mardi 27 décembre 2011

De la question arménienne et des autres minorités aujourd’hui en Turquie.

La reconnaissance officielle du génocide arménien par la France puis la pénalisation de sa négation par le parlement français ont défrayé voilà peu la chronique avec les conséquences que l’ont sait pour les relations franco-turque. Ne parlons même pas du projet identique de la Knesset, poussé par le gouvernement Netanyahou, qui pourrait ressembler à un suicide stratégique lorsqu’on connaît l’ampleur des accords militaires entre la Turquie et Israël. L’exemple illustre parfaitement la difficulté de tenir une via media entre le discours humaniste et universaliste à la française et la realpolitik. En 1987, le parlement européen avait pourtant déjà adopté une résolution qui obligeait la Turquie à revisiter son passé avant toute discussion sur son adhésion éventuelle à ce qui n’était pas encore l’Union Européenne. Gardons-nous en effet de penser que les évènements actuels sont du seul fait du premier ministre turc et de son parti islamiste. Certes, toute l’habilité de Recip Erdogan a été de se présenter comme un modéré pro-européen alors qu’avec le soutien moral de l’Europe il vidait peu à peu l’appareil d’Etat de tous ses contre-pouvoirs. Mais sur la question arménienne et plus largement sur l’existence de toutes les autres minorités religieuses, le gouvernement turc actuel assume une parfaite continuité avec ces prédécesseurs, toutes tendances confondues, depuis Mustapha Kemal.
Depuis 1971, le séminaire grec orthodoxe d’Istanbul a été fermé et le patriarche vit quasiment assiégé dans le quartier du Phanar au milieu d’un clergé âgé qu’il ne peut plus renouveler. De 200 000 fidèles au début du XXe siècle, la communauté grecque stambouliote qui remonte pourtant à l’Empire Byzantin, est tombée à quelques milliers tout au plus. Ses églises sont peu à peu expropriées, détruites ou transformées en mosquées. Une des plus célèbres, Sainte-Irène que mêmes les califes ottomans avait laissé subsister près du palais de Topkapi, a été fermée aux chrétiens et sert à des défilés de mode…
A l’école primaire, les élèves apprennent en cours d’Histoire que les chrétiens, qu’ils soient grecs orthodoxes, syriaques ou arméniens sont des européens qui ont cherché à envahir la Turquie éternelle et qu’il est donc normal de leur demander de retourner chez eux. Le mythe de la croisade revisité ! Ils sont pourtant là depuis l’Antiquité et les Turcs seulement depuis le XIe siècle mais, pour accréditer cette vision, l’Etat organise depuis les années 1960 mais de manière accélérée depuis les années 1990 la destruction des sites historiques chrétiens. En Anatolie, les cimetières sont peu à peu expurgés des stèles chrétiennes, surtout arméniennes. Toujours la même histoire, des fonctionnaires s’adressent au maire du village et lui demandent s’il y a une église, les restes d’un monastère ou un cimetière. Quand les habitants refusent de participer, l’armée vient assurer l’évacuation ou le dynamitage. En parallèle, le même travail sur les photographies ou les études anciennes permet comme dans 1984 de faire semblant que ces choses n’ont jamais existé.
Les travaux d’aménagements hydro-électriques sont également bien pratiques car ils permettent de faire disparaître sous les eaux des sites historiques préislamiques importants alors que les mosquées seldjoukides ou ottomanes sont démontées pierres par pierres pour est reconstruites plus haut. C’est ce qui est arrivé en 1965, pourtant sous un gouvernement laïc, lors de la mise en eau du barrage de Keban dans le sud-est du pays. Mais le fait se produit actuellement dans diverses régions d’Anatolie.
Gare aussi aux historiens, archéologues et chercheurs en tout genre qui voudraient s’intéresser à la question. En 1975, Jean-Michel Thierry, un historien d’art français a ainsi été arrêté, vigoureusement interrogé et condamné à trois mois de travaux forcés pour avoir effectué les relevés d’une église arménienne près du lac de Van. Aujourd’hui, cet évènement ne pourrait pas se reproduire puisque là plupart des églises en question ont disparu ; officiellement à cause des tremblements de terre. En 1986, Mme Hilda Hulya Potuoglu a été arrêté par les forces de sécurité turques et condamnée pour « propagande portant atteinte au sentiment national ». Son crime ? Avoir dirigé la version turque de l’Encyclopoedia Britannica dont une note de bas de page indiquait, comme dans toutes les éditions parues de par le monde, que les régions montagneuses de Cilicie dépendaient autrefois du royaume d’Arménie… Réquisitions du procureur : entre 7 et 15 ans de prison. Officiellement, les Arméniens n’existent pas et n’ont jamais existé. D’ailleurs, ils doivent pour subsister aujourd’hui adopter un patronyme turc. De toute façon, il leur ait de plus en plus difficile d’accéder aux études supérieures ou à la fonction publique.
Même choses avec les Syriaques du sud-est du pays, les descendants des premiers chrétiens d’Antioche qui pratiquent encore aujourd’hui la langue du Christ, l’araméen, pour le culte et pour la vie quotidienne. Ils ont le malheur d’être installé dans une région frontière où l’on parle de nombreuses langues dont l’Arabe. Ce fait n’a pas échappé à l’Atatürk qui a décidé en 1924 de régler le problème. Le fait n’est pas récent mais il a connu un rebondissement ces dernières années. La guerre civile contre le PKK a en effet servi de prétexte pour détruire de nombreux monastères et déloger les habitants de leurs villages. Un peu comme pour les Chaldéens d’Irak, la communauté disparaît donc à vue d’œil par émigration en Europe ou aux Etats-Unis. Pire, depuis les années 90, le gouvernement a laissé s’infiltrer le Hezbollah afin de l’aider à lutter contre la rébellion kurde. Celui-ci rançonne les habitants, enlève les prêtres et forcent des jeunes filles chrétienne à épouser des musulmans. Mais attention, tout ce qu’on dit des chrétiens est aussi valable pour les minorités musulmanes notamment chiites, les Alévis par exemple qui boivent du vin et encouragent la promotion des femmes, et d’autres confessions plus difficilement classables comme les Yazidis en qui les Sunnites voient des adorateurs du diable. Le pays, comme de nombreuses zones du monde, est engagé dans un large processus d’uniformisation religieuse et d’homogénéisation culturelle.
Le problème dépasse donc largement la question de la reconnaissance du génocide arménien tel qu’on le perçoit en Occident, c’est celui d’un pays qui s’est structuré depuis un siècle autour d’un mythe fondateur, un mythe que l’école continue toujours de véhiculer, qui fait partie prenante de la mentalité collective et que toutes les forces de l’Etat essaient à présent de faire coïncider avec la réalité. C’est d’ailleurs un des rares points d’accord entre le gouvernement et l’armée. Ce mythe sert le projet du gouvernement Erdogan qui mixte le nationalisme turc traditionnel et l’islamisme et qui revient à achever l’unité du pays autour de ces deux notions que sont l’ethnicité turque et l’islam. Pour nous, transiger sur la question arménienne assurera au premier ministre turc d’aboutir en douceur, ce n’est plus la question que de quelques années, et s’opposer à ce mythe lui permettra d’aboutir encore plus vite. Grave dilemme pour nos dirigeants…

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