verdun.
            1.3 - Un jeune clerc protégé.
            1.4 - Un expert à la tête d'une des plus belles paroisses du diocèse.
2 - Claude Nassé, poète mondain ? Sur la piste du Nassé parisien.           
                2.1 - Claude Nassé lecteur de journaux.
            2.2 - Un curé dans la République des lettres : Nassé et Dom Calmet.
            2.3 - Maudoux, confesseur du roi, versus Nassé. Une biographie parallèle.
3 - Une autre piste : Claude Nassé et les évêques de Verdun.
            3.1 - Hippolyte de Béthune (1681-1720).
            3.2 - Charles-François d'Hallencourt de Drosmenil (1721 à 1754).
            3.3 - Aymar-François-Chrétien-Michel de Nicolaï (1754-1769).
Epilogue : Claude Nassé et l'évêque de Joppée.

            Je remercie Noëlle Cazin et Laurent Jalabert de me permette d'intervenir un nouvelle fois devant vous sur un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Je connais Claude Nassé depuis plus de quinze ans. D'une certaine manière, nous cohabitons ; et comme il y a d'autres personnages comme lui dans mon environnement, ma femme, pourtant historienne elle            aussi, trouve que cela commence à faire beaucoup. Donc, j'ai décidé de régler le problème en m'attaquant à sa biographie en me disant qu'une fois écrite la vie du bouillant curé de Beauzée-sur-Aire, son fantôme disparaîtra. Et c'est là que les ennuis commence. L'homme a beaucoup écrit et laissé de nombreuses traces mais il reste de nombreuses ombres dans son existence. Or justement, ce sont les ombres qui attirent davantage que la lumière.
            Le début de cette histoire est à la fois tragique et comique. Le 14 janvier  1756, un mercredi, le curé de Beauzée, monte en chaire et prononce un sermon sur les dîmes. Depuis quelques temps déjà, la tension montait entre lui et ses paroissiens sur la direction à donner à la gestion de la fabrique et sur la rénovation de l'église. Six mois plus tôt, le 10 juillet 1755, la communauté des habitants de Beauzée réunie en assemblée donnait en effet procuration à son maire pour exercer des poursuites contre le sieur Nassé[2]. Mais là, les choses dérapent et le prêtre est chassé du village à coups de pierres. Si ce type de violence n'est pas rare, il a même tendance à se multiplier au cours du XVIIIe siècle, un tel évènement est inédit. Je ne vais pas chercher à l'expliquer aujourd'hui, c'est le but du livre que je suis en train de rédiger et le point de départ de mon récit. Non, ce qui est plus surprenant encore, c'est qu'aucune poursuite n'est engagé contre les habitants. Ni par la justice civile (mais l'état des archives judiciaires fait qu'une procédure traîne peut-être encore dans un dossier), ni par l'officialité. Mieux, on a vraiment l'impression que les autorité ont cherché à étouffer l'affaire. Le curé a été envoyé en exil.
            En effet, Claude Nassé disparaît complètement des radars pendant quatre ans. Il est remplacé dans ses fonctions presbytérale par des religieux capucins. Or, ce n'est pas le seul trou dans la carrière du prêtre. Si sa jeunesse et son ministère à Beauzée sont documentés par des centaines de pages manuscrites, l'époque de ses études reste un mystère. C'est le point de départ de mon enquête. J'ai supposé, par hypothèse, hypothèse je le sais au départ très fragile, que si je ne trouvais rien sur les études de Claude c'est, aurait écrit monsieur de la Palice, qu'il avait étudié ailleurs. Et s'il disparaît après l'incident de 1756, c'est qu'il était parti ailleurs. Pourquoi ne pas parier donc sur le fait qu'il aurait pu, à cette occasion, profiter des réseaux de relation créés durant sa jeunesse. N'est-ce pas le but d'une hypothèse, nous engager dans une voie nouvelle quitte à trouver autre chose que ce que l'on cherchait au départ.

1 - Un verdunois doué et un curé de choc.

            Un petit mot déjà pour présenter notre homme. Claude Nassé est né à Verdun le 17 avril 1707, dans une famille en voie de promotion sociale et, d'ailleurs, il est lui-même un élément essentiel de cette ascension.

            1.1 - Une famille en voie d'ascension sociale.

            Sa famille illustre parfaitement le renouvellement des élites connu par les Trois-Evêchés après les Traités de Westphalie[3]. Son grand-père est un soldat de fortune, devenu  capitaine de cavalerie du roi, qui s'est fixé vers 1648 à Thionville nouvellement annexée par les français. Il s'intègre en épousant une fille d'officier d'extraction locale mais leur fils, Mathias, n'entre ni dans la carrière des armes, ni dans celle du droit. Il se fixe à Verdun comme compagnon tanneur et, comble de la réussite, son maître décédant assez vite, il se marie avec la veuve. Veuf à son tour mais devenu riche (les marchands tanneurs sont en effet parmi les plus imposés de Verdun) et capitaine de la milice urbaine, il convole ensuite avec une petite jeune a qui il fait une quinzaine d'enfants en quinze ans dont Claude. Tout naturellement, avoir un fils dans les ordres et socialement un plus, celui-ci pouvant appuyer la promotion de ses neveux et nièces. Il organise d'ailleurs la conversion de sa famille vers le droit en mariant ses sœurs à des officiers dont... et c'est une des surprises de la recherche : l'ancêtre direct du colonel Picquart. Le chef de la section de statistique qui devait, bien plus tard, innocenter Alfred Dreyfus est en effet d'origine meusienne et mieux argonnaise puisque ces ancêtres viennent de Brieulles[4].
           
            1.2 - La rue Saint-Pierre à Verdun.

            La famille habite rue Saint-Pierre à Verdun, non pas la rue actuelle qui a été réalignée et déplacée sous la Révolution mais la rue ancienne dominée par l'imposante façade de l'église Saint-Pierre-L'Angelé. C'est la deuxième plus grosse paroisse de la ville et un de ses principaux centres économiques, un quartier dont Mathias Nassé est un des hommes les plus  importants. Il est aussi proche du curé, le père Saillet, qui fait figure de dévot à l'époque où, monseigneur de Béthune étant évêque, un certain nombre de paroisses de Verdun sont dominées par les Jansénistes. Les Nassé sont assurément des dévots (le mot devant être pris comme un type social et non dans le sens de Molière trop caricatural). Or, la géographie verdunoise est importante dans la petite enfance de Claude Nassé puisque la rue Saint-Pierre ouvre dans deux directions : en bas de la rue se trouve le collège des Jésuites et, en haut, la voie qui conduit à la cathédrale et au quartier ecclésiastique. On ne sait pas où Claude est allé à l'école mais comme tous ses frères et sœurs, il apprend à lire et à écrire assez jeune, peut-être auprès du père Saillet ou d'un de ses vicaires. Il est ensuite fort possible que le jeune élève se soit contenté de descendre la rue. Sa culture, ses références, ses repères, ses amitiés, tout le désigne en effet comme un proche de la Compagnie de Jésus.

            1.3 - Un jeune clerc protégé.

            Puis il disparaît une première fois jusqu'à son ordination comme prêtre en 1729. Le lieu de la cérémonie et la date exacte sont inconnues. Les commentateurs disent qu'il est passé par le séminaire de Verdun mais celui-ci est alors plus une école d'application qu'une école de formation. Il a dû poursuivre ses études ailleurs. En bonne logique à Pont-à-Mousson, l'université tenue par les Jésuites, ou à Paris. Mais une indication doit retenir notre attention. A partir de 1732, il commence un stage auprès du père Saillet à Saint-Pierre-l'Angelé. La paroisse proche de la cathédrale apparaît en effet comme une classe d'application où les jeunes prêtres en vue viennent apprendre le métier. Depuis qu'un évêque anti-janséniste, monseigneur d'Hallencourt a été nommé à Verdun en 1721, Saillet est d'ailleurs devenu vicaire-général du diocèse. On imagine donc assez bien que Nassé a été repéré tout petit par le curé de Saint-Pierre et que celui-ci a suivi de près sa carrière.

            1.4 - Un expert à la tête d'une des plus belles paroisses du diocèse.

            Puis en 1735, à seulement 28 ans, Claude est nommé à Beauzée. Ce n'est pas rien : c'est tout simplement, hors de Verdun, une des plus grosses paroisses du diocèse, plus de 1000 habitants, et un beau bénéfice. Il possède donc des protecteurs bien placés. Durant vingt ans, il va révolutionner sa paroisse. Je ne vais pas développer ce point  sachant que je serai amenévà l'aborder lors des universités d'hiver de Saint-Mihiel[5]. Mais il écrit beaucoup, rédige une douzaine de volumes de sermons et une histoire de Beauzée, réalise un recensement ainsi qu'un rapport de 500 pages à l'évêque sur la gestion financière de sa paroisse. Il fait d'ailleurs figure d'expert et lorsque le roi ordonne en 1743 la réforme de la coutume du Verdunois, Nassé est nommé par le prélat à la commission chargée d'examiner le texte.

            Arrive l'incident de 1756. Le curé de Beauzée disparaît complètement.  Je l'ai cherché dans toutes les paroisses de Verdun entre 1756 et 1760, aucune trace. On l'imagine d'ailleurs mal, avec son gros caractère, accepter de faire le vicaire alors qu'il était et qu'il est toujours en droit à la tête d'une des principales paroisses du diocèse. Où est-il passé ?

2 - Claude Nassé, poète mondain ? Sur la piste du Nassé parisien.

            J'étais perdu en conjectures lorsque je suis tombé par hasard sur un petit texte assez inattendu, un poème de sa main relié par erreur avec ses sermons. C'est quasiment le seul document réellement personnel que l'on possède de lui[6]. C'était d'ailleurs un exercice assez courant à l'époque notamment dans les collèges jésuites. Le curé de Beauzée malgré son talent n'est pas un artiste, les vers sont de mirlitons, mais l'intérêt du poème est bien sûr moins dans sa forme que dans son contenu. Le choix des alexandrins, souvent réservés à la flatterie, pourrait d'ailleurs signifier que Claude Nassé avait jadis sollicité les faveurs de la personne à laquelle le texte fut adressé :

                                      « (0) Epitre a M. Maudoux, confesseur du Roi

(1)   Quand Liévin sortit de saint paul, maudoux,
(2)   on te préconisoit vicaire avec Davoux :
(3)   et Soudain tu fûs a Saint Louïs en Lisle,
(4)   sans moines ny moniaux paroisses bien tranquilles,
(5)   né avec des Talens, Toujours bien cultivez,
(6)   Elève de Gueret, doüé de sa sagesse
(7)   Tu scûs gagner les cœurs, et d’esprits échauffés
(8)   dans le trouble éviter la fanatique ivresse.
(9)   dés l’enfance nourri de nos saintes maximes,
 (10) La vérité te plût, elle fit ton bonheur.
(11) principe ultramontain, erreurs illégitimes
 (12) toujours tu rejettas, plein d’une Sainte horreur.
(13) Philosophe chrétien de tes devoirs amy,
(14) tu n’eus que du mépris comme un autre fleury,
(15) pour la vaine science et la futile gloire,
(16) c’est entrer dignement au temple de mémoire.
(17) de Brétigny Curé par un  très prudent choix,
(18) comme son confesseur, le plus puissant des Roix
(19) te distingue entre mille et cent mille encore :
(20) ainsy quand il luy plait, dieu le mérite honore.
(21) Le ciel qui ta formé modeste, humble, pieux,
(22) versera sur Loüis et toute sa maison,
(23) pour a iamais maudoux nous rendre tous heureux,
(24) a pleines mains, partout la Benediction.
(25) tu fûs dans mon exil ma consolation.
(26) ie te dois par retour un tribut de prière,
(27) pour demander a Dieu sur ta direction
(28) une ample éffusion de grace et de Lumiere.
(29) d’un iournal de Verdun, envoié sans dessein
(30) si ce ne fut trouvé l’heureuse occasion,
(31) j’eusse ignoré longtemps ce choix du souverain.
(32) Loins du monde, à l’écart et sans relation.
(33) bien des années battu des vents et de l’orage,
(34) mais enfin préservé du funeste naufrage
(35) ie respires content : la divine indulgence
(36) après mille bienfaits fonde mon ésperance.
(37) d’être instruit à souffrir c’est un grand avantage.
(38) Le reste de la vie est sans aucun nüage.
(39) Je l’éprouve aujourd’huy, et dans ma solitude
(40) vivre sans passion et ma plus douce étude.
           
            Livrons nous donc, comme jadis au lycée, à un petit exercice de commentaire de texte. L’abbé Maudoux a hélas laissé peu de traces dans l’histoire bien qu’il ait été le confesseur de Louis XV[7]. On sait juste qu'il a recueilli la confession du roi sur son lit de mort après avoir d’ailleurs bataillé plusieurs jours auprès de l’entourage du monarque pour accéder à la chambre du souverain. Les historiens de la période, les biographes du Bien Aimé et de son successeur et même des romanciers le mentionnent mais seulement en quelques lignes, comme on donne aussi le nom des valets qui font parti du décor[8].

            2.1 - Claude Nassé lecteur de journaux.

Les lignes 25 et 29 sont particulièrement intrigantes. Nassé dit avoir appris par un journal de Verdun la nomination de Maudoux. Il s’agit peut-être de La clef du cabinet des princes fondé en 1697, devenu le Journal Historique sur les matières du temps en 1707 et qui fut transféré à Verdun dix ans plus tard. Surnommé communément le Journal de Verdun, ce recueil de renseignements politiques avait la réputation d’être fiable[9]. Il disparut en 1776 suite à une cabale.
Si l’on en croît le vers 25, le confesseur du roi avait été « sa consolation » dans son exil. Maudoux l'a-t-il aidé ? Est-il intervenu en sa faveur ? Ou bien Nassé, prêtre de campagne dont la carrière piétine - et qui attendait sans doute mieux - s’identifie-t-il à un autre curé de campagne qui lui a réussi ! Maudoux a en effet été nommé en 1763 desservant de Brétigny[10], aujourd’hui dans l’Essonne, peu de temps avant d’être promu – et à sa grande surprise l'année suivante – à Versailles. Or, le nouveau confesseur du roi est en relation régulière avec l’un des rédacteurs du Journal de Verdun[11], Hubert Ameilhon (1730-1811). Celui-ci, originaire de la paroisse Saint-Paul de Paris, où Maudoux avait fait ses premières armes, devint bibliothécaire de la ville de Paris puis censeur sous la monarchie avant de réussir une superbe reconversion sous la Révolution...[12] Par chance, les collections du Journal ont été intégralement conservées et mises en ligne sur GALLICA, la bibliothèque numérisée de la BNF[13].


Tous les numéros adoptent une présentation équivalente : d’abord quelques articles historiques ou littéraires (en juillet 1764, une vie de Michel de l’Hôpital, une dissertation sur Sénèque et Corneille et une introduction à l’étude des médailles antiques…), des présentations de livres avec l'adresse de la librairie où les trouver et se les faire envoyer, des traductions d’œuvres latines ou grecques (ici une ode de Pindare lue à l’Académie Royales des Inscriptions et Belles Lettres)[14]. Un homme cultivé comme Nassé, même loin de la capitale, pouvait donc au moyen de ce genre de publication continuer à se tenir au courant, tant de la culture que de la diplomatie ou des grandes affaires du pays. On y trouve ensuite des énigmes rimées et des poèmes envoyées par des correspondants. Il s’agit en général de textes à la gloire de tel ou tel personnage connu et dont l’auteur, assez souvent des curés d'ailleurs, reste anonyme. La forme et le fond font immédiatement penser au poème de l’abbé Nassé. Celui-ci a peut-être voulu honorer le confesseur du roi, auquel il était reconnaissant, en le faisant paraître. Après cette partie littéraire du journal, vient une chronique des grands évènements internationaux, pays par pays, puis enfin « Les nouvelles de France » pour le mois écoulé, une rubrique nécrologique et enfin quelque chose qui pourrait s’apparenter à un Journal Officiel (édits royaux etc.) Le volume suivant présente par exemple tous les textes juridiques qui accompagnent la dissolution de l’ordre des Jésuites en France, un dossier qui concerne directement l'abbé Maudoux car c'est cette suppression qui conduit directement à sa promotion.
Les nouvelles de France commencent bien entendu par celles de la cour, les déplacements du roi mais aussi les dernières nominations. Or, on n’y trouve aucune mention du nouveau confesseur tant dans les deux volumes de 1764 que dans ceux des deux années suivantes. Ce n’est donc peut-être pas dans ce journal que Claude Nassé a lu l'élévation du curé de Brétigny mais dans un papier équivalent. D’autres journaux que tout un chacun peut d’ailleurs consulter sur GALLICA sont en effet très proches dans leur présentation.
Quel que soit son ou ses moyens d'informations (journaux, lettres, réseaux de connaissances, rencontres...), le bouillant recteur de Beauzée se tient manifestement au courant des faits qui émaillent ce bas monde. En bon courtisan, il a par exemple pris l'habitude d'adresser des poèmes de sa mains au marquis de Vaubécourt et à sa famille. En général, il s'agit de remercier le seigneur d'une faveur ou de solenniser un mariage ou une naissance. Mais le 9 mars 1766, il change de sujet en évoquant la question du loup, le marquis ayant conduit une battue aux environs de Verdun[15] :

"A M. le Marquis de Vaubecourt

Le meme iour qui vit les terribles allarmes,
répandües a Verdun et dans les Environs,
qui précipitamment fit courir a leurs armes
Les braves officiers de quattre bataillons,
retracoit vivement des morts et des blessez
de tout le Gévaudan l'effraiante peinture :
c'étoit même démon faisant déconfiture.
Tu commandois Marquis et c'en fut tout assez :
Le loup serré de près périt en combattant.
La joie après le trouble : heureux Evènement."

Or, c'est l'occasion pour lui d'évoquer l'affaire du Gévaudan où la première attaque recensée date seulement de deux ans (30 juin 1764 au 19 juin 1767)[16]. Il utilise le terme de "démon", le même que celui employé par les chroniqueurs. Donc, Nassé s'intéresse à l'actualité et il possède les moyens de sa curiosité. Et puis la nouvelle est venue jusqu'à Beauzée, au moins jusqu'à Verdun où le curé réside souvent. On ne saura jamais ce dont il parlait avec les habitants de la paroisse, mais il est lui-même, potentiellement, un des principaux vecteurs d'information du village. Mais la presse n'est pas sa seule source, il est lui-même en relation avec des personnages importants de la République, à commencer par Dom Calmet.

            2.2 - Un curé dans la République des lettres : Nassé et Dom Calmet.

            Presque tous les érudits qui traitent  de Claude Nassé signalent sa collaboration avec le célèbre Dom Calmet. Certes, il n'est pas le seul, car en 1753, Voltaire lui-même participa quelques temps au projet d'Histoire Universelle en 17 volumes de l'abbé de Senones. En août 1747, si on croit une petite note marginale, Claude Nassé aurait fourni la matière du paragraphe sur sa paroisse à Dom Calmet [17]. En réalité, il s'agit de la « Dissertation sur le bourg de Beauzée » rédigé en 1741 que Nassé a placé en introduction de son « Etat de la paroisse de Beauzée»[18]. Mais comment s'est fait le lien entre les deux hommes ?


  
A gauche : Dom Augustin Calmet, abbé de Senones ( 1672-1757).
A droite : extrait de la « Notice de la Lorraine» de Dom Calmet (Photographie F. Schwindt)

            Certes, le bénédictin est né en pays barrois, à Ménil-la-Horgne (village aujourd'hui au bord de la route entre Bar-le-Duc et Commercy) en 1672. Mais il appartient à une autre génération que le protégé de monseigneur d'Hallencourt. Il a commencé ses études au prieuré bénédictin du Breuil de Commercy puis à l'université de Pont-à-Mousson bien avant la naissance de Claude Nassé. Après avoir fait profession à Saint-Mansuy de Toul, il œuvre dans divers monastères dont le couvent des Blancs-Manteaux à Paris et à Saint-Mihiel. Mais en 1718, Dom Calmet devient abbé de Saint-Léopold de Nancy avant d'être élu à Senones dix ans plus tard. Ils n'ont donc vraisemblablement pas pu se croiser. Mais l'auteur de la « Notice de la Lorraine» est une sommité internationale que d'aucuns n'hésitent pas à aller visiter ou consulter lors de leurs passages en Lorraine et qui entretient une vaste correspondance. Fabienne Henryot qui a beaucoup étudié Dom Calmet et qui s'est  appuyée sur un inventaire de sa correspondance n'a pas trouvé de trace de Claude Nassé[19]. Plus prosaïquement, je suppose que c'est l'historien qui entretenait un réseau de correspondants et qui en en ait venu à solliciter, directement ou indirectement, le desservant de Beauzée qui avait déjà acquis à cette époque une petite réputation. Celui-ci inonde en effet l'évêque de Verdun de rapports sur sa paroisses au point que le prélat le désigne en 1743 comme expert auprès de la commission chargée de réformer la coutume du Verdunois[20]. Or, celle-ci est finalement publiée en 1747, la même année où Nassé envoie son mémoire à l'abbé de Senones[21]. Mieux, la décision de réformer la coutume a été prise par le conseil du roi en février 1741, au même moment où le curé a entamé ses recherches sur le bourg et son projet de recensement des habitants.

            2.3 - Maudoux, confesseur du roi, versus Nassé.

Revenons à Maudoux et partons de l’hypothèse que Maudoux et Nassé se connaissaient. La question est de savoir où la rencontre a pu avoir lieu. Manquant d’informations sur le verdunois, concentrons nous sur le parisien. A part les chroniqueurs du règne de Louis XV qui évacuent le confesseur en une ligne, une seule étude, désormais ancienne, a été consacrée à l’abbé Louis-Nicolas Maudoux. Mais heureusement, elle s'est appuyée sur son journal et sur sa correspondance déposés de nos jours à la BNF[22]. Elle permet donc de commenter avec suffisamment de sûreté le poème du curé de Beauzée.
Monsieur Maudoux (l.1) est né à Paris le 13 juin 1724 dans une famille d’artisans peu fortunés du faubourg Saint-Antoine, une origine sociale semblable à celle du protégé de monseigneur d’Hallencourt, fils de marchand tanneur. Il ne peut néanmoins pas avoir été un ancien condisciple de Claude Nassé qui est né à Verdun et dont la famille n’a pas déménagé. Certes, ils auraient pu se croiser durant leurs études chez les Jésuites, mais ce dernier est dix-sept ans plus vieux que le confesseur du roi. Si Louis-Nicolas a fréquenté comme externe le collège Louis-le-Grand à partir de ses douze ans, nous n’avons aucune preuve, hormis la bonne logique, que Claude ait suivi les cours de son du collège de Verdun, voire qu’il ait ensuite été envoyé dans un autre établissement. Dans les registres, Nassé est parfois qualifié du terme de maître, grade universitaire qui suit celui de bachelier et précède celui de docteur. Le père Saillet, lui était docteur en Sorbonne. Mais si Maudoux est allé en Sorbonne étudier la théologie, il s’est arrêté au grade de maître es arts car il a assez vite été pris par ses tâches pastorales à l’église Saint-Paul de Paris et il n’a jamais passé son doctorat. Nassé est-il allé à la Sorbonne ou seulement à Pont-à-Mousson ? Même mystère.
Les notices indiquent sans preuve qu’il est passé par le séminaire de Verdun mais cet établissement, fondé au XVIe siècle par Nicolas Psaume, était - je l'ai dis - plus une école d’application qu’un lieu d’étude. Claude Nassé apparaît ainsi le 29 septembre 1732 sur les registres de la paroisse Saint-Pierre-L’Angelé de Verdun. Jusqu’au 24 novembre 1734, il célèbre une quarantaine de baptêmes et quelques mariages[23]. Il enterre aussi son père, Jean-Mathias, le 28 février 1734. Contrairement aux dires des notices, il n’y est pas vicaire (le vicaire titulaire s’appelle Hurault). Le curé en titre est en revanche un personnage bien connu, Jean-François Saillet, doyen urbain et vicaire-général du diocèse de Verdun. Pendant ces deux ans, d’autres jeunes clercs fréquentent également la paroisse comme prêtres habitués, certains quelques semaines, d’autres plus longtemps. Saint-Pierre-L’Angelé apparaît donc comme une paroisse de stage pour les jeunes prêtres du diocèse, en tout cas pour ceux que l’évêque ou les vicaires généraux protègent et qu’ils préparent pour des charges importantes. Il se peut même que, étant né dans cette paroisse, le jeune Claude y ait été remarqué. Les jeunes prêtres qui passent pas d'autres paroisses mettent en effet beaucoup plus de temps à être promu et parfois ils restent vicaire à vie. Mais on ne sait rien de Claude Nassé jusqu'à son ordination que les auteurs disent avoir eu lieu à 22 ans en 1729. Entre le collège et ce stage en situation, où le futur desservant de Beauzée a-t-il étudié ?
Pour Maudoux, les choses sont heureusement mieux assurées. En 1736, il entre à Louis-le-Grand, collège dirigé par les Jésuites où il suit notamment les cours de rhétorique du célèbre critique Fréron (1719-1776). En 1739, il est tonsuré par monseigneur Hyacinthe Leblanc, évêque de Joppée - retenez ce nom - connu pour son peu de sympathie envers les idées jansénistes. Dès lors, il fait partie du clergé de la paroisse de Saint-Paul. Il suit ensuite la classe de philosophie de Philippe Poirier, ancien recteur de l’Université qui avait justement perdu son poste suite à une cabale janséniste à la mort de Louis XIV. L’environnement intellectuel et politique du jeune Maudoux apparaît donc assez clair d’autant que la paroisse Saint-Paul est-elle-même chapeautée par les Jésuites. La ressemblance est là beaucoup plus nette avec Verdun où le nouvel évêque, Monseigneur d’Hallencourt, conduit à partir de 1723 une politique de normalisation après le long épiscopat janséniste d’Hyppolite de Béthune. Or, dans l’entourage de l’évêque, Claude Nassé appartient apparemment à un groupe de jeunes ecclésiastiques sur lesquels le prélat prévoit de s’appuyer[24]. Cela vient en tout cas casser l’interprétation un peu rapide de certains auteurs qui ont fait de Nassé un janséniste sur la foi de sa seule rigueur.
En octobre 1746, Maudoux entre quant à lui au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Trois mois plus tard, il reçoit les ordres mineurs des mains de l’archevêque de Paris en personne. Sous-diacre un an plus tard, il reçoit une pension du roi de 200 livres sur l’abbaye de Notre-Dame de Beaulieu, Ordre de Saint-Augustin, située près du Mans. De là provient sans doute l’utilisation du titre d’abbé qu’il n’a en revanche jamais reçu. Il est alors chargé de conférences de théologie à Saint-Paul et de la bibliothèque de l’évêque de Nitrie. Il atteint le diaconat en 1748 et il est finalement ordonné prêtre le 20 septembre 1749. On lui confie alors des prédications, le catéchisme, la direction de deux congrégations mariales (une spécialité des Jésuites) et l’encadrement des jeunes ecclésiastiques de la paroisse[25]. A cette date, à seulement 25 ans, il est donc déjà un prêtre remarqué et qui bénéficie d’appuis hauts placés. A l’inverse, aucun document ne permet d’établir où et par qui Claude Nassé aurait été ordonné, encore moins où il a acquis progressivement les ordres mineurs. Les registres des paroisses ne mentionnent en effet que les prêtres.
Il connaît en revanche de manière très précise la carrière de son collègue parisien. En 1757, quand monsieur Liévin (l.2), vicaire de Saint-Paul est nommé curé de Brie-Comte-Robert, Maudoux récupère sa fonction de confesseur auprès des sœurs de la Croix du faubourg Saint-Antoine. Ce qui explique sans doute pourquoi, un peu plus loin (l.5), Nassé dit qu'il se trouva « sans moines ny moniaux » à son poste suivant, c’est-à-dire déchargé de leur conduite spirituelle. En 1758, le curé de Saint-Louis-en-Lisle obtient en effet de l’archevêque de Paris de le lui donner comme vicaire (l.4). Mais à la mort de l’autre vicaire de Saint-Paul, le dénommé Davoust (l.3), l’abbé Guéret (l.7), le curé, et les notables de la paroisse tentèrent de récupérer  Maudoux. Guéret n’est pas un inconnu ; il est proche de la famille d’Orléans et notamment de Louis (1703-1757), le fils du régent dont il corrigeait les œuvres. Mais Maudoux, qui est apprécié pour ses prédications et sa qualité de conducteur spirituel, décide de rester à Saint-Louis. Il a en effet laissé dans les mémoires, le souvenir de quelqu’un de doux et de calme. Aussi, si les vers 6 à 16 vantent les qualités intellectuelles de Louis-Nicolas, ils insistent aussi sur sa modération. Son éloignement des « esprits échaudés » (l.8) ou de la « fanatique ivresse » (l.9), son rejet des  « erreurs illégitimes » (l.12) témoignent néanmoins de son rejet du jansénisme.
En octobre 1763, à la mort de curé Gonnet, il est enfin promu à la paroisse de Brétigny(-sur-Orge). Il prend possession de sa paroisse en octobre et s'y fait rapidement apprécier. En effet, il a choisi de résider réellement dans sa paroisse et surtout de l'administrer en personne, plutôt que de l'abandonner à un vicaire et de se contenter d'en toucher les revenus[26]. Il aurait en effet pu continuer de résider à Paris et poursuivre ses activités. Il adopte surtout un mode de vie modeste qui conduit les habitants à le surnommer rapidement « l'ermite de Brétigny ». Enfin, s'agit-il vraiment des habitants ou bien des anciens contacts de Maudoux dans la noblesse et dans la bourgeoisie ? Il ne serait pas le premier à acquérir dès ses plus jeunes années un aura de sainteté. Cela prouve au moins qu'il jouit dès cette époque d'une excellente réputation, réputation qui a pu venir jusqu'à la cour ?


Seulement un an après son arrivée à Brétigny, en novembre 1764, tombe l'édit de Louis XV sanctionnant la suppression de l'Ordre des Jésuites en France. Pourtant plutôt favorables aux Jésuites, le roi doit même se séparer de son confesseur, le père Desmarets. Par quel canal ? Suite à quelle recommandation le nom de Maudoux, simple prêtre de paroisse, arrive-t-il jusqu'à l'oreille du roi ? La réponse reste encore aujourd'hui mystérieuse et l'intéressé lui-même n'a jamais pu se départir de la surprise qui avait été la sienne à sa nomination. Il ne l'expliquait tout simplement pas.  
A cette date, Claude Nassé est revenu depuis plusieurs années à Beauzée et s'il a jadis reçu de l'aide de l'abbé Maudoux, c'était bien des années avant sa promotion, lorsqu'il servait à Saint-Louis-en-Lisle. Mais un fait nous apporte peut-être un élément d'explication. Maudoux a qui un appartement a été octroyé à Versailles, ne veut pas y résider à demeure. Brétigny paraît néanmoins trop loin. Il choisit donc de s'établir dans une communauté de prêtres à Issy-sur-Seine[27]. Il s'agit d'une sorte de maison de retraite fondée en 1702 sous l'invocation de saint François-de-Sales par Charles Vuitasse, célèbre docteur et professeur en Sorbonne, afin d'accueillir des ecclésiastiques âgés ou infirmes. Depuis juillet 1753, elle s'était installée à Issy, c'est-à-dire sur la route directe pour Versailles. Nassé y aurait-il trouvé refuge en 1756. Le séminaire Saint-Sulpice qui était constitué de quatre maisons à Paris (actuelle place Saint-Sulpice) en possédait une quatrième à Issy, l'ancienne demeure de la reine Marguerite de Valois, détruite seulement en 1892 et qui servait de solitude. Or, à sa mort, les papiers de l'abbé Maudoux qui résidait toujours au sein de la communauté Saint-François-de-Sales ont été déposés à Saint-Sulpice tandis que sa bibliothèque était vendue aux enchères à Versailles. Est-ce autour de Saint-Sulpice que les deux hommes se seraient connus autrefois ? Nassé serait-il lui-même passé jadis par le grand séminaire parisien de monsieur Olier ?[28] Une recherche dans les fonds de cet établissement s'imposerait.

3 - Une autre piste : Claude Nassé et les évêques de Verdun.

            Pour faire le lien entre Claude Nassé et Maudoux, donc avec Paris et avec la cour, il existe une autre piste, celle des évêques de Verdun qui étaient alors et par essence des personnalités bien introduites à la cour parce qu'issues de la plus haute aristocratie. Nassé en a connu quatre : le janséniste Hippolyte de Béthune de 1681 à 1720, Charles-François d'Hallencourt de Drosmenil de 1721 à 1754, Aymar-François-Chrétien-Michel de Nicolaï de 1754 à 1769 et enfin Henri-Louis-René Desnos de 1770 à 1793.

            3.1 - Hippolyte de Béthune.

            Non seulement Hippolyte de Béthune était un prélat janséniste mais il appartenait au groupe d'évêques qui avaient fait appel au pape de la bulle Unigenitus. A Verdun, il s'appuyait sur les Cordeliers et les Dominicains contre les Augustins, les Jésuites et les Capucins. On sait qu'une génération plus tard, Nassé était proche des seconds, notamment des Capucins qui vinrent le remplacer à Beauzée durant son exil. Alors que l'évêque aurait pu nommer un remplaçant ou imposer au moins un vicaire, cette présence de quatre ans est vraiment unique dans le diocèse. Il avait seulement 13 ans à la mort du prélat et il était peut-être encore élève à Verdun au collège des Jésuites qui, profitant des vieux jours d'Hippolyte de Béthune, avaient repris un peu d'ascendant sur la ville. Mais la présence d'un évêque janséniste pourrait tout autant expliquer un départ afin de poursuivre ses études dans le milieu dévot qui était le sien.

 
Hippolyte de Béthune, évêque de Verdun de 1681 à 1720 et Charles-François d'Hallencourt (1721-154)

3.2 - Charles-François d'Hallencourt de Drosmenil, évêque de Verdun de 1721 à 1754[29]

            Au moment de sa nomination à Beauzée, Nassé appartient à "l'écurie" de monseigneur d'Hallencourt. Celui-ci conduit une politique de normalisation qui prend le contrepied de son prédécesseur. Excellent administrateur, il renouvelle surtout les cadres en nommant dans les principales paroisses de jeunes disciples énergiques et surtout il visite son diocèse. Selon la tradition, il serait même venu passer une retraite à Beauzée. Le soutien du prélat n'est pourtant pas inconditionnel à son curé. Lorsque Claude Nassé envoie un long rapport financier à l'évêque afin d'obtenir la suppression de la plupart des services pieux fondés au sein de la paroisse de Beauzée, d'Hallencourt ne lui accorde que quelques diminutions. La mort de l'évêque mais aussi de Saillet et l'âge qui vient on peut être aussi sapé la position de Nassé à Verdun car une autre génération arrive aux affaires.

            3.3 - Aymar-François-Chrétien-Michel de Nicolaï.

            Mais là où le lien paraît le plus net, c'est au moment de l'incident. Monseigneur de Nicolaï n'est pas un inconnu, c'était même un personnage considérable. Né en 1721, seulement trois avant monsieur Maudoux, il est issu, contrairement à celui-ci de la haute noblesse de robe. Sa mère est une Lamoignon et son grand père était chancelier de France. Son cousin, Lamoignon de Malesherbes n'est autre que le futur avocat de Louis XVI.  Son père puis son frère aîné furent premiers présidents de la chambre des comptes et un frère fut fait maréchal de France... Chanoine de Paris en 1739, il devient en 1745 premier aumônier de la dauphine Marie-Josèphe. Dès cette époque, il est en effet un des amis intimes du dauphin Louis-Ferdinand. Agent général du clergé de 1745 à 1750, grâce à la faveur du prince, il devait profiter de sa charge pour faire avancer les projets du roi (réduire les privilèges du clergé et augmenter le don gratuit de celui-ci). Mais il n'en fit rien, défendant les avantages de son Ordre, et encourant la colère du roi qui promit que jamais il ne serait nommé évêque en France. Revenu en grâce, le dauphin obtient pour lui Verdun en 1754, au prétexte que la cité n'était pas vraiment en France. Il est alors considéré avec Christophe de Beaumont, l'archevêque de Paris, comme un des chefs du parti dévot et comme un de ses guides spirituels.
            Dans la querelle liée au Jansénisme, il avait bien sûr soutenu la politique papale, cherchait à faire appliquer la bulle dans son diocèse et déploré la suppression de l'Ordre des Jésuites contre laquelle il avait lutté. Bien que les dévots, le dauphin et ses sœurs, soutenant leur mère Marie Leszinska, se soient violemment opposés à madame de Pompadour (ils sont à l'origine de certains des plus terribles libelles contre la maîtresse de Louis XV), l'affaire des Jésuites a peut-être rapproché Michel de Nicolaï et Christophe de Beaumont du roi ; ce qui expliquerait la nomination de Maudoux, à la fois prêtre du diocèse de Paris et créature des Jésuites. Huit ans plus tôt, cela pourrait aussi expliquer un exil de Nassé vers Paris, l'évêque de Verdun envoyant son protégé auprès de son ami de Beaumont. Or, l'archevêque connaît bien Maudoux a qui il a remis les ordres mineurs et dont il suit apparemment la carrière. Le rapprochement a donc pu avoir lieu à ce moment. Et à la mort de madame de Pompadour, Louis XV qui connaît des retours réguliers à la foi, aurait accepté de prendre Maudoux sur les conseils de l'archevêque voire de son fils ou de De Nicolaï, le confesseur de sa belle-fille. Le dauphin avait semble-t-il conçu le projet d'en faire son premier ministre (assorti de l'espérance du chapeau de cardinal), projet qui n'a pas vu le jour suite à la mort prématurée du prince, de la dauphine puis du prélat lui-même à seulement 48 ans en 1769[30]. A la mort du dauphin, l'évêque de Verdun avait fait paraître un mandement ordonnant des prières dans l'ensemble de son diocèse pour la mémoire du fils de Louis XV[31]. Il serait intéressant de regarder si Claude Nassé en parle et, le cas échéant, ce qu'il en dit. En revanche, fait intéressant, le secrétaire du prélat, l'abbé Laperlier, était lui-même un chanoine de Verdun, c'est-à-dire un personnage que Claude Nassé ne pouvait pas ne pas connaître[32].
            Pour l'anecdote, il existe un seul portrait connu de monseigneur de Nicolaï, conservé autrefois au château de Brissac mais il a été vendu depuis quelques années à un acheteur anonyme[33].. La famille qui possède toujours le château de Lude dans la Sarthe (le sénateur-maire du lieu est d'ailleurs un de Nicolaï) n'en a pas[34]. Or, j'ai découvert qu'un autre portrait existe à l'hôpital de Verdun, portrait que je n'ai pas encore pu photographier suite à un imbroglio juridique. Les sœurs de Saint-Charles et l'hôpital se renvoient en effet la propriété de l'œuvre. En revanche, le portrait du père de l'évêue, Jean-Aymar de Nicolaï, peint par Rigaud à la fin du règne de Louis XIV est lui bien connu. Le spécialiste du peintre des rois Hyacinthe Rigaud, Stéphan Perraut[35], l'a découvert par hasard à l'occasion d'une visite du château de Brissac.

Le président de Nicolaï (Huile de 1713-1714 par Rigaud)

            Or, Le président de la chambre des comptes avait été le tuteur de Voltaire mais aussi le protecteur de Philippe Poirier, l'ancien recteur de la Sorbonne, imposé par Louis XIV en 1714 pour remplacer un janséniste et déposé dès la mort du grand roi[36]. Des libelles  fort méchant coururent d'ailleurs sur lui :  
« Si l'Université de cette grande ville
Abattit le Poirier qu'on estima si peu,
Ce fut pour obéir à ce mot de l'Evangile :
L'arbre de mauvais fruit soit jeté au feu. »[37]

            Philippe Poirier avait reçu l'appui de Michel le Tellier, jésuite et confesseur de Louis XIV. Plus part, le président de Nicolaï, marquis de Goussainville devait le nommer comme collateur ordinaire de la chapelle de la Sainte-Vierge au prieuré de Moucy-le-Neuf[38]. Or, Poirier était alors professeur de philosophie au collège de la Marche et il aura, quelques années plus tard, Maudoux comme élève. A-t-il enseigné au jeune Michel de Nicolaï ? C'est une hypothèse assez forte d'autant qu'il avait commencé sa carrière comme précepteur et que, contre les règles, il emmenait alors ses élèves suivre des cours chez les pères de la Compagnie de Jésus.

Epilogue :

            On peut donc conclure provisoirement à l'hypothèse d'un Claude Nassé conduit, du fait de la présence d'un évêque janséniste à Verdun, à poursuivre ses études à Paris. Là, il se fait remarquer et attire sur lui la protection de hauts personnages. Revenus à Verdun, il intègre l'entourage de monseigneur d'Hallencourt qui mène une politique de normalisation après le long épiscopat d'Hippolyte de Béthune. Après sa fuite en 1756, il trouve refuge auprès de Michel de Nicolaï qui directement ou indirectement, par l'intermédiaire de Christophe de Beaumont, lui trouve un refuge à proximité de la capitale. C'est là qu'interviendrait monsieur Maudoux. Il existe un faisceaux de présomptions, des contacts de proches en proches, un milieu qui apparaît mais pas de preuves. A ce stade, le raisonnement est hélas bien faible et seul le poème de Claude Nassé lui fournit un semblant de vérité !
            Ma conclusion en était là, lorsqu'un détail m'a quasiment sauté à la figure. J'étais en train de relire mes notes consacrées à la notice de Claude Bonnabelle, plaquette que j'avais d'abord trouvée un peu décevante faute d'informations nouvelles sur l'incident de 1756. Or, il parle d'un certain monseigneur Geppeau venu confirmer 4000 habitants de Beauzée et de vingt villages environnants le samedi 1er et le dimanche 2 mai 1745 : "L'évêque fut reçu par le curé, en surplis et étolle ; celui-ci l'alla chercher et reconduire en procession avec le dais"[39]. Un peu plus loin, il revient sur l'évènement, mais le prélat est devenu monseigneur Leblanc. Tout devient clair : il s'agit de Ange Hyacinthe Leblanc (1696-1755), évêque in partibus de Joppée (1728). Ce personnage, un des grands dévot du XVIIIe siècle, est loin d'être un inconnu. Natif d'Aix-en-Provence, il a fait profession chez les Augustins déchaussés. Violement anti-janséniste, il consacre d'ailleurs l'église Notre-Dame des Victoires installé dans le couvent de Paris de cet Ordre le 13 novembre 1740. A cette époque, on le retrouve un peu partout en France, appelé à conduire des prédications voire à remplacer un prélat malade ou appelé à la cour[40].  Or, c'est ce même Hyacinthe Leblanc qui a tonsuré Maudoux en 1739[41]. Un portrait de lui, daté de 1745, est conservé à Versailles dans les anciennes collections du roi Louis-Philippe. Cette gravure nous apprend qu'à cette date, il était chanoine et grand-vicaire de Reims. C'est peut-être à ce titre qu'il était venu suppléer l'évêque de Verdun.

Ange Hyacinthe Leblanc, évêque de Joppée (1696-1755)

            Le faisceau de présomptions se resserre. Sauf, que l'évêque de Joppée meurt en 1755, c'est-à-dire avant l'exil de Claude Nassé. Mais pourquoi être venu à Beauzée en 1745 ? Certes, c'est son rôle s'il remplaçait monseigneur d'Hallencourt. C'est une grosse paroisse mais l'église n'est pas en excellent état à cette époque. D'un autre côté, la confirmation a sans doute eu lieu en plein air. Nassé est alors un jeune curé, en poste seulement depuis trois ans. Il n'est pas doyen et il ne le sera d'ailleurs jamais. D'autres paroisses du secteur auraient même été plus adaptées à commencer par Souilly. Ce sera d'ailleurs le cas la fois suivante en 1765[42]. L'évêque de Verdun a-t-il voulu honorer son protégé ? Deux ans plus tôt, il l'avait désigné pour la réformation de la coutume. Il resterait d'ailleurs à éclaircir la relation entre Monseigneur d'Hallencourt et Monseigneur Leblanc. L'évènement a en tout cas dû sérieusement accroître le prestige et la "crédibilité" de Claude Nassé et créer quelques jalousies dans le secteur.
            Néanmoins, même si le parcours de mon prêtre de choc n'est pas encore complètement assuré, la recherche a permis de reconstituer l'environnement d'un "bon curé de campagne " du siècle des Lumières. Claude Nassé n'est plus un personnage isolé, il fait partie d'un groupe, d'une hiérarchie et d'une ambiance. Mais cela ne nous dit pas de manière certaine où il était durant ces quatre années d'exil. Juste une dernière hypothèse : la bibliothèque de Verdun possède un Polium Virdunense ou Pouillé Verdunois, un manuscrit compilant deux précédents ouvrages du même type rédigés successivement en 1738 et 1750 mais présenté sous formes de tableaux[43]. L'auteur est anonyme mais l'abbé Gillant a relevé une note, folio 475, qui permet de l'attribuer à un chanoine ou à un prêtre bénéficier de la cathédrale. Mieux, il pense que le document a été rédigé vers 1755[44]. Ce genre de statistiques était bien pour plaire à Claude Nassé qui passait d'ailleurs pour un expert. A son arrivée en 1754, Monseigneur de Nicolaï, en bon administrateur,  lui aurait-il demandé  de lui fournir un état de son diocèse ? Et le cas échéant, aurait-il profité de ses vacances forcées pour finir le travail demandé ?




[1] Professeur agrégé et docteur en Histoire moderne. Chercheur associé à l'Université de Lorraine - CRUHL Nancy. FSchwindt@ac-nancy-metz.fr
[2] A.D. Meuse C 3833 - Folio 29.
[3] Frédéric Schwindt, « A la croisée des influences : l’évêché de Verdun entre l’Empire, la Lorraine et la France – Une illustration du Soft Power à l’époque moderne » in Catherine Bourdieu-Weiss (dir.), Metz, Toul et Verdun : trois évêchés et la fortune de France (1552-1648), Colloque du CRULH – Université Lorraine – Plateforme Metz, 6-7 avril 2011, Metz, 2012, p.169-185.
[4] Information transmise par Catherine Médard, généalogiste.
[5] « La réforme de la paroisse au XVIIIe siècle : l'exemple de Beauzée et de son curé de choc Claude Nassé (1707-1773) », Université d'hiver de Saint-Mihiel sous la direction de Laurent Jalabert, Novembre 2015.
[6] A.D.Meuse 54 J 4 * - Avent, p.229.
[7] Il n’a jamais été abbé mais il avait reçu dans sa jeunesse une pension de 200 livres tiré du revenu d’une abbaye…
[8] Evelyne Lever, Louis XVI, Fayard, 1985. Georges Minois, Le Confesseur du Roi. Les directeurs de conscience sous la monarchie française, Fayard,  1988. Michel Antoine, Louis XV, Fayard, 1989. Pierre Darmon, La variole, les nobles et les princes, Editions Complexe, 1999. Jean-François Parot, L’affaire Nicolas Le Floch, Editions Jean-Claude Lattès, 2009.
[9] Raymond Birn, « Le Journal des Savants sous l’Ancien Régime », Le Journal des Savants, Année 1965, Volume 1, Numéro 1, p.15-35. Table générale de la Clef du Cabinet des Princes et de la Suite de la Clef ou Journal Historique sur les matières du temps, connu sous le nom de Journal de Verdun, depuis 1697 jusques et compris 1756, Paris, Ganeau, 1759-1760 (en ligne sur le site : Le Gazetier Universel).
[10] Brétigny-sur-Orge (aujourd’hui dans l’Essonne).
[11] BnF – Département des manuscrits – MS. NAF 10852-10854 – Journal et correspondance de l’abbé Louis-Nicolas Maudoux, confesseur de Louis XV et de Marie-Antoinette (1776-1778) : le troisième volume est composé de lettres originales et autographes classées par ordre alphabétique. Etudes, Nov. 1879, p.675.
[13] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32873747s/date (1717-1776). La ville de Verdun apparaît en médaillon sur la première page du journal.
[14] Suite de la clef ou Journal Historique sur les matières du tems, Volume XCVI, Juillet 1764 (volume issu de la bibliothèque publique fondée à Nancy par le roi Stanislas et numérisé à Nancy) : reliés, les exemplaires d’une demie année donnent un volume de plus de 500 pages.
[15] Archives départementales de la Meuse 54 J 5 *.
[16] Jean-Marc Moriceau, Histoire du méchant loup : 3000 attaques sur l'homme en France (XVe-XXe siècle), Fayard, 2007. Jean-Marc Moriceau, La bête du Gévaudan - 1764-1767, Larousse, 2008.
[17] Dom Calmet, Notice de la Lorraine, Tome 1, Nancy, 1756, p.94.
[18] Archives départementales de la Meuse E dépôt S2, p.12 et suivantes.
[19] Fabienne Henryot & Philippe Martin, Dom Augustin Calmet (1672-1757), un itinéraire intellectuel, Actes du colloque de Nancy et Senones, 18-20 octobre 2007, Paris, Riveneuve éditions, 2008.
[20] Internet a encore frappé car c'est grâce au Web que j'ai pu avoir connaissance d'un ouvrage conservé aux Etats-Unis à la New York Public Library : Parliamentary decrees, royal letters patent, proclamations and customary laws of France from February 1746 to december 1747, Metz, F. Antoine, 1748. Il contient le "Procès-Verbal de Réformation de la Coûtume Generale de la ville de Verdun & Pays Verdunois" (p.68 et svtes).
[21] "Procès-Verbal de Réformation de la Coûtume Generale de la ville de Verdun & Pays Verdunois" in Parliamentary decrees, royal letters patent, proclamations and customary laws of France from February 1746 to december 1747, Metz, F. Antoine, 1748, p.68et svtes.
[22] Antoine de Lanthenay, « L’abbé Maudoux confesseur de Louis XIV », Notice extraite de la Revue Catholique de Bordeaux, Paris – Bordeaux, 1881, 35 pages.
[23] Archives municipales de Verdun – GG36 –Saint-Pierre l’Angelé – BMS 1730-1749.
[24] Chapitre 9 – Une deuxième réforme catholique au XVIIIe siècle : Les curés et les campagnes (Vers 1720 - Vers 1780) in Frédéric Schwindt, La communauté et la foi. Confréries et société entre Lorraine et France. Vers 1450 - Vers 1950, à paraître, p.236-275.
[25] Louis Châtelier, L’Europe des dévots, Nouvelle bibliothèque scientifique, Flammarion, Paris, 1987.
[26] Nous reviendrons un peu plus loin sur ce thème. En effet, j'ai le projet de mesurer "le temps de travail" du curé de Beauzée. 
[27] Issy-les-Moulineaux où une gare de la ligne ferroviaire - Les Invalides - Versailles porte toujours ce nom.
[28] La communauté fonctionnait encore à Issy au début de la Révolution car plusieurs pensionnaires sont mentionnés aux carmes  comme victimes des massacres de septembre 1792. Sous la Restauration, le bâtiment existait toujours et une inscription rappelait le nom de Saint-François-de-Sales, ce qui fait que l'auteur d'un dictionnaire historique et topographique des environs de Paris croyait qu'il s'agissait d'une ancienne maison des prêtres de Saint-François-de-Sales : Dictionnaire historique, topographique et militaire de tous les environs de Paris ... Par M. P.-St.-A..... à Paris chez C.L.F. Panckoucke, 1820, p.385 (exemplaire numérisé provenant de la British Librairy sur Google Books).
[29] Musée Rolin d'Autun - Tableau N° SE17. Photographie prise par M. S. Prost (© Ville d'Autun) aimablement communiqué par le musée à l'auteur.
[30] C'est à lui que le dauphin remit avant de mourir des instructions secrètes à faire parvenir au futur Louis XVI lors de son avènement.
[31] A.D. Meuse 11 F 18 (107-114).
[32] Souvenirs d'enfance et de jeunesse de la marquise de Villeneuvre-Arifat, publiées par Henri Gourteault, Paris, Emile Paul, 1902.
[33] Guy Le Goff, C.A.O.A du département du Maine-et-Loire, "Une visite à Brissac", L'Estampille - L'Objet d'Art No 248 / juin 1991, p. 52.
[34] Christian de Nicolaï, En feuilletant les archive familiales, Paris, 1986.
[35] Stéphan Perraut, Hyacinthe Rigaud. Le peintre des rois, Préface de Xavier Salmon, Nouvelles Presses du Languedoc, 2004. Hyacinthe Rigaud. Catalogue concis de l'oeuvre, Nouvelles Presses du Languedoc, 2013.
[36] Il est tout de même comique de trouver réuni les chefs du parti dévot et l'un de leurs plus violents contempteur...
[37] Quatrain de 1716 contre Philippe Poirier.
[38] Blog de Stéphan Perreau : http://hyacinthe-rigaud.over-blog.com
[39] Claude Bonnabelle, Notice-sur-Beauzée sur Aire, Constant-Laguerre, Bar-le-Duc, 1885, p.28 & 48.
[40] Toussaint Du Plessis, Description Géographique et Historique de la Haute Nornandie divisée en..., p.70, 71, 87 et 127.
[41] Fonds du Château de Versailles et de Trianon INV.GRAV.LP 66.30.1 - Hyacinthe Leblanc (Identification d’après les albums Louis-Philippe). Sebastiano Pinssio (graveur) ; Michel Odieuvre (éditeur) ; d'après Villebois, peintre (peintre). XVIIIe siècle. Burin et eau-forte : 17,8 x 13,3 cm . Inscriptions marques : "M. HIACINTHE LE BLANC Evêque de Joppé". Cf. Delalex Hélène, "La collection de portraits gravés de Louis-Philippe au château de Versailles", Revue des Musées de France - Revue du Louvre, 2009.                           
[42] Archives départementales de la Meuse E dépot 30 (1 E 6) - Beauzée - 1747-1792, "Etat des confirmés de la paroisse de Beauzé à Soüilly le 22e may 1765", p.142.
[43] Bibliothèque de Verdun Ms N°156, In-4e, 509 folios : Polium Virdunense ou Dissertation sur lepoque de l'Eglise de Verdun et letat Général des bénéfices, cures, annexes et hameaux du Diocèse, les collateurs Ecclésiastiques et séculiers, Les revenus et Bénéfices, Les noms des Evêques et Des Curés avec une Table à la fin (une note au crayon sur la première page date vers 1760)..
[44] Robinet (Abbé) & Gillant (Abbé), Pouillé du diocèse de Verdun, Tome 1, 1888, p.III.