Journée
d’étude « Renseignement et avant-guerre de 1914
en Grande-Région »,
Université de Lorraine – CRULH
Nancy, Nancy, 19 & 20 février 2015
La Grande Région comme terre
d’élection
des services de renseignement
Poser en introduction un cadre qui
permet de comprendre l’espionnage en Grande Région. Pourquoi la
Grande Région a-t-elle été une terre d'élection du renseignement avant 1914 ? Essayons
de répondre à cette question sous la forme d'un exercice d'Etat Major, en
évaluant les facteurs géographiques, économiques voire même psychologiques qui
ont conduis les services français, allemands et même britanniques, belges ou
luxembourgeois à s'intéresser plus spécialement à cet espace. N'hésitons pas d'abord
à enfoncer effrontément quelques portes ouvertes. Il est évident qu’on s’est
déjà battu dans le secteur et que la Lorraine était déjà devenue au XIXe
siècle un espace de mémoire. La simple situation géographique laissait penser
que deux des principales puissances mondiales de l’époque, la France et
l’Allemagne, allaient de nouveau s'y s'opposer ! C’est pourquoi, de chaque côté
de la nouvelle frontière posée au traité de Francfort du 10 mai 1871, le
territoire a été profondément militarisé. Mais attention, la logique de la
région n’est pas seulement dictée par la confrontation. On y circule de manière
transversale. D’où la naissance d’une maladie grave, "l’espionnite". Pour
faire de l’espionnage, il faut en effet recruter des agents. Or, la population
est ici plus ouverte qu’ailleurs, plus motivée dirions-nous par ce genre de
questions. Pour illustrer ces différents thèmes, il est possible de faire appel
à un témoin, le futur lieutenant-colonel Driant, mieux connu sous son
pseudonyme d’écrivain, le célèbre capitaine Danrit[2].
1 - Un atavisme
de l'Est.
Les deux
générations qui sont aux affaires (ce terme doit-être compris de la manière la
plus large et pas simplement dans le sens du personnel gouvernemental) dans les
années qui précèdent la Première Guerre Mondiale savent bien que l’Est n’est
pas un espace comme un autre. Soit ils s’y sont eux-mêmes battus, pensons à
Déroulède ou même à Foch et à De Castelnau, jeunes lieutenants en 1870. Soit,
enfants, ils ont été témoins de l’invasion allemande. Les mémoires de Poincaré,
de Barrès[3],
du général Estienne (l’inventeur de l’aviation d’observation et des chars de
combat) et de Driant sont parfaitement concordants sur ce point pour signaler
le traumatisme causé chez eux par le passage des troupes. Poincaré affirme même
qu’on avait dû désinfecter sa chambre de Bar-le-Duc parce qu’elle sentait le
prussien[4].
Driant y revient souvent ; tous ses héros, doubles de lui-même, y puisent même l’origine
de leur vocation militaire. Au début de La
guerre de forteresse, premier tome de La
guerre de demain, le lieutenant Danrit narre par exemple la traversée de
son petit village natal de Champagne par les Prussiens, un évènement qui ravive
de plus anciens souvenirs familiaux. En 1814, le propre grand-père de l’auteur
avait vu l’empereur en marche vers Fontainebleau. De telles réminiscences ne
sont pas rares, ce qui explique pourquoi, plus tard, tant de personnes seront
persuadées d’avoir vu des Uhlans : 1814, 1870 et 1914 se mélangent.
Cette mémoire
est constamment ravivée par les cimetières et les monuments qui rappellent
beaucoup de batailles déterminantes. Woerth, Frœschwiller, Gravelotte,
Saint-Privat, Sedan font partie de la mémoire collective. Dans l’entre-deux
guerres, Marcel Pagnol fait encore du propriétaire du Château de ma mère un ancien cuirassier de Reichoffen. La plupart
de ces souvenirs sont dramatiques ; ils illustrent des erreurs du commandement
(voire une impression de trahison comme l’affaire de Metz avec Bazaine) ou les
conséquences de l’impréparation de l’armée française (la question de
l’artillerie, de la logistique, de la lenteur de la mobilisation…), toutes
questions qui occupent encore les esprits qui veulent préparer la guerre
future, la guerre de demain ! Mais si cette mémoire est commune à
l’ensemble de la Nation, en Lorraine, elle participe encore plus de la
psychologie collective, une psychologie qui s’est construite durablement, au
moins depuis le XVIe siècle, sur le thème de la confrontation[6].
Pour simplifier, elle est davantage mobilisatrice ici que dans le Cantal ou dans
les Pyrénées. Il n’est donc pas anodin que beaucoup de vocations militaires soient
parties de cette région comme bien d’autres vocations aussi. De même, il n’est pas très étonnant que
Maurice Barrès fasse commencer son cycle de l’énergie nationale à Nancy, lui qui
est natif de Charmes, et surtout qu’il donne au début du XXe siècle
sa célèbre trilogie des Bastions de
l’Est.
Le
souvenir est constamment entretenu par des associations patriotiques comme
le Souvenir Français mais aussi par des
organisations plus politiques comme la Ligue des Patriotes de Déroulède. Il ne
faut pas non plus ignorer le rôle des clubs sportifs et des associations de tir
dans l’exacerbation du patriotisme des deux côtés de la frontière. Dès la
déclaration de guerre de 1914, la rumeur courut ainsi à Metz que les deux
principaux responsables d’une importante association sportive de Moselle
avaient été arrêtés et fusillés par les Allemands[7].
Fausse rumeur qui en dit long sur les peurs et les représentations. Les
commémorations, les inaugurations, la célébration des anniversaires constituent
de nombreuses occasions de raviver la mémoire, de la transmettre et… de venir
sur place. Surtout lorsque le lieu de la bataille est aujourd’hui en territoire
annexé. C’est l’occasion de déplacements et d’actions de propagande face
auxquels les gouvernements ne peuvent bien entendu pas rester neutres. N’oublions
pas, enfin, que de nombreux optants, des Alsaciens-Mosellans qui ont choisi la France,
se sont installés juste de l’autre côté de la frontière, dans les Vosges ou en
Meurthe & Moselle. Comme les entreprises qui se sont déplacées, ils
continuent d’entretenir des liens avec les territoires annexés. Le héros de l’Alerte, un roman de Driant écrit peu
avant 1914, décrivant une opération de sabotage dans la région de Thionville
afin de gêner la mobilisation allemande, est ainsi présenté par l’auteur comme
le fait d'un jeune directeur d’usine qui traverse fréquemment la frontière![8]
Il n’est pas
besoin de développer, parce que le fait est bien connu, le rôle de l’école dans
la mobilisation des esprits. Bien sûr, le hussard noir de la République et de
la Revanche est en grande partie un mythe. En 1914, une forte minorité
d’instituteurs se revendique davantage de Gustave Hervé et du pacifisme que de
Déroulède. Mais, encore une fois, l’état d’esprit général dans la Grande Région
ainsi que celui des enseignants n’est sans doute pas représentatif de celui de
la France de l’intérieur. Déjà, l’espion de l’Empereur Charles Schulmeister avait
été un alsacien[9] et,
sous la IIIe République, ce fut également de cas de Guillaume Schnæbelé
et des colonels Sandherr et Picquart[10],
successivement patrons du service de statistique de l’Etat Major durant
l’affaire Dreyfus. Le général Dupont, chef du 2e bureau de 1913 à
1917, était quant à lui né à Nancy en 1863. Sans aller jusqu’à théoriser un
atavisme d’espion pour les natifs de la Grande Région (le choix de l’Etat Major
se portait logiquement sur des germanophones), on doit bien constater une
certaine redondance[11].
Enfin
si l’Est occupe une place à part dans les esprits, c’est déjà parce que les
deux belligérants potentiels sont placés face à face et que cette région est
une des routes les plus courtes pour s’affronter.
Ce thème est
d’une grande banalité : la région se trouve sur l’espace le plus proche
entre les deux belligérants potentiels. Nul besoin d’être diplômé de l’Ecole de
Guerre pour s’en rendre compte. C’est même un fait historique dont les Lorrains
se sont rendu compte durant la Guerre de Trente ans suite aux violents allers
et retours des troupes sur l’axe Est – Ouest. De là est d’ailleurs venu le
choix, dans l’entre-deux guerres, du futur général De Gaulle de se fixer à
Colombey, à mi-chemin de Paris, des grandes garnisons et des frontières. Mais
déjà en 1899, et pour des raisons
équivalentes, Driant avait été très heureux de recevoir le commandant du 1er
BCP de Troyes.
SHD/DAT, 7 N2 2429, rapport Moracchini
Cet espace est
par ailleurs encadré par des Etats neutres : la Belgique et le Luxembourg
au nord – nord-est, la Suisse au sud-est, dont on peut craindre que l’une ou
l’autre des grandes puissances veuillent s’emparer afin d’en faire une base de
départ pour une attaque. On craint également qu’elles ne deviennent des plaques
tournantes du renseignement. Ces deux peurs reviennent constamment dans l’œuvre
de Driant même si parfois l’espion anglais venu de Bruxelles (le commandant de
chasseurs est violemment anglophobe) tend à supplanter l’espion allemand comme
grand ennemi de la France. La possibilité d’une alliance secrète entre
l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Suisse occupa également un temps les
chancelleries, le kaiser ayant été invité aux manœuvres de l’armée helvétique
en 1912[13].
Trente ans plus
tôt, dès les premiers tomes de la Guerre
de Demain, Danrit évoque la question des plans de guerre. Lorsque le gendre
de Boulanger entame la Guerre de
forteresse, le Général Revanche n’est plus au gouvernement, mais la période
du recueillement s’est achevée. Certes, la question de la posture à adopter
n’est pas tranchée - offensive, défensive, défensive-offensive - mais la
discussion est largement ouverte. Les officiers de la garnison du fort de
Liouville y consacrent même l’essentiel de leurs temps libres. Dans ses mémoires,
le général Dupont raconte comment la France avait pu, dès 1909, obtenir le
contenu du plan allemand[14].
Mais vingt ans plus tôt, Driant avait déjà anticipé cette découverte dans son
premier roman en utilisant d’ailleurs le terme de viol pour parler de
l’atteinte à la neutralité de la Belgique. Les futurs plans XVII et Schlieffen
n’ont donc rien de secret ; ils sont tout au plus logiques vu le contexte
spatial. Le véritable secret n’est en effet pas tant le passage par la Belgique
que le volume de forces qui sera affecté à cet effort par l’Allemagne (et
l’engagement immédiat ou pas des unités de réserve).
Dernière porte
ouverte. Les combats de 1914 se déroulent en grande partie en Lorraine avant de
s’y stabiliser mais la bataille de la Marne n’est un succès que parce qu’elle a
été préparée ou accompagnée par les victoires du Grand Couronné puis de la Vaux
Marie. Après la course à la mer, le front se fixe ; les Allemands occupent
une part importante de la Grande Région et les Français un petit bout de
l’ancienne Alsace-Moselle. Ils vont d'ailleurs regarder d’un œil méfiant les
habitants de ces territoires, tous des agents de renseignement potentiels… La
déportation en Allemagne de centaines d'habitants, par exemple de Montmédy dans
la Meuse, est certes une conséquence de la politique des otages mais aussi,
sans aucun doute, d'une méfiance envers les espions et les saboteurs potentiels
que la France aurait laissés sur l'arrière après sa retraite. De là, et peut-être
plus que de la peur laissée par les francs-tireurs de 1870, provient sans doute
une part des exécutions sommaires auxquelles les troupes allemandes ont
procédées en 1914.
3 - Une Grande Région
militarisée.
Plus que toute
autre, la région est militarisée. De chaque côté de la nouvelle frontière
s’organise progressivement un glacis protecteur. En France, il s’agit d’abord
du système fortifié du général Raymond Séré de Rivière mis en place à partir du
milieu des années 1870. En Lorraine, entre les zones fortifiées de Verdun, Toul
et Epinal, sont construits toute une ligne de forts maçonnés qui, à peine
achevés, sont rendus obsolètes par l’invention de la mélinite et des obus
torpilles. Des campagnes de modernisation vont donc suivre jusqu’à l’orée de la
Première Guerre Mondiale. L’archétype se trouve être le fort de Liouville, près
de Saint-Mihiel, qui est bétonné au début du XXe siècle et qui
reçoit en 1912 une tourelle éclipsable à double canon de 75 qui va se révéler
terriblement efficace en 1914. La construction des forts suscite bien sûr
l’intérêt en face. Les plans ne sont d’ailleurs pas véritablement secrets et
les entreprises impliquées nombreuses. La présence de près de 3000 travailleurs,
rien que sur le site de Liouville (et beaucoup d’autres chez les sous-traitants),
durant la construction implique nécessairement une surveillance côté français
et… des possibilités côté allemand de recueillir assez facilement du
renseignement. Il était en effet facile de recruter parmi les ouvriers, les
dessinateurs ou les ingénieurs. Ce n’est d’ailleurs pas les plans exacts des
bâtiments qui sont importants à connaître mais l’emplacement de l’artillerie,
le but de ces gros vaisseaux terrestres n’étant pas de se laisser assiéger mais
grâce à leurs feux de tenir l’ennemi à distance durant seulement 48 à 72
heures. A partir de 1906, le nord-est de Nancy est également renforcé sur le
lieu dit du Grand Couronné, défenses qui ne passent évidement pas inaperçues.
A partir de
1890, l’Empire allemand agit exactement de même en renforçant les défenses de
Metz et en développant la Moselstellung. Les Robinsons souterrains de Danrit prennent
ainsi pour thème la forteresse de Metz. Après l’échec d’une attaque brusquée
allemande, la contre-offensive française qui réussit vient assiéger Metz,
inverse exact des évènements de 1870 lorsque Bazaine s’y était laissé enfermer.
Un jeune lieutenant du génie passe secrètement les lignes pour retrouver son
grand-père, lui-même ancien officier du Second-Empire, qui lui transmet les
plans de la forteresse, de ses souterrains et surtout de ses contre-sapes. A la
sortie de Saint-Cyr, Driant a en effet commencé sa carrière militaire dans les
forts, soit à faire des levés topographiques dans le secteur des côtes de
Meuse, soit en compagnie tournante à Liouville dont il fera le théâtre de son
premier opus. Mais ce n’est pas qu’un travail de romancier. Jusqu’à la déclaration
de guerre, le député de Nancy viendra fréquemment dans le secteur, alertant ses
collègues ou le gouvernement des manquements observés.
Les Hauts-de-Meuse vus depuis le fort de
Liouville
Initialement, la
ligne fortifiée devait protéger la frontière durant une mobilisation prévue
pour être longue et surtout une concentration qui se faisait très en arrière. A
l’époque de Boulanger, des essais de mobilisation partielle ont réussi (et ils
ne sont pas pour rien dans les pressions de Bismarck pour que le ministre soit
renvoyé)[15].
Elles ont surtout montré qu’en cas de guerre, le développement du chemin de fer
aidant, la mobilisation se ferait des deux côtés beaucoup plus vite que prévu,
d’où la décision de concentrer les troupes en avant des forts et non plus
derrière et d’appuyer le mouvement par des troupes de couverture
pré-positionnées à proximité de la frontière. La petite ville de Saint-Mihiel
reçut alors pas moins d’une division et le village voisin de Chauvoncourt, avec
ses 400 habitants, plus de dix fois plus de soldats. Mais, à la même époque, la
garnison de Metz comporte à elle seule 25000 hommes. Or, l’observation de l’animation
de ces villes militaires ou des manœuvres peuvent utilement renseigner sur ce
que pourraient être les mouvements de troupes au moment du déclanchement des
opérations. Il n’y a pas jusqu’à la fausse mobilisation d’Arracourt qui puisse
être utile à la propagande[16].
Suite à une mauvaise interprétation d’un ordre d’exercice, le commandant de la
brigade locale de Gendarmerie organise le départ des réservistes pour Nancy.
Mais le succès, la rapidité de la manœuvre et surtout l’élan patriotique des
conscrits permet une large campagne de presse.
Le
dirigeable "La Ville de Paris"
- Caserne de Belleville (Verdun - Vers 1908)
Un
autre sujet peut intéresser les espions éventuels : le fait que la Grande
Région joue un grand rôle dans l’expérimentation des armes nouvelles. Dès son
passage au cabinet de Boulanger, le capitaine Driant a été au contact de tout
ce qui se fait de mieux en termes de nouvelles technologies. Le Général
Revanche qui était moins stupide que ce que l’on a dit de lui, avait par
exemple lancé le centre d’aérostation militaire de Meudon, d’où l’intérêt du
futur Danrit, après Jules Vernes, pour les ballons. Or, en 1899, Driant est
affecté à Troyes, à la tête du 1er Bataillon de chasseurs. Il n’est
pas loin de Paris mais aussi de tous les terrains qui à Troyes, Châlons ou
Reims voient alors les essais nombreux tant de plus lourds que de plus légers
que l’air. Mieux, Verdun reçoit à l'automne 1907 le "Patrie", le premier ballon opérationnel de l’armée française,
qui est rapidement perdu suite à une tempête et qui finit par s’écraser en
Irlande. Il sera remplacé l'année suivante par le "Ville de Paris". L’auteur y puisera son inspiration pour
écrire Un ballon au pôle nord puis Les robinsons de l’air qui commence en
Meuse par une opération de sabotage allemande.
4
- Une Grande Région où on circule.
Mais attention,
la Grande Région n’est pas seulement structurée par la confrontation, elle
possède aussi une organisation transversale car on circule de part et d’autre
de la frontière. Le héros de l’Alerte
(1910) a ainsi l’habitude d’aller d’un pays à l’autre pour ses affaires. De la
même manière, un important volant de main d'œuvre ouvrière, française, un peu
allemande, surtout belge ou luxembourgeoise, n'hésite pas à passer la frontière
dans un sens ou dans l'autre au grès des chantiers. Certains décident de se
fixer, une tendance que les généalogistes ont remarqué depuis bien longtemps.
Il ne faut en
effet pas imaginer la frontière franco-allemande à l’image du rideau de fer.
Lors de la fausse mobilisation d’Arracourt, la première mesure de la
Gendarmerie fut ainsi de raccompagner au poste de douane (le village est
exactement sur la frontière) les voyageurs de commerce allemands qui dormaient
à l’hôtel du village[17].
Même si les délimitations du traité de Francfort ont gêné le développement des
réseaux (cela s’observe encore aujourd’hui), de gros nœuds ferroviaires
existent à proximité de la frontière, nœuds qui entraînent des flux de
passagers et donc une nécessaire surveillance. Ce n’est donc par un hasard si
les saboteurs de Driant s’attaquent à la gare de Thionville ; cette gare pouvait
en temps de guerre servir à la mobilisation et des rumeurs s'y développent en
temps de paix (par exemple que la guerre va être déclenchée de manière
imminente)[18].
Il faut comprendre l’origine de ces rumeurs, les évaluer, voire en lancer
d’autres. On comprend la présence à proximité de commissaires spéciaux, par
exemple celle du célèbre commissaire Schnæbelé à Pagny-sur-Moselle, qui sont en
fait des chefs de réseaux, et à Nancy d’un préfet qui n’est, ni plus, ni moins,
que l’ancien chef de la sûreté. Il resterait à évaluer le rôle de la limite
linguistique et si les autorités accordaient la même confiance ou la même
défiance aux populations résidantes de part et d’autre.
Les populations
pouvaient continuer d’entretenir des liens avec ceux de l’autre côté. Ainsi,
les familles anabaptistes alsaciennes, dont certaines branches se sont
installées au XIXe siècle en Lorraine et en Champagne, continuent de
correspondre, voire de se visiter. En 1906, Benjamin Esch écrit ainsi à son
aîné Paul (marié avec la fille de la ferme de Tusey près de Vaucouleurs) pour
raconter son séjour à Muntzenheim où il apprend l’allemand et où il observe les
nouveaux usages agricoles[19].
Benjamin n’est pas un espion, loin s’en faut, mais il n’est pas le seul à
voyager. Or, dans les deux camps, les mennonites ont été regardés de manière un
peu suspicieuse par les autorités. D’autres individus étaient bien plus
dangereux pour la sécurité nationale que les pacifiques anabaptistes. Il était
de tradition, pour les officiers mutés à un poste sur la frontière, d’endosser
le costume et le chapeau mou et de faire du tourisme. C'était encore mieux si cela
pouvait se justifier par une visite à des parents. Comme l'actuel 13e
RDP, un des régiments stationnés à Lunéville en avait même fait sa spécialité.
Avec les progrès
du nationalisme et la retombée de la foi dans le progrès qui était une
génération plus tôt la grande croyance de Jules Vernes, les sociétés
occidentales voient se développer de nombreuses peurs à fin du XIXe
siècle et au début du XXe : déclin, immigration, cosmopolitisme etc.
Le commandant Driant s'en fait bien sûr l'écho, tant dans ses romans que dans
ses discours d'homme politique[20].
L'allemand (ou l'anglais chez Driant) voisine ainsi souvent avec l'anarchiste
et on n'hésite pas à chercher la main de l'ennemi derrière les conflits
sociaux. Lorsque la France est menacée d'une attaque (La Guerre fatale en 1902-1903, L'invasion
jaune en 1909) ou d'une Révolution (La
Révolution de demain, 1909[21]),
l'auteur décrit toujours l'existence d'une cinquième colonne conduite par un
leader barbu calqué sur la figure de Jaurès. Le député de Nancy condamne alors
très violement le projet d'Armée nouvelle
du fondateur de la SFIO. Dans la fiction, la défaite française est en effet
accélérée par la mise en place d'une armée de milice, par la mise en congé des
meilleurs officiers et par une violente propagande qui aurait durablement
démoralisé les Français. Même si, comme Barrès, Driant regrettera cette série
de romans après 1914, le personnage est toujours présenté comme un traître à la
solde des allemands. Dans son dernier livre, les Robinsons souterrains paru en 1913, le romancier croque même le
traître idéal sous la forme d'un instituteur anarchiste. Mais, dans la seconde
version réécrite en 1914-1915 à la lumière des premiers combats de Vauquois et
rebaptisé la Guerre Souterraine, ce
héros négatif est remplacé par un agent dormant allemand. Quelle est la part finalement
de véracité dans la figure de l'espion chez Danrit ? Est-ce un simple topos
littéraire, renforcé par une forme de paranoïa contemporaine de l'affaire
Dreyfus (Driant est antidreyfusard) ou bien l'officier qui possède de nombreux
contacts et qui était généralement bien informé, a-t-il donné à ses agents un
part de réalité ?
Il n'en reste
pas moins que le développement de l'industrie, des mines et de la sidérurgie
notamment, quel que soit le côté de la frontière que l'on examine, a attiré dans
cette région de nouvelles populations. Au-delà du thème habituel, Classes laborieuses, Classes dangereuses[22],
il y a dans l'esprit des autorités la peur que de véritables ennemis
(terroristes anarchistes, espions...) puissent se noyer dans la masse. D'où les
premières tentatives de coopérations policières internationales, par exemple
lorsque la Gendarmerie luxembourgeoise vient à Paris s'inspirer des méthodes
des brigades du Tigre[23].
L'Alerte (1910)
Comme le
souligne Driant dans l’Alerte, de
nombreuses entreprises lorraines travaillent avec des partenaires de l’autre
côté de la frontière. Parfois, une partie seulement de la famille a opté afin
de pourvoir conserver la possession d’une affaire familiale. Les deux branches
continuent donc d’entretenir des liens économiques. Même transférées en France,
elles ont parfois réussi à conserver des intérêts dans le Reichland voire à y
investir. Pensons à la famille de Wendel qui, face à l’annexion de la Moselle en 1871, a scindé ses avoir
entre Les Petit-fils de
François de Wendel et Cie en
Allemagne et la société de Wendel et Cie en France. Or, la circulation
du personnel, surtout lorsqu’il s’agit d’individus qui possèdent des connaissances
techniques, représente un risque. Ils peuvent facilement dresser un plan ou
remarquer des détails que le simple voyageur ne verrait pas. Cela implique
aussi une circulation de capitaux qui peuvent être investis ailleurs.
En tant que
telles, les notions de renseignement économique ou de défense économique
n'existent pas (elles ne seront réellement formalisées en France que dans la
grande ordonnance de 1959 rédigée pour une grande part par De Gaulle lui-même).
La réflexion se limite encore le plus souvent à l'intendance des armées et à la
protection des ressources nécessaires à l'effort de guerre. Mais les idées sont
là. Driant les reprend d'ailleurs dans ses grandes trilogies, notamment dans l'Invasion jaune. Tout le premier tome, La Mobilisation sino-japonaise, décrit
la mise en place de la logistique, financière et industrielle, préalable à
l'attaque. Et, dans l'esprit du commandant de chasseurs, la guerre est une
notion déjà mondialisée. L'espion n'est donc pas seulement celui qui vient
observer les progrès de l'armée, ce peut-être aussi le banquier. De la même
manière, l'auteur s'intéresse beaucoup au développement du commerce
international (la mondialisation n'est en effet pas un phénomène propre aux
années 2000) et plus spécialement au contrôle des ventes d'armes.
On pense
déplacements à travers la frontière, il ne faut pas oublier ceux à l’arrière.
Les officiers français aimaient bien être affectés à Saint-Mihiel et ils
demandaient assez facilement Liouville car, de là, il était aisé de gagner
Lérouville, point de départ pour une permission de 24 ou 48 heures sur Paris.
En sens inverse, un observateur avisé pouvait, depuis la capitale, arriver
rapidement presque aux pieds des forteresses… Des journalistes le faisaient d'ailleurs
pour commenter les manœuvres ![24]
Driant lui-même, dans son activité de journalise, était allé assister aux
manœuvres de l'armée allemande en 1905. D'une série d'articles, il avait tiré
un essai polémique intitulé Vers un
nouveau Sedan (1906), rapidement traduit en allemand et qualifié par la
presse germanique comme "hochinteressant".
Le Petit Journal,
Dimanche 9 mars 1913
En
guise de conclusion : La charge mémorielle, la proximité des deux espaces
mais aussi la circulation tant des hommes que de l’information expliquent sans
doute pourquoi la région a été, plus que les autres, victime de l’espionnite,
la psychose de l’espionnage. Il ne
faut pas oublier que l’espace médiatique est structuré de manière complètement
différente par rapport à aujourd’hui. La télévision et la radio n’existent bien
entendu pas. Au contraire, la presse écrite est surdéveloppée. Rien que dans le
petit département de la Meuse, on compte en 1914 près d’une vingtaine de
journaux, qui se recopient mutuellement et se font l’écho des rumeurs. Parmi
celles-ci, à la déclaration de guerre, la prétendue exécution du curé de
Moyenvic[25]. Toute
rumeur s’appuie cependant sur quelque chose de réel, par exemple l’idée que les
gens se faisaient de qui pouvait être un espion. Et, il est vrai que
l’Allemagne se méfiait du clergé catholique. Pour les mennonites, c’est leur
origine, leur mode de vie à part et parfois leur maîtrise de la langue
allemande[26]. Mais
n’oublions pas que la Grande Région est déjà devenue à cette époque un grand
espace d’immigration. Selon les moments, d’autres populations (les Suisses, les
Italiens…) pouvaient aussi être ressenties par les habitants comme une menace. Avec
cette tension, le moindre fait inhabituel pouvait donc donner lieu à une
interprétation erronée.
Annexe : Principales œuvres du capitaine Danrit.
- La guerre
de demain (Flammarion, 1888-1893, 6 volumes, 3 parties: "La guerre de
forteresse", "La guerre en rase campagne", "La guerre en
ballon")
- La
guerre au XXe siècle; L'invasion noire
(Flammarion, 1894, 3 parties: "Mobilisation africaine", "Le
grand pèlerinage à la Mecque", "Fin de l'Islam devant Paris")
- (avec de
Pardiellan), Le journal de guerre du
lieutenant von Peifke, 1896
- Jean
Tapin (Série "Histoire d'une famille de soldats", I, Delagrave,
1898)
- Filleuls
de Napoléon (Série "Histoire d'une famille de soldats", II,
Delagrave, 1900)
- Petit
Marsouin (Série "Histoire d'une famille de soldats", III,
Delagrave, 1901)
- Le
drapeau des chasseurs à pied (Matot, 1902)
- La guerre
fatale (Flammarion, 1902-1903, 3 volumes, 3 parties: "A Bizerte",
"En sous-marin", "En Angleterre")
- Evasion
d'empereur (Delagrave, 1904)
- Ordre du
Tzar (Lafayette, 1905)
- Vers un
nouveau Sedan (Juven, 1906)
- Guerre
maritime et sous-marine (Flammarion, 1908, 14 volumes)
- Robinsons
de l'air (Flammarion, 1908)
- Robinsons
sous-marins (Flammarion, 1908)
- L'aviateur
du Pacifique (Flammarion, 1909)
- La grève
de demain (Tallandier, 1909)
- L'invasion
jaune (Flammarion, 1909, 3 volumes: "La mobilisation sino-japonaise",
"Haines de Jaunes", "A travers l'Europe")
- L'alerte (Flammarion,
1910)
- Un
dirigeable au Pôle Nord (Flammarion, 1910)
- Au dessus
du continent noir (Flammarion, 1912)
- Robinsons
souterrains (Flammarion, 1913, réédité sous le titre La guerre
souterraine)
[1] Frédéric
Schwindt, professeur agrégé, docteur en Histoire, chercheur associé à
l’Université de Lorraine – CRULH Nancy, chargé des études au centre Charles de
Gaulle de Nancy, auditeur de l’IHEDN (SR Nancy-Metz 2007), officier de la
réserve opérationnelle de la Gendarmerie Mobile.
[2] Frédéric
Schwindt, "Le lieutenant-colonel Driant,
écrivain, stratège ou martyr ?",
Parcours d'intellectuels dans la Guerre de 14, Journée d'études sous la
direction de Frédéric Schwindt & Laurent Jalabert, Festival littéraire : Le printemps du Grand Meaulnes, CODECOM de Fresnes-en-Woëvre - Université de Lorraine (CRULH Nancy) - Centre Charles de Gaulle de
Lorraine, Lavoir de
Saint-Rémy-la-Calonne, Vendredi 29
mai 2015, à paraître aux Annales de l'Est.
[3] Marcel Cordier, « Maurice Barrès et la frontière
de l’Est » in Alain Larcan &
Frédéric Schwindt (dir.), Les Bastions de l’Est de Boulanger à De
Gaulle, Préface de Philippe Séguin, Actes du colloque du Centre Mondial de
la Paix de Verdun (mars 2003), Editions Gérard Louis, Septembre 2010, p.53-58.
[4] François Roth, « Raymond Poincaré et la
frontière de l’Est », Op. Cit., p.71-82.
[5] Voir en annexe les principales
œuvres de Danrit / Driant.
[6] Frédéric Schwindt, « A
la croisée des influences : l’évêché de Verdun entre l’Empire, la Lorraine
et la France – Une illustration du Soft Power à l’époque moderne » in
Catherine Bourdieu-Weiss (dir.), Metz,
Toul et Verdun : trois évêchés et la fortune de France (1552-1648),
Colloque du CRULH – Université Lorraine – Plateforme Metz, 6-7 avril 2011,
Metz, 2012, p.169-185.
[7] François Roth, Six mois qui incendièrent le monde. Juillet
– Décembre 1914, Tallandier, 2014, p.118.
[8] Driant est à la fois ami et
collègue à la Chambre de François de Wendel (1874-1949). Son héros de l'Alerte lui ressemble beaucoup. Décrié
pour ses liens avec l'Allemagne tant en 1914 qu'en 1940, son patriotisme ne
peut plus aujourd'hui être mis en doute.
[9] Gérald Arboit, Fragments de la vie de Charles Schulmeister
de Meinau : Un mémoire inédit de l’espion de l’Empereur Napoléon Ier,
L’Harmattan, 2003.
[10] D’une famille argonnaise et
verdunoise passée en Alsace sous Napoléon Ier.
[11] Les prédécesseurs de Sandherr à
la tête de la section de statistique, le commandant Samuel (né à Sarrelouis),
le colonel Grisot (né à Auvillers-les-Forges dans les Ardennes) et le colonel
Vincent (né à Audun-le-Tiche) étaient quasiment tous des hommes de l’Est. Le
personnel de la section puisait aussi largement dans la Grande Région : le
commandant Henry venait de Pogny dans la Marne, le capitaine Lauth de Saverne.
N’oublions pas aussi que si Alfred Dreyfus est devenu la victime de l’affaire
c’est en raison de l’antisémitisme qui régnait à cette époque mais aussi parce
qu’il était alsacien…
[12] Alain
Larcan, « Le Général De Gaulle et les frontières » in Alain Larcan
& Frédéric Schwindt (dir.), Les Bastions de l’Est de Boulanger à De Gaulle, Préface de Philippe
Séguin, Actes du colloque du Centre Mondial de la Paix de Verdun (mars 2003),
Editions Gérard Louis, Septembre 2010, p.95-106.
[13] François Roth, Op. Cit., p.121.
[14] Charles Dupont, Mémoires du chef des services secrets de la
Grande Guerre, Présentés et annotés par Olivier Lahaie, Préface de Michaël
Bourlet, Histoire & Collections, 2014.
[15] Gérald Sawicki, L’affaire Schnaebelé, à paraître 2015.
[16] Alexandre Louis, « Bruit
de guerre : la fausse mobilisation d’Arracourt, 26-27 novembre 1912 »
in « Les bruits et les rumeurs »,
7e Université d’hiver sous la direction de Laurent Jalabert, Université de Lorraine (CRULH) – Conseil
Général de la Meuse, Saint-Mihiel, 20-21-22 novembre 2014.
[17] Alexandre Louis, Op. Cit.
[18] Gérald Sawicki « Bruits de
guerre à la frontière de l’Est : l’exemple de la crise franco-allemande de
l’hiver 1886-1887 » in « Les
bruits et les rumeurs », 7e Université d’hiver sous la
direction de Laurent Jalabert, Université de Lorraine (CRULH) – Conseil Général
de la Meuse, Saint-Mihiel, 20-21-22 novembre 2014.
[19] Lettres de Benjamin Esch
(1879-1923) transmises à l’auteur par madame Francine Wild, professeure à l’Université
de Caen.
[20] Driant s'intéresse beaucoup à
cette époque au développement des syndicats "jaunes".
[21] On remarque que
les obsessions de Driant culminent vers 1909-1910, au même moment que l'enquête
Agathon qui prétendait mettre en valeur un retournement de la jeunesse et de
l'opinion en faveur du patriotisme et du nationalisme. Cazes Bernard : Henri Massis & Alfred de Tarde - Agathon, « Les jeunes gens d'aujourd'hui »,
préface Jean-Jacques Becker, Politique étrangère, 1995, vol.
60, n° 3, p. 801-802.
[22] Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes
dangereuses pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958.
[23] Laurent Lopez, « Des gendarmes luxembourgeois chez les
brigades du Tigre : les prémices de la coopération policière transfrontalière
en Europe occidentale », Revue
de la Gendarmerie nationale, mars 2008, n° 226, p. 116-125.
[24] Le Petit Journal, Dimanche 9 mars1913.
[25] François Roth, Op. Cit., p.118.
[26] En 1914, leur
intégration est pourtant déjà largement avancée des deux côtés de la frontière.
Très peu d’entre eux se revendiquent encore du courant Amish et leur pacifisme
est très atténué. « Anabaptistes,
Frères Suisses et Amishs dans le diocèse de Metz » in Catherine
Bourdieu-Weiss (dir.), Les Trois-Evêchés
et l’étranger, Colloque du CRULH – Groupe de travail sur les Trois-Evêchés
/ Université Lorraine – Plateforme Metz, 6-7 avril 2013, Metz, 2014,
p.183-199. « La disparition d’une minorité visible : l’intégration
des mennonites en France – XVIIIe-XXe
siècles », Journée d’étude sur les protestantismes sous la direction de
Anne-Laure Zwillig & Lionel Obadia, MINOREL, Lyon, 24 novembre 2014.
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