samedi 3 octobre 2015

Journée d’étude « Renseignement et avant-guerre de 1914 en Grande-Région »,
Université de Lorraine – CRULH Nancy, Nancy, 19 & 20 février 2015
La Grande Région comme terre d’élection
des services de renseignement
Un essai de psychologie collective[1]

         Poser en introduction un cadre qui permet de comprendre l’espionnage en Grande Région. Pourquoi la Grande Région a-t-elle été une terre d'élection du renseignement avant 1914 ? Essayons de répondre à cette question sous la forme d'un exercice d'Etat Major, en évaluant les facteurs géographiques, économiques voire même psychologiques qui ont conduis les services français, allemands et même britanniques, belges ou luxembourgeois à s'intéresser plus spécialement à cet espace. N'hésitons pas d'abord à enfoncer effrontément quelques portes ouvertes. Il est évident qu’on s’est déjà battu dans le secteur et que la Lorraine était déjà devenue au XIXe siècle un espace de mémoire. La simple situation géographique laissait penser que deux des principales puissances mondiales de l’époque, la France et l’Allemagne, allaient de nouveau s'y s'opposer ! C’est pourquoi, de chaque côté de la nouvelle frontière posée au traité de Francfort du 10 mai 1871, le territoire a été profondément militarisé. Mais attention, la logique de la région n’est pas seulement dictée par la confrontation. On y circule de manière transversale. D’où la naissance d’une maladie grave, "l’espionnite". Pour faire de l’espionnage, il faut en effet recruter des agents. Or, la population est ici plus ouverte qu’ailleurs, plus motivée dirions-nous par ce genre de questions. Pour illustrer ces différents thèmes, il est possible de faire appel à un témoin, le futur lieutenant-colonel Driant, mieux connu sous son pseudonyme d’écrivain, le célèbre capitaine Danrit[2].

1 - Un atavisme de l'Est.
Les deux générations qui sont aux affaires (ce terme doit-être compris de la manière la plus large et pas simplement dans le sens du personnel gouvernemental) dans les années qui précèdent la Première Guerre Mondiale savent bien que l’Est n’est pas un espace comme un autre. Soit ils s’y sont eux-mêmes battus, pensons à Déroulède ou même à Foch et à De Castelnau, jeunes lieutenants en 1870. Soit, enfants, ils ont été témoins de l’invasion allemande. Les mémoires de Poincaré, de Barrès[3], du général Estienne (l’inventeur de l’aviation d’observation et des chars de combat) et de Driant sont parfaitement concordants sur ce point pour signaler le traumatisme causé chez eux par le passage des troupes. Poincaré affirme même qu’on avait dû désinfecter sa chambre de Bar-le-Duc parce qu’elle sentait le prussien[4]. Driant y revient souvent ; tous ses héros, doubles de lui-même, y puisent même l’origine de leur vocation militaire. Au début de La guerre de forteresse, premier tome de La guerre de demain, le lieutenant Danrit narre par exemple la traversée de son petit village natal de Champagne par les Prussiens, un évènement qui ravive de plus anciens souvenirs familiaux. En 1814, le propre grand-père de l’auteur avait vu l’empereur en marche vers Fontainebleau. De telles réminiscences ne sont pas rares, ce qui explique pourquoi, plus tard, tant de personnes seront persuadées d’avoir vu des Uhlans : 1814, 1870 et 1914 se mélangent.

La Guerre de Demain (1888-1893)[5]

Cette mémoire est constamment ravivée par les cimetières et les monuments qui rappellent beaucoup de batailles déterminantes. Woerth, Frœschwiller, Gravelotte, Saint-Privat, Sedan font partie de la mémoire collective. Dans l’entre-deux guerres, Marcel Pagnol fait encore du propriétaire du Château de ma mère un ancien cuirassier de Reichoffen. La plupart de ces souvenirs sont dramatiques ; ils illustrent des erreurs du commandement (voire une impression de trahison comme l’affaire de Metz avec Bazaine) ou les conséquences de l’impréparation de l’armée française (la question de l’artillerie, de la logistique, de la lenteur de la mobilisation…), toutes questions qui occupent encore les esprits qui veulent préparer la guerre future, la guerre de demain ! Mais si cette mémoire est commune à l’ensemble de la Nation, en Lorraine, elle participe encore plus de la psychologie collective, une psychologie qui s’est construite durablement, au moins depuis le XVIe siècle, sur le thème de la confrontation[6]. Pour simplifier, elle est davantage mobilisatrice ici que dans le Cantal ou dans les Pyrénées. Il n’est donc pas anodin que beaucoup de vocations militaires soient parties de cette région comme bien d’autres vocations aussi. De même, il n’est pas très étonnant que Maurice Barrès fasse commencer son cycle de l’énergie nationale à Nancy, lui qui est natif de Charmes, et surtout qu’il donne au début du XXe siècle sa célèbre trilogie des Bastions de l’Est.
         Le souvenir est constamment entretenu par des associations patriotiques comme le Souvenir Français mais aussi par des organisations plus politiques comme la Ligue des Patriotes de Déroulède. Il ne faut pas non plus ignorer le rôle des clubs sportifs et des associations de tir dans l’exacerbation du patriotisme des deux côtés de la frontière. Dès la déclaration de guerre de 1914, la rumeur courut ainsi à Metz que les deux principaux responsables d’une importante association sportive de Moselle avaient été arrêtés et fusillés par les Allemands[7]. Fausse rumeur qui en dit long sur les peurs et les représentations. Les commémorations, les inaugurations, la célébration des anniversaires constituent de nombreuses occasions de raviver la mémoire, de la transmettre et… de venir sur place. Surtout lorsque le lieu de la bataille est aujourd’hui en territoire annexé. C’est l’occasion de déplacements et d’actions de propagande face auxquels les gouvernements ne peuvent bien entendu pas rester neutres. N’oublions pas, enfin, que de nombreux optants, des Alsaciens-Mosellans qui ont choisi la France, se sont installés juste de l’autre côté de la frontière, dans les Vosges ou en Meurthe & Moselle. Comme les entreprises qui se sont déplacées, ils continuent d’entretenir des liens avec les territoires annexés. Le héros de l’Alerte, un roman de Driant écrit peu avant 1914, décrivant une opération de sabotage dans la région de Thionville afin de gêner la mobilisation allemande, est ainsi présenté par l’auteur comme le fait d'un jeune directeur d’usine qui traverse fréquemment la frontière![8]
Il n’est pas besoin de développer, parce que le fait est bien connu, le rôle de l’école dans la mobilisation des esprits. Bien sûr, le hussard noir de la République et de la Revanche est en grande partie un mythe. En 1914, une forte minorité d’instituteurs se revendique davantage de Gustave Hervé et du pacifisme que de Déroulède. Mais, encore une fois, l’état d’esprit général dans la Grande Région ainsi que celui des enseignants n’est sans doute pas représentatif de celui de la France de l’intérieur. Déjà, l’espion de l’Empereur Charles Schulmeister avait été un alsacien[9] et, sous la IIIe République, ce fut également de cas de Guillaume Schnæbelé et des colonels Sandherr et Picquart[10], successivement patrons du service de statistique de l’Etat Major durant l’affaire Dreyfus. Le général Dupont, chef du 2e bureau de 1913 à 1917, était quant à lui né à Nancy en 1863. Sans aller jusqu’à théoriser un atavisme d’espion pour les natifs de la Grande Région (le choix de l’Etat Major se portait logiquement sur des germanophones), on doit bien constater une certaine redondance[11].
         Enfin si l’Est occupe une place à part dans les esprits, c’est déjà parce que les deux belligérants potentiels sont placés face à face et que cette région est une des routes les plus courtes pour s’affronter.

2 - Une porte ouverte : la simple situation géographique[12].
Ce thème est d’une grande banalité : la région se trouve sur l’espace le plus proche entre les deux belligérants potentiels. Nul besoin d’être diplômé de l’Ecole de Guerre pour s’en rendre compte. C’est même un fait historique dont les Lorrains se sont rendu compte durant la Guerre de Trente ans suite aux violents allers et retours des troupes sur l’axe Est – Ouest. De là est d’ailleurs venu le choix, dans l’entre-deux guerres, du futur général De Gaulle de se fixer à Colombey, à mi-chemin de Paris, des grandes garnisons et des frontières. Mais déjà en 1899,  et pour des raisons équivalentes, Driant avait été très heureux de recevoir le commandant du 1er BCP de Troyes.

SHD/DAT, 7 N2 2429, rapport Moracchini

Cet espace est par ailleurs encadré par des Etats neutres : la Belgique et le Luxembourg au nord – nord-est, la Suisse au sud-est, dont on peut craindre que l’une ou l’autre des grandes puissances veuillent s’emparer afin d’en faire une base de départ pour une attaque. On craint également qu’elles ne deviennent des plaques tournantes du renseignement. Ces deux peurs reviennent constamment dans l’œuvre de Driant même si parfois l’espion anglais venu de Bruxelles (le commandant de chasseurs est violemment anglophobe) tend à supplanter l’espion allemand comme grand ennemi de la France. La possibilité d’une alliance secrète entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Suisse occupa également un temps les chancelleries, le kaiser ayant été invité aux manœuvres de l’armée helvétique en 1912[13].
Trente ans plus tôt, dès les premiers tomes de la Guerre de Demain, Danrit évoque la question des plans de guerre. Lorsque le gendre de Boulanger entame la Guerre de forteresse, le Général Revanche n’est plus au gouvernement, mais la période du recueillement s’est achevée. Certes, la question de la posture à adopter n’est pas tranchée - offensive, défensive, défensive-offensive - mais la discussion est largement ouverte. Les officiers de la garnison du fort de Liouville y consacrent même l’essentiel de leurs temps libres. Dans ses mémoires, le général Dupont raconte comment la France avait pu, dès 1909, obtenir le contenu du plan allemand[14]. Mais vingt ans plus tôt, Driant avait déjà anticipé cette découverte dans son premier roman en utilisant d’ailleurs le terme de viol pour parler de l’atteinte à la neutralité de la Belgique. Les futurs plans XVII et Schlieffen n’ont donc rien de secret ; ils sont tout au plus logiques vu le contexte spatial. Le véritable secret n’est en effet pas tant le passage par la Belgique que le volume de forces qui sera affecté à cet effort par l’Allemagne (et l’engagement immédiat ou pas des unités de réserve).
Dernière porte ouverte. Les combats de 1914 se déroulent en grande partie en Lorraine avant de s’y stabiliser mais la bataille de la Marne n’est un succès que parce qu’elle a été préparée ou accompagnée par les victoires du Grand Couronné puis de la Vaux Marie. Après la course à la mer, le front se fixe ; les Allemands occupent une part importante de la Grande Région et les Français un petit bout de l’ancienne Alsace-Moselle. Ils vont d'ailleurs regarder d’un œil méfiant les habitants de ces territoires, tous des agents de renseignement potentiels… La déportation en Allemagne de centaines d'habitants, par exemple de Montmédy dans la Meuse, est certes une conséquence de la politique des otages mais aussi, sans aucun doute, d'une méfiance envers les espions et les saboteurs potentiels que la France aurait laissés sur l'arrière après sa retraite. De là, et peut-être plus que de la peur laissée par les francs-tireurs de 1870, provient sans doute une part des exécutions sommaires auxquelles les troupes allemandes ont procédées en 1914.

3 - Une Grande Région militarisée.
Plus que toute autre, la région est militarisée. De chaque côté de la nouvelle frontière s’organise progressivement un glacis protecteur. En France, il s’agit d’abord du système fortifié du général Raymond Séré de Rivière mis en place à partir du milieu des années 1870. En Lorraine, entre les zones fortifiées de Verdun, Toul et Epinal, sont construits toute une ligne de forts maçonnés qui, à peine achevés, sont rendus obsolètes par l’invention de la mélinite et des obus torpilles. Des campagnes de modernisation vont donc suivre jusqu’à l’orée de la Première Guerre Mondiale. L’archétype se trouve être le fort de Liouville, près de Saint-Mihiel, qui est bétonné au début du XXe siècle et qui reçoit en 1912 une tourelle éclipsable à double canon de 75 qui va se révéler terriblement efficace en 1914. La construction des forts suscite bien sûr l’intérêt en face. Les plans ne sont d’ailleurs pas véritablement secrets et les entreprises impliquées nombreuses. La présence de près de 3000 travailleurs, rien que sur le site de Liouville (et beaucoup d’autres chez les sous-traitants), durant la construction implique nécessairement une surveillance côté français et… des possibilités côté allemand de recueillir assez facilement du renseignement. Il était en effet facile de recruter parmi les ouvriers, les dessinateurs ou les ingénieurs. Ce n’est d’ailleurs pas les plans exacts des bâtiments qui sont importants à connaître mais l’emplacement de l’artillerie, le but de ces gros vaisseaux terrestres n’étant pas de se laisser assiéger mais grâce à leurs feux de tenir l’ennemi à distance durant seulement 48 à 72 heures. A partir de 1906, le nord-est de Nancy est également renforcé sur le lieu dit du Grand Couronné, défenses qui ne passent évidement pas inaperçues.
A partir de 1890, l’Empire allemand agit exactement de même en renforçant les défenses de Metz et en développant la Moselstellung. Les  Robinsons souterrains de Danrit prennent ainsi pour thème la forteresse de Metz. Après l’échec d’une attaque brusquée allemande, la contre-offensive française qui réussit vient assiéger Metz, inverse exact des évènements de 1870 lorsque Bazaine s’y était laissé enfermer. Un jeune lieutenant du génie passe secrètement les lignes pour retrouver son grand-père, lui-même ancien officier du Second-Empire, qui lui transmet les plans de la forteresse, de ses souterrains et surtout de ses contre-sapes. A la sortie de Saint-Cyr, Driant a en effet commencé sa carrière militaire dans les forts, soit à faire des levés topographiques dans le secteur des côtes de Meuse, soit en compagnie tournante à Liouville dont il fera le théâtre de son premier opus. Mais ce n’est pas qu’un travail de romancier. Jusqu’à la déclaration de guerre, le député de Nancy viendra fréquemment dans le secteur, alertant ses collègues ou le gouvernement des manquements observés.

Les Hauts-de-Meuse vus depuis le fort de Liouville

Initialement, la ligne fortifiée devait protéger la frontière durant une mobilisation prévue pour être longue et surtout une concentration qui se faisait très en arrière. A l’époque de Boulanger, des essais de mobilisation partielle ont réussi (et ils ne sont pas pour rien dans les pressions de Bismarck pour que le ministre soit renvoyé)[15]. Elles ont surtout montré qu’en cas de guerre, le développement du chemin de fer aidant, la mobilisation se ferait des deux côtés beaucoup plus vite que prévu, d’où la décision de concentrer les troupes en avant des forts et non plus derrière et d’appuyer le mouvement par des troupes de couverture pré-positionnées à proximité de la frontière. La petite ville de Saint-Mihiel reçut alors pas moins d’une division et le village voisin de Chauvoncourt, avec ses 400 habitants, plus de dix fois plus de soldats. Mais, à la même époque, la garnison de Metz comporte à elle seule 25000 hommes. Or, l’observation de l’animation de ces villes militaires ou des manœuvres peuvent utilement renseigner sur ce que pourraient être les mouvements de troupes au moment du déclanchement des opérations. Il n’y a pas jusqu’à la fausse mobilisation d’Arracourt qui puisse être utile à la propagande[16]. Suite à une mauvaise interprétation d’un ordre d’exercice, le commandant de la brigade locale de Gendarmerie organise le départ des réservistes pour Nancy. Mais le succès, la rapidité de la manœuvre et surtout l’élan patriotique des conscrits permet une large campagne de presse.
        
 
Le dirigeable "La Ville de Paris" - Caserne de Belleville (Verdun - Vers 1908)

         Un autre sujet peut intéresser les espions éventuels : le fait que la Grande Région joue un grand rôle dans l’expérimentation des armes nouvelles. Dès son passage au cabinet de Boulanger, le capitaine Driant a été au contact de tout ce qui se fait de mieux en termes de nouvelles technologies. Le Général Revanche qui était moins stupide que ce que l’on a dit de lui, avait par exemple lancé le centre d’aérostation militaire de Meudon, d’où l’intérêt du futur Danrit, après Jules Vernes, pour les ballons. Or, en 1899, Driant est affecté à Troyes, à la tête du 1er Bataillon de chasseurs. Il n’est pas loin de Paris mais aussi de tous les terrains qui à Troyes, Châlons ou Reims voient alors les essais nombreux tant de plus lourds que de plus légers que l’air. Mieux, Verdun reçoit à l'automne 1907 le "Patrie", le premier ballon opérationnel de l’armée française, qui est rapidement perdu suite à une tempête et qui finit par s’écraser en Irlande. Il sera remplacé l'année suivante par le "Ville de Paris". L’auteur y puisera son inspiration pour écrire Un ballon au pôle nord puis Les robinsons de l’air qui commence en Meuse par une opération de sabotage allemande.

4 - Une Grande Région où on circule.

Mais attention, la Grande Région n’est pas seulement structurée par la confrontation, elle possède aussi une organisation transversale car on circule de part et d’autre de la frontière. Le héros de l’Alerte (1910) a ainsi l’habitude d’aller d’un pays à l’autre pour ses affaires. De la même manière, un important volant de main d'œuvre ouvrière, française, un peu allemande, surtout belge ou luxembourgeoise, n'hésite pas à passer la frontière dans un sens ou dans l'autre au grès des chantiers. Certains décident de se fixer, une tendance que les généalogistes ont remarqué depuis bien longtemps.
Il ne faut en effet pas imaginer la frontière franco-allemande à l’image du rideau de fer. Lors de la fausse mobilisation d’Arracourt, la première mesure de la Gendarmerie fut ainsi de raccompagner au poste de douane (le village est exactement sur la frontière) les voyageurs de commerce allemands qui dormaient à l’hôtel du village[17]. Même si les délimitations du traité de Francfort ont gêné le développement des réseaux (cela s’observe encore aujourd’hui), de gros nœuds ferroviaires existent à proximité de la frontière, nœuds qui entraînent des flux de passagers et donc une nécessaire surveillance. Ce n’est donc par un hasard si les saboteurs de Driant s’attaquent à la gare de Thionville ; cette gare pouvait en temps de guerre servir à la mobilisation et des rumeurs s'y développent en temps de paix (par exemple que la guerre va être déclenchée de manière imminente)[18]. Il faut comprendre l’origine de ces rumeurs, les évaluer, voire en lancer d’autres. On comprend la présence à proximité de commissaires spéciaux, par exemple celle du célèbre commissaire Schnæbelé à Pagny-sur-Moselle, qui sont en fait des chefs de réseaux, et à Nancy d’un préfet qui n’est, ni plus, ni moins, que l’ancien chef de la sûreté. Il resterait à évaluer le rôle de la limite linguistique et si les autorités accordaient la même confiance ou la même défiance aux populations résidantes de part et d’autre.
Les populations pouvaient continuer d’entretenir des liens avec ceux de l’autre côté. Ainsi, les familles anabaptistes alsaciennes, dont certaines branches se sont installées au XIXe siècle en Lorraine et en Champagne, continuent de correspondre, voire de se visiter. En 1906, Benjamin Esch écrit ainsi à son aîné Paul (marié avec la fille de la ferme de Tusey près de Vaucouleurs) pour raconter son séjour à Muntzenheim où il apprend l’allemand et où il observe les nouveaux usages agricoles[19]. Benjamin n’est pas un espion, loin s’en faut, mais il n’est pas le seul à voyager. Or, dans les deux camps, les mennonites ont été regardés de manière un peu suspicieuse par les autorités. D’autres individus étaient bien plus dangereux pour la sécurité nationale que les pacifiques anabaptistes. Il était de tradition, pour les officiers mutés à un poste sur la frontière, d’endosser le costume et le chapeau mou et de faire du tourisme. C'était encore mieux si cela pouvait se justifier par une visite à des parents. Comme l'actuel 13e RDP, un des régiments stationnés à Lunéville en avait même fait sa spécialité.
Avec les progrès du nationalisme et la retombée de la foi dans le progrès qui était une génération plus tôt la grande croyance de Jules Vernes, les sociétés occidentales voient se développer de nombreuses peurs à fin du XIXe siècle et au début du XXe : déclin, immigration, cosmopolitisme etc. Le commandant Driant s'en fait bien sûr l'écho, tant dans ses romans que dans ses discours d'homme politique[20]. L'allemand (ou l'anglais chez Driant) voisine ainsi souvent avec l'anarchiste et on n'hésite pas à chercher la main de l'ennemi derrière les conflits sociaux. Lorsque la France est menacée d'une attaque (La Guerre fatale en 1902-1903, L'invasion jaune en 1909) ou d'une Révolution (La Révolution de demain, 1909[21]), l'auteur décrit toujours l'existence d'une cinquième colonne conduite par un leader barbu calqué sur la figure de Jaurès. Le député de Nancy condamne alors très violement le projet d'Armée nouvelle du fondateur de la SFIO. Dans la fiction, la défaite française est en effet accélérée par la mise en place d'une armée de milice, par la mise en congé des meilleurs officiers et par une violente propagande qui aurait durablement démoralisé les Français. Même si, comme Barrès, Driant regrettera cette série de romans après 1914, le personnage est toujours présenté comme un traître à la solde des allemands. Dans son dernier livre, les Robinsons souterrains paru en 1913, le romancier croque même le traître idéal sous la forme d'un instituteur anarchiste. Mais, dans la seconde version réécrite en 1914-1915 à la lumière des premiers combats de Vauquois et rebaptisé la Guerre Souterraine, ce héros négatif est remplacé par un agent dormant allemand. Quelle est la part finalement de véracité dans la figure de l'espion chez Danrit ? Est-ce un simple topos littéraire, renforcé par une forme de paranoïa contemporaine de l'affaire Dreyfus (Driant est antidreyfusard) ou bien l'officier qui possède de nombreux contacts et qui était généralement bien informé, a-t-il donné à ses agents un part de réalité ?
Il n'en reste pas moins que le développement de l'industrie, des mines et de la sidérurgie notamment, quel que soit le côté de la frontière que l'on examine, a attiré dans cette région de nouvelles populations. Au-delà du thème habituel, Classes laborieuses, Classes dangereuses[22], il y a dans l'esprit des autorités la peur que de véritables ennemis (terroristes anarchistes, espions...) puissent se noyer dans la masse. D'où les premières tentatives de coopérations policières internationales, par exemple lorsque la Gendarmerie luxembourgeoise vient à Paris s'inspirer des méthodes des brigades du Tigre[23].

L'Alerte (1910)

Comme le souligne Driant dans l’Alerte, de nombreuses entreprises lorraines travaillent avec des partenaires de l’autre côté de la frontière. Parfois, une partie seulement de la famille a opté afin de pourvoir conserver la possession d’une affaire familiale. Les deux branches continuent donc d’entretenir des liens économiques. Même transférées en France, elles ont parfois réussi à conserver des intérêts dans le Reichland voire à y investir. Pensons à la famille de Wendel qui, face à l’annexion de la Moselle en 1871, a scindé ses avoir entre Les Petit-fils de François de Wendel et Cie en Allemagne et la société de Wendel et Cie en France. Or, la circulation du personnel, surtout lorsqu’il s’agit d’individus qui possèdent des connaissances techniques, représente un risque. Ils peuvent facilement dresser un plan ou remarquer des détails que le simple voyageur ne verrait pas. Cela implique aussi une circulation de capitaux qui peuvent être investis ailleurs.
En tant que telles, les notions de renseignement économique ou de défense économique n'existent pas (elles ne seront réellement formalisées en France que dans la grande ordonnance de 1959 rédigée pour une grande part par De Gaulle lui-même). La réflexion se limite encore le plus souvent à l'intendance des armées et à la protection des ressources nécessaires à l'effort de guerre. Mais les idées sont là. Driant les reprend d'ailleurs dans ses grandes trilogies, notamment dans l'Invasion jaune. Tout le premier tome, La Mobilisation sino-japonaise, décrit la mise en place de la logistique, financière et industrielle, préalable à l'attaque. Et, dans l'esprit du commandant de chasseurs, la guerre est une notion déjà mondialisée. L'espion n'est donc pas seulement celui qui vient observer les progrès de l'armée, ce peut-être aussi le banquier. De la même manière, l'auteur s'intéresse beaucoup au développement du commerce international (la mondialisation n'est en effet pas un phénomène propre aux années 2000) et plus spécialement au contrôle des ventes d'armes.
On pense déplacements à travers la frontière, il ne faut pas oublier ceux à l’arrière. Les officiers français aimaient bien être affectés à Saint-Mihiel et ils demandaient assez facilement Liouville car, de là, il était aisé de gagner Lérouville, point de départ pour une permission de 24 ou 48 heures sur Paris. En sens inverse, un observateur avisé pouvait, depuis la capitale, arriver rapidement presque aux pieds des forteresses… Des journalistes le faisaient d'ailleurs pour commenter les manœuvres ![24] Driant lui-même, dans son activité de journalise, était allé assister aux manœuvres de l'armée allemande en 1905. D'une série d'articles, il avait tiré un essai polémique intitulé Vers un nouveau Sedan (1906), rapidement traduit en allemand et qualifié par la presse germanique comme "hochinteressant".

Le Petit Journal, Dimanche 9 mars 1913


En guise de conclusion : La charge mémorielle, la proximité des deux espaces mais aussi la circulation tant des hommes que de l’information expliquent sans doute pourquoi la région a été, plus que les autres, victime de l’espionnite, la psychose de l’espionnage. Il ne faut pas oublier que l’espace médiatique est structuré de manière complètement différente par rapport à aujourd’hui. La télévision et la radio n’existent bien entendu pas. Au contraire, la presse écrite est surdéveloppée. Rien que dans le petit département de la Meuse, on compte en 1914 près d’une vingtaine de journaux, qui se recopient mutuellement et se font l’écho des rumeurs. Parmi celles-ci, à la déclaration de guerre, la prétendue exécution du curé de Moyenvic[25]. Toute rumeur s’appuie cependant sur quelque chose de réel, par exemple l’idée que les gens se faisaient de qui pouvait être un espion. Et, il est vrai que l’Allemagne se méfiait du clergé catholique. Pour les mennonites, c’est leur origine, leur mode de vie à part et parfois leur maîtrise de la langue allemande[26]. Mais n’oublions pas que la Grande Région est déjà devenue à cette époque un grand espace d’immigration. Selon les moments, d’autres populations (les Suisses, les Italiens…) pouvaient aussi être ressenties par les habitants comme une menace. Avec cette tension, le moindre fait inhabituel pouvait donc donner lieu à une interprétation erronée.

Annexe : Principales œuvres du capitaine Danrit.

- La guerre de demain (Flammarion, 1888-1893, 6 volumes, 3 parties: "La guerre de forteresse", "La guerre en rase campagne", "La guerre en ballon")
- La guerre au XXe siècle; L'invasion noire (Flammarion, 1894, 3 parties: "Mobilisation africaine", "Le grand pèlerinage à la Mecque", "Fin de l'Islam devant Paris")
- (avec de Pardiellan), Le journal de guerre du lieutenant von Peifke, 1896
- Jean Tapin (Série "Histoire d'une famille de soldats", I, Delagrave, 1898)
- Filleuls de Napoléon (Série "Histoire d'une famille de soldats", II, Delagrave, 1900)
- Petit Marsouin (Série "Histoire d'une famille de soldats", III, Delagrave, 1901)
- Le drapeau des chasseurs à pied (Matot, 1902)
- La guerre fatale (Flammarion, 1902-1903, 3 volumes, 3 parties: "A Bizerte", "En sous-marin", "En Angleterre")
- Evasion d'empereur (Delagrave, 1904)
- Ordre du Tzar (Lafayette, 1905)
- Vers un nouveau Sedan (Juven, 1906)
- Guerre maritime et sous-marine (Flammarion, 1908, 14 volumes)
- Robinsons de l'air (Flammarion, 1908)
- Robinsons sous-marins (Flammarion, 1908)
- L'aviateur du Pacifique (Flammarion, 1909)
- La grève de demain (Tallandier, 1909)
- L'invasion jaune (Flammarion, 1909, 3 volumes: "La mobilisation sino-japonaise", "Haines de Jaunes", "A travers l'Europe")
- La révolution de demain (avec Arnould Galopin, Tallandier, 1909)
- L'alerte (Flammarion, 1910)
- Un dirigeable au Pôle Nord (Flammarion, 1910)
- Au dessus du continent noir (Flammarion, 1912)
- Robinsons souterrains (Flammarion, 1913, réédité sous le titre La guerre souterraine)







[1] Frédéric Schwindt, professeur agrégé, docteur en Histoire, chercheur associé à l’Université de Lorraine – CRULH Nancy, chargé des études au centre Charles de Gaulle de Nancy, auditeur de l’IHEDN (SR Nancy-Metz 2007), officier de la réserve opérationnelle de la Gendarmerie Mobile.
[2] Frédéric Schwindt, "Le lieutenant-colonel Driant, écrivain, stratège ou martyr ?", Parcours d'intellectuels dans la Guerre de 14, Journée d'études sous la direction de Frédéric Schwindt & Laurent Jalabert, Festival littéraire : Le printemps du Grand Meaulnes, CODECOM de Fresnes-en-Woëvre - Université de Lorraine (CRULH Nancy) - Centre Charles de Gaulle de Lorraine, Lavoir de Saint-Rémy-la-Calonne, Vendredi 29 mai 2015, à paraître aux Annales de l'Est.

[3] Marcel Cordier, « Maurice Barrès et la frontière de l’Est » in Alain Larcan & Frédéric Schwindt (dir.), Les Bastions de l’Est de Boulanger à De Gaulle, Préface de Philippe Séguin, Actes du colloque du Centre Mondial de la Paix de Verdun (mars 2003), Editions Gérard Louis, Septembre 2010, p.53-58.
[4] François Roth, « Raymond Poincaré et la frontière de l’Est », Op. Cit., p.71-82.
[5] Voir en annexe les principales œuvres de Danrit / Driant.
[6] Frédéric Schwindt, « A la croisée des influences : l’évêché de Verdun entre l’Empire, la Lorraine et la France – Une illustration du Soft Power à l’époque moderne » in Catherine Bourdieu-Weiss (dir.), Metz, Toul et Verdun : trois évêchés et la fortune de France (1552-1648), Colloque du CRULH – Université Lorraine – Plateforme Metz, 6-7 avril 2011, Metz, 2012, p.169-185.
[7] François Roth, Six mois qui incendièrent le monde. Juillet – Décembre 1914, Tallandier, 2014, p.118.
[8] Driant est à la fois ami et collègue à la Chambre de François de Wendel (1874-1949). Son héros de l'Alerte lui ressemble beaucoup. Décrié pour ses liens avec l'Allemagne tant en 1914 qu'en 1940, son patriotisme ne peut plus aujourd'hui être mis en doute.
[9] Gérald Arboit, Fragments de la vie de Charles Schulmeister de Meinau : Un mémoire inédit de l’espion de l’Empereur Napoléon Ier, L’Harmattan, 2003.
[10] D’une famille argonnaise et verdunoise passée en Alsace sous Napoléon Ier.
[11] Les prédécesseurs de Sandherr à la tête de la section de statistique, le commandant Samuel (né à Sarrelouis), le colonel Grisot (né à Auvillers-les-Forges dans les Ardennes) et le colonel Vincent (né à Audun-le-Tiche) étaient quasiment tous des hommes de l’Est. Le personnel de la section puisait aussi largement dans la Grande Région : le commandant Henry venait de Pogny dans la Marne, le capitaine Lauth de Saverne. N’oublions pas aussi que si Alfred Dreyfus est devenu la victime de l’affaire c’est en raison de l’antisémitisme qui régnait à cette époque mais aussi parce qu’il était alsacien…
[12] Alain Larcan, « Le Général De Gaulle et les frontières » in Alain Larcan & Frédéric Schwindt (dir.), Les Bastions de l’Est de Boulanger à De Gaulle, Préface de Philippe Séguin, Actes du colloque du Centre Mondial de la Paix de Verdun (mars 2003), Editions Gérard Louis, Septembre 2010, p.95-106.
[13] François Roth, Op. Cit., p.121.
[14] Charles Dupont, Mémoires du chef des services secrets de la Grande Guerre, Présentés et annotés par Olivier Lahaie, Préface de Michaël Bourlet, Histoire & Collections, 2014.
[15] Gérald Sawicki, L’affaire Schnaebelé, à paraître 2015.
[16] Alexandre Louis, «  Bruit de guerre : la fausse mobilisation d’Arracourt, 26-27 novembre 1912 » in « Les bruits et les rumeurs », 7e Université d’hiver sous la direction de Laurent Jalabert,  Université de Lorraine (CRULH) – Conseil Général de la Meuse, Saint-Mihiel, 20-21-22 novembre 2014.
[17] Alexandre Louis, Op. Cit.
[18] Gérald Sawicki « Bruits de guerre à la frontière de l’Est : l’exemple de la crise franco-allemande de l’hiver 1886-1887 » in « Les bruits et les rumeurs », 7e Université d’hiver sous la direction de Laurent Jalabert, Université de Lorraine (CRULH) – Conseil Général de la Meuse, Saint-Mihiel, 20-21-22 novembre 2014.
[19] Lettres de Benjamin Esch (1879-1923) transmises à l’auteur par madame Francine Wild, professeure à l’Université de Caen.
[20] Driant s'intéresse beaucoup à cette époque au développement des syndicats "jaunes".
[21] On remarque que les obsessions de Driant culminent vers 1909-1910, au même moment que l'enquête Agathon qui prétendait mettre en valeur un retournement de la jeunesse et de l'opinion en faveur du patriotisme et du nationalisme. Cazes Bernard : Henri Massis & Alfred de Tarde - Agathon, « Les jeunes gens d'aujourd'hui », préface Jean-Jacques Becker, Politique étrangère, 1995, vol. 60, n° 3, p. 801-802.
[22] Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958.
[23] Laurent Lopez, « Des gendarmes luxembourgeois chez les brigades du Tigre : les prémices de la coopération policière transfrontalière en Europe occidentale », Revue de la Gendarmerie nationale, mars 2008, n° 226, p. 116-125.
[24] Le Petit Journal, Dimanche 9 mars1913.
[25] François Roth, Op. Cit., p.118.
[26] En 1914, leur intégration est pourtant déjà largement avancée des deux côtés de la frontière. Très peu d’entre eux se revendiquent encore du courant Amish et leur pacifisme est très atténué. « Anabaptistes, Frères Suisses et Amishs dans le diocèse de Metz » in Catherine Bourdieu-Weiss (dir.), Les Trois-Evêchés et l’étranger, Colloque du CRULH – Groupe de travail sur les Trois-Evêchés / Université Lorraine – Plateforme Metz, 6-7 avril 2013, Metz, 2014, p.183-199. « La disparition d’une minorité visible : l’intégration des mennonites en France – XVIIIe-XXe siècles », Journée d’étude sur les protestantismes sous la direction de Anne-Laure Zwillig & Lionel Obadia, MINOREL, Lyon, 24 novembre 2014.

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