LA « DISPARITION »
D’UNE MINORITE VISIBLE :
INTRODUCTION.
Je remercie les
organisateurs de cette journée d’étude qui me permettent d’aborder un sujet que
j’ai approché au départ par hasard. En effet, spécialiste de la vie religieuse
au village dans une région quasiment unanimement catholique, je ne m’attendais
pas à y trouver une communauté qui, dans mon esprit, était synonyme d’Amérique.
C’est la découverte fortuite d’un dénombrement réalisé sous la IIe
République qui m’a fait comprendre que le département de la Meuse possédait au
milieu du XIXe siècle une communauté d’au moins une centaine
d’anabaptistes. Mieux, je me suis rendu compte que leurs descendants vivaient
toujours là et que certains de mes collègues ou amis en faisant parti. De là ma
problématique sur l’intégration (qui rejoint mes préoccupations
habituelles : le rapport entre religion, économie et société dans le
village traditionnel). Les anabaptistes n’ont en effet pas disparu, ils ne sont
pas partis, en tout cas pour les plus nombreux, aux Etats-Unis où leurs cousins
amish ont conservé l’ancien mode de vie, ils ont simplement cessé d’être
visible[2].
Mieux
qu’un grand discours, une photographie illustre parfaitement cette question. En
1912, Peu avant la Première Guerre Mondiale, la famille Esch de la ferme de
Clévant (près de Custines en Meurthe & Moselle) pose devant l’objectif[3].
Au milieu, le patriarche (Pierre, né en 1843), avec sa barbe, son chapeau, sa
chemise sans cravate ressemble encore beaucoup à un amish. Son veston comporte
cependant des boutons. Le chemisier à pois de son épouse Catherine (née Eymann
en 1846) est proche des robes encore portées aujourd’hui dans le comté de
Lancaster. Mais plus rien de distingue la génération suivante de leurs
contemporains. On peut donc dater de la deuxième moitié du XIXe
siècle le moment où cette minorité visible s’est intégrée au point que 99% des
habitants ignorent aujourd’hui leur existence ou pensent qu’ils appartiennent
seulement au folklore.
I
– MIGRATIONS : vers l’intérieur plus que vers l’extérieur.
Mais j’ai
utilisé par facilité plusieurs dénominations ; or, sur cette question, il
faut être particulièrement précis. Les mennonites qui appartiennent à la grande
famille protestante sont aujourd’hui plusieurs millions dans le monde, répartis
entre plusieurs branches. Mais l’appellation mennonite est trompeuse.
11 - Une mise au
point de vocabulaire.
La communauté
amish de Sarrebruck, la dernière de la région, l’a ainsi seulement adopté en
1937 parce que le mot était devenu générique en Europe. Il provient d’un
réformateur hollandais, Menno Simmons, qui a diffusé l’anabaptisme aux Pays bas
et dans le nord de l’Allemagne, alors que les mennonites français sont pour la
plupart des descendants d’immigrants chassés de Suisse au XVIIe
siècle. Jean Séguy voyait d’ailleurs en eux autant une « ethnie »,
une communauté liée par le sang et par l’histoire, qu’un groupe religieux[4].
L’anabaptisme est en effet né à plusieurs endroits au XVIe siècle,
en Hollande mais aussi à Zurich et à Berne. Il y a sans doute eu des échanges,
de personnes et de correspondances entre ces deux foyers, mais les deux
tendances ont gardé leurs spécificités. Elles n’ont en tout cas rien à voir
avec l’anabaptisme radical d’un Thomas Müntzer. S’ils ont en commun de refuser
le baptême des enfants, eux professent un complet pacifisme. Plus que sur la
question du baptême, Leur rupture avec Zwingli provient de leur conception des
rapports entre la religion et l’Etat. Ils se nomment eux-mêmes Taüfer,
c’est-à-dire les baptisés. Pour eux, l’Eglise est une communauté militante de
convertis qui ont choisi en conscience leur appartenance. Présente dans ce
monde, elle ne doit pas être de ce monde, d’où une tendance à la
non-historicité et à la non-participation (politique notamment). Persécutés en
Suisse, ces urbains se sont réfugiés dans les montagnes de l’Emmental où ils
ont recrutés chez les ruraux. Pour longtemps, anabaptisme va même devenir
synonyme de paysans.
12
– L’arrivée dans l’espace français.
Pour simplifier
la géographie très compliquée de cette époque, je parlerai d’espace français. Persécutés
en Suisse, quelques anabaptistes arrivent en Alsace dès le milieu du XVIe
siècle, Strasbourg étant à cette époque une sorte de plaque tournante pour
toutes les sectes protestantes (je prends bien entendu le terme au sens de Max
Weber). Mais c’est surtout au XVIIe siècle, après la guerre de
Trente ans, que l’émigration devient importante ; un mot à relativiser car
il ne concerne que quelques centaines de personnes et au mieux quelques
dizaines de familles. Ces départs sont même organisés par les autorités
suisses. Vers 1640, un bateau remonte même le Rhin et abandonne des
anabaptistes à plusieurs endroits entre le Sundgau et la Hollande. Dès cette
époque, certains vont partir vers la Lorraine ou le comté de Montbéliard en
Franche-Comté.
La communauté se
structure néanmoins autour de Sainte-Marie-aux-Mines où un ancien qui faisait
toujours des allers et retours avec la Suisse ou l’Allemagne, Jacob Amman, est
à l’origine en 1693 d’un schisme rigoriste. L’éloignement avec le foyer
initial, la faible densité des installations et la peur d’être happé par le
vide le pousse sans doute à marquer davantage leurs différences ; à
installer ce que le sociologue américain Rodnay Stark appelle une
« tension » avec la société d’accueil. La plupart des groupes d’Alsace
ou d’Allemagne du sud prennent le parti d’Amman, en allemand « Amman
Ish », le mouvement Amish est né. Mais l’Alsace est devenue définitivement
française après les traités de Westphalie qui prévoient le respect des cultes
luthériens et réformés mais ne mentionnent aucunement, et pour cause, les
anabaptistes. En 1711, Louis XIV décide de les chasser de ses terres, ce qui va
les faire, a contrario, davantage pénétrer vers l’ouest. C’est l’origine de ce
que j’ai appelé le « front pionnier mennonite » en France.
13 - Le front pionnier mennonite.
Les Amish, appelons les désormais ainsi,
vont progresser par bond en remontant les vallées sous la forme d’une sorte de
front pionnier. Ils profitent qu’un certains nombres de principautés locales
ont vu leur population fondre durant la guerre de Trente ans. Même l’évêque de
Strasbourg les accepte comme fermiers afin de repeupler ses villages et
remettre ses terres en culture. Certains seigneurs, comme ceux de Salm ou de
Montbéliard, protestants proches du piétisme, ne sont d’ailleurs pas hostile
aux Taufers. Le scénario est toujours le même : un berger anabaptiste
arrive dans un secteur, il repère les fermes disponibles puis, quelques temps
plus tard, une famille bien s’installer. Apparemment, les réseaux
communautaires sont mobilisés pour financer cette installation et payer le
bail. Les autochtones se plaignent d’ailleurs du fait que nouveaux venus leur
soufflent les plus belles fermes. En effet, ils ont la réputation de payer leur
dû à terme juste et surtout de ne pas faire de procès.
Le
nouveau fermier fait venir des ouvriers agricoles de la même confession que lui
et des enfants de cousins ; ce qui favorise les mariages. Dans les années
qui suivent certains s’installent à leur tour. Au bout de quelques années, une
communauté est née. Les grandes fermes de vallées sont plus rares donc certains
vont chercher des terres dans les hauteurs (les macaires dans les Vosges) et se
consacrent davantage à l’élevage. Dans le comté de Montbéliard, ceux sont des
anabaptistes qui vont sélectionner la race Montbéliarde. A un moment donné, la
famille la plus riche prend en gestion un moulin. Celui-ci devient le cœur, à
la fois sur le plan matériel que sur le plan spirituel de la communauté,
puisque c’est là que les réunions auront désormais lieu. Le titulaire du moulin
tend d’ailleurs à accaparer la fonction d’ancien. Le phénomène se déroule un
peu plus loin au point que dans certains secteurs, à la fin du XVIIIe
siècle ou au cours du XIXe tous les moulins sont détenus par des
familles mennonites.
En un siècle est demi, le front pionnier
s’est développé principalement dans deux directions, vers le nord et donc la
Moselle est, la Sarre et Luxembourg et vers l’ouest, un peu plus tard, par les
Vosges vers la Meuse et la Haute-Marne. Mais à mesure que le front progresse,
la densité des communautés diminue et donc l’efficacité du fonctionnement
communautaire. En Alsace ou en Moselle, plusieurs familles pouvaient se
retrouver au même endroit mais en Meuse ou en Haute-Marne, dans la deuxième
moitié du XIXe siècle, elles sont toujours toute seules ; ce
qui les oblige à entretenir davantage de liens avec les « gentils ».
14 – Une émigration vers l’étranger ?
Il faut à ce
stade, régler la question de l’émigration en Amérique. On a longtemps expliqué
que l’affaiblissement des Assemblées avait été dû aux départs vers l’étranger
surtout pour éviter au service militaire. Or, les effectifs mennonites
culminent sous la IIIe République alors que les départs les plus
importants (quelques centaines de personnes tout au plus) pour les Etats-Unis
ont eu lieu sous la Restauration et au début de la Monarchie de Juillet. Une
nouvelle vague d’émigration, plus réduite, a semble-t-il eu lieu après la
guerre de 1870, vers l’Amérique du Sud et les colonies. C’est le cas de la
famille Berki qui possède d’ailleurs aujourd’hui un site internet très fourni.
Après 1870, une partie du clan, la plus nombreuse, se diffuse vers l’intérieur du
pays tandis que deux branches partent vers l’Argentine et l’Algérie où ils vont
notamment s’investir dans les travaux hydraulique. Ils garderont le souvenir de
leurs origines mais s’intègreront dans la communauté réformée, selon les
témoignages vers 1900, avant de revenir en métropole en 1962.
Cet exemple
prouve que l’impression d’une perte en ligne importante à différente époque
n’est pas tant dû à l’émigration qu’à une intégration finalement assez rapide
qui conduit un part importante de la communauté à se détacher du groupe. Il y a
des assemblées précoces à Paris et à Lyon, peut-être dès les années 1830 ;
phénomène classique exode rural avec toutes les conséquences que l’on sait.
Certains peuvent même avoir complètement oublié leurs origines. J’ai par
exemple eu un contact avec un président de conseil général et parlementaire au
nom typiquement mennonite, d’une famille visiblement passé au catholicisme il y
a seulement quelques générations, mais qui s’est trouvé choqué que je puisse
penser que lui et ses ancêtres aient pu appartenir à une « secte »…
II
– SOCIOLOGIE : forces et faiblesses de la communauté.
Ces dernières
constatations conduisent naturellement à évoquer la sociologie de la communauté
mennonite.
2.1
– Noms et prénoms témoignent de l’intégration ;
Comme l’écrivait
jadis Jean Séguy, il s’agit d’un groupe relativement réduit de quelques
dizaines de familles à l’origine tous liés entre eux par des liens de
cousinages nombreux. C’est d’ailleurs un jeu, lors des entretiens, de demander
le nom des grands parents. Très longtemps, ils ont privilégié les prénoms
bibliques : 5 ou 6 au maximum tant pour les hommes que pour les femmes,
notamment ceux construits sur la racine « Christ » : Christian,
Christophe, Chrétien…
J’ai étudié
l’évolution du prénom en croisant deux méthodes. Tout d’abord en me servant des
travaux des généalogistes[5],
en remontant les générations, mais aussi en reconstituant certaines communautés
à un moment précis (Vaucouleurs à travers son cimetière, Saint-Mihiel…). Il
apparaît qu’avec le temps le stock de prénom augmente (plus et plus vite pour
les filles que pour les garçons, ce qui a déjà été observé dans des communautés
immigrées) et que les mennonites suivent, mais avec une génération d’écart, la
mode qui est celle de la société ambiante. Les prénoms typiques du Second
Empire arrivent ainsi après 1870, les prénoms composés deviennent plus
fréquents et au moment de la guerre de 14, on trouve de nombreux Charles, Jules
et Louis…
2.2
– La démographie mennonite.
Jusqu’au
début du XIXe siècle, Les mennonites ont pratiqué une large
« endogamie », les jeunes couples se formant au sein de la
communauté, mêlée d’une exogamie organisée par la communauté, on retournait se
marier en arrière du front pionnier, là où les familles étaient plus denses. Mais
plus on avance sur le front, plus les familles se retrouvent isolées. On prend donc l’habitude de faire venir un jeune cousin
ou une cousine afin de travailler à la ferme, ceci permettant de faciliter les
rencontres avec les prétendants du secteur.
Dans les grosses
fermes et les moulins, la famille type demeure plus longtemps que pour les
autres habitants la famille patriarcale : un chef de famille et son
épouse, un frère plus jeune, les enfants, deux ou trois cousins, deux ou trois
ouvriers agricoles. Mais les dénombrements demandées par les autorités sous la
restauration ou la monarchie de Juillet prouve que la famille nucléaire tend
déjà un devenir la règle à la fois parce que tous les clans n’ont pas la chance
de louer un gros domaine mais aussi parce qu’à la pointe du font pionnier les
familles s’éclatent sur un secteur relativement large. Ainsi, vers 1840, les
Dettweiler qui exploitent le hameau de papeterie sont seulement 7 alors que les
autres membres de la famille, frères, sœurs, enfants et cousins vivent dans un
rayon de 40 kilomètres, certains sont bergers, ouvriers agricoles, meunier et
ils bougent au grès des emplois.
Si le nombre
d’enfants est un peu plus grand sur les moulins et les grosses fermes, la
fécondité mennonite est voisine de celle des autres habitants. Le célibat
définitif tend en revanche à se développer à mesure que le réseau de relation
se relâche. De manière assez surprenante, j’ai découvert aussi des cas de
naissances illégitimes et de filles mères toutes concentrées. A Saint-Mihiel,
elles sont concentrées autour de 1850-1860 au sein d’un petit groupe de
mennonites urbains qui paraissent décrochés de la communauté installée dans les
villages environnants. Avec l’émigration et le détachement de certain de la
communauté (volontaire, involontaire, exclusion que je ne peux hélas pour
l’instant pas repérer faute de sources), il y a eu une importante perte en
ligne.
2.3
– Une diversification professionnelle.
Les
mennonites sont au départ des ruraux mais pas obligatoirement des paysans.
Certes, les plus riches sont fermiers ou meuniers mais beaucoup restent
ouvriers agricoles. Au fur et à mesure du XIXe siècle, certains se
spécialisent dans les métiers complémentaires de l’agriculture en s’occupant
des charrois ou des travaux de drainage. Près de Toul, 300 hectares auraient
été drainés par les anabaptistes. Il y a un aussi un glissement professionnel
de la meunerie vers le négoce du grain ou son transport voire vers la
boulangerie ou la brasserie. Au Etats-Unis, des fils de meuniers venus d’Europe
fonderont même des distilleries de bourbon. Juste avant la guerre de 14, la
principale boulangerie de Sampigny, le village meusien de Raymond Poincaré
était tenu par des anabaptistes.
L’examen des sources
fiscales montre qu’au milieu du siècle, certaines familles habitaient déjà en
ville, à Bar-le-Duc, Saint-Mihiel, Vaucouleurs ou Gondrecourt et, tout
naturellement, elles annonçaient une activité professionnelle dans l’artisanat
voire dans la petite industrie (fabrique de meubles, de chaises). L’exode rural
et l’industrialisation touche les mennonites d'une manière et à un rythme qui
est équivalent à celui du reste de la société.
2.4
– Une organisation en réseaux.
La
communauté fonctionne en réseaux, autant pour l’identification de fermes
intéressantes à louer, que pour mobiliser les capitaux nécessaires ou trouver
une épouse. La circulation de l’information et du courrier était donc capitale[6].
A mesure que le réseau se relâche, le groupe qui fonctionnait de manière
systémique résiste beaucoup moins bien aux facteurs qui le poussent à abandonner
ses signes distinctifs et cela est d’autant plus fort que l’affaiblissement
démographique à la pointe du front pionnier les oblige à entretenir plus de
liens avec les « français ».
2.5
- Aristocratie et prolétariat mennonite : vers un décrochage des éléments
les plus fragiles.
C’est que la
communauté mennonite était clivée en deux groupe, une sorte d’aristocratie
composée des titulaires des plus grosses exploitations et des moulins, qui
pouvaient mobiliser à eux seuls des sommes importantes pour gagner les
enchères, et une sorte de prolétariat, des ouvriers agricoles travaillant pour
les premiers[7].
Ajoutons, que les notables mennonites avaient tendance également à mobiliser la
fonction d’ancien ; ce qui leur permettait de bénéficier de réseaux plus
dynamiques et d’exclure les éléments divergeants…
Lorsque tous les
facteurs énumérés précédemment se sont additionnés, en gros vers 1850,
certaines communautés ont explosé, c’est le cas de celle de Saint-Mihiel, en
deux groupes distincts. Ceux de la campagne, toujours insérés dans le réseau,
dans les pratiques collectives et le culte itinérant sous la direction des
anciens, et ceux de la ville, déjà culturellement différents, prolétarisés, qui
recherchent un temps à recréer une Eglise sous la direction d’un pasteur
autoproclamé ou l’aide des réformés. Puis, au grès des mariages mixtes et de la
mobilité, ils perdent peu à peu la mémoire de leur passé. Passé 1870, le
divorce est consommé. Aussi, j’estime les descendants des taufers installés en
France après le XVIe siècle à au moins deux à trois l’effectif
actuel des églises mennonites.
III
– LES FACTEURS D’INTEGRATION : Une accélération avec la République.
Ceci
étant dit, quels sont les éléments qui ont pu favoriser voire accélérer
l’intégration des mennonites dans la société française. J’en vois trois plus un
quatrième inattendu : la langue, la République, l’école (j’ai conscience
là d’enfoncer des portes ouvertes) mais aussi le cimetière.
3.1
– Une francisation rapide.
A l’origine les
taufers parlent un dialecte alémanique. Le suisse allemand de Zurich et de
Berne assez proche de celui qui se parle dans le sud de la Bavière, au bord du
lac de Constance mais aussi de l’Alsacien. La langue n’a donc pas été un
problème au début de leur migration et en tout cas pas avant le XVIIIe
siècle lorsqu’ils abordent les Vosges, la vieille Meurthe et l’ouest de la
Moselle.
Or, de manière
très exceptionnelle (puisqu’on le verra plus loin, les mennonites ne
souhaitaient pas originellement que des tombes subsistent), on trouve dans les
Hautes Vosges, dans la vallée de la Bruche (presque entièrement amish vers
1780), la région de Salm ou du Hang des monuments funéraires de la fin du
siècle des Lumières avec des inscriptions en français[8].
Les deux langues paraissent coexister mais, à y regarder de plus près, le
phénomène est bien plus complexe. Les tombes en allemand sont celles des
anciens (les dirigeants de la communauté), ici
Nicolas Ausburger qui fut comme Joseph Amman autrefois à l’origine d’un
durcissement conservateur au sein de la communauté. Les familles de la montagne
qui vivent dans des groupes relativement homogènes continuent peut-être de
parler couramment allemand pour la vie quotidienne. Son maintien permet de
garder sa cohérence au clan et d’établir une frontière avec le monde extérieur,
ce que le sociologue américain Rodnay Stark appelle une « tension ».
Mais avec le
temps, la communauté s’est développée et certaines familles sont parties
chercher des fermes à louer dans les zones basses. Plus éloignées, elles
participent moins au culte et aux rencontres familiales et elles entretiennent
plus de liens avec les autres habitants et donc le français devient davantage
nécessaire. De là vient peut-être l’origine d’écoles itinérantes qu’on sait
avoir existé un peu avant la Révolution et au début du XIXe siècle.
Un maître passait durant l’hiver de groupe en groupe pour enseigner sans doute
en allemand. Tentative qui prouve a contrario comme l’action de Nicolas
Ausburger que l’assimilation avait commencé.
Bien sûr, les
mennonites ont continué de parler allemand dans les zones dialectales, surtout
après la conquête allemande de l’Alsace et de la Moselle en 1870. Mais
rappelons qu’une partie de ce territoire était francophone notamment la région
de Vic dans l’ancienne Meurthe et qu’il y avait là des communautés assez
importantes. Il serait intéressant de savoir comment elles ont évolué.
L’analyse de la liste des optants en 1871 pourra peut-être fournir quelques
renseignements. Ceci dit, dans la France de l’intérieur la maîtrise du français
est très tôt acquise. Cela est prouvé dans l’ouest des Vosges, en Meuse et en
Haute-Marne dès les années 1830. Avant la guerre de 14, ceux qui parlent
allemand l’ont appris à l’école et il s’agit toujours du Hoch-Deutsch et non
plus du dialecte d’origine[9].
3.2
– L’égalité des droits : l’intégration à la République.
La Révolution a
fait des mennonites des citoyens français. Mais quarante ans plutôt c’était
déjà quasiment la conception de Choiseul qui demandait à l’administration de
fermer les yeux sur la présence de cette communauté[10].
Jusqu’à la Seconde République, ils peuvent néanmoins encore justifier de leur
« extranéité » et de leur origine suisse pour échapper à certaines
obligations notamment militaires. Mais seule une minorité en profite et plus on
progresse vers l’ouest, moins on trouve de cas. La guerre franco-prussienne de
1870-1871 paraît en tout cas avoir constitué un tournant. En Meuse, de
prospères agriculteurs mennonites se proposent de contribuer aux amendes
imposées aux villageois s par l’armée d’occupation. A Chassey-Beaupré, dans le
sud de la Meuse, où elle est installée depuis déjà deux générations, la famille
Kennel est même celle qui paie le plus. Dans plusieurs localités, les
mennonites sont les premiers à se porter volontaires et les premiers à
payer ; moyen évident de prouver leur loyauté à ce pays. Nous sommes loin
de la non-participation prônée un siècle et demi plus tôt par le fondateur des
amish.
Dans les vingt
ans qui suivent, les mennonites apparaissent de plus ne plus souvent dans les
commissions qui s’occupent des impôts locaux. Il est vrai qu’une transformation
importante affecte les familles les plus en vue de la communauté (ce que
j’appelle l’aristocratie mennonite) : de locataires, elles deviennent
progressivement propriétaires. L’étude du cadastre et des matrices fiscales
montrent qu’elles achètent de nombreuses terres dans les années 1880-1910 afin
de constituer de vastes domaines, souvent les plus grands de la commune (par
exemple la ferme Kennel de Chassey ou la ferme de l’Epina dans le
nord-meusien). Ils deviennent, dans tous les sens du terme, des notables !
En parallèle, tout en étant de père en fils responsable de l’assemblée
mennonite locale, ils développent des contacts, des amitiés avec les autres
habitants. A Beauzée sur Aire, en Argonne, c’est le cas avec l’instituteur laïc
du village.
Tout
naturellement, ils apparaissent à la même époque sur la liste du conseil
municipal, ce qui prouve qu’ils n’hésitent plus à pose leur candidature et que
les catholiques, qui sont majoritaires, n’éprouvent pas de problèmes à voter
pour eux. A la fin du siècle, certains deviennent adjoint au maire puis, autour
de la Première Guerre Mondiale, premier magistrat. A Beaupré, les Kennel sont
même maires de père en fils sur trois générations. Dans le même temps, ces
grosses fermes diversifient leurs activités, notamment par la création
d’activités artisanales voire industrielles (l’usine de chaises des Kennel par
exemple…).
3.3
– La guerre des cimetières n’aura pas lieu.
De manière surprenante,
le cimetière peut également devenir un lieu d’intégration. Au départ, les
défunts anabaptistes étaient inhumés derrière la ferme - dans un terrain qui
ressemble bien plus à un terrain vague qu’à un cimetière – et ceci sans
monument, sans croix, ni inscription. La mémoire était rapidement perdue de
l’endroit où untel ou untel avait été inhumé, d’autant qu’à l’époque les
mennonites sont majoritairement des fermiers et qu’ils se déplacent fréquemment
à l’issue des baux de location.
Les premiers
véritables cimetières ou enclos mennonites apparaissent à l’extrême fin du
XVIIIe siècle et au début du XIXe en Alsace puis en
Moselle[11].
Mais avec la révolution française puis l’Empire, les cimetières communaux ont
échappé au clergé catholique pour devenir propriété des mairies, ce qui
contribue à la laïcisation de l’espace public. Rien n’empêche plus les
mennonites de fait enterrer leurs morts dans le cimetière public du village où
ils habitent, d’autant que plus à l’ouest en Lorraine, ils sont moins nombreux
et ne peuvent pas entretenir un enclos particulier. A partir de la fin des
années 1830, les familles qui arrivent peu à peu dans le secteur de Vaucouleurs
utilisent donc le cimetière communal mais obtiennent de regrouper leurs tombes
dans un des coins du cimetière[12].
C’est le seul cas en Meuse avec Chassey-Beaupré puisque partout ailleurs, aucun
endroit particulier ne leur est affecté.
En Moselle, la
situation était un peu différente. Certes, les mennonites se font enterrer dans
les cimetières publics mais les archives révèlent des incidents, des cas où le
curé s’oppose à une inhumation – ce qui force le maire à passer outre – ou obliger
la famille à porter son défunt dans l’espace dédié aux réprouvés (incroyants,
suicidés…). Cela explique pourquoi des cimetières proprement mennonites y sont
encore fondés alors que ce n’est pas le cas dans la France de l’intérieur.
Après l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Empire allemand, Bismarck, dans la
ligne droite du Kulturkampf, va d’ailleurs tenter de rallumer la guerre des
cimetières en opposant catholiques et protestants. Prudents, les mennonites se
tiennent à l’écart de ce conflit[13].
3.4
– Ecole laïque et promotion sociale.
Paradoxalement,
pour une communauté aussi marquée par une pratique religieuse particulière et
qui est restée davantage pratiquante que la moyenne des français, la laïcité a
été saisie comme une chance d’intégration. Toute naturellement, L’école
publique, obligatoire, gratuite et laïque, fut un extraordinaire moyen de
promotion sociale. Les archives des villages autour de Vaucouleurs, de
Gondrecourt ou de Saint-Mihiel possèdent encore parfois les notes des
instituteurs voire les bulletins scolaires des élèves d’avant 1914. Sur tel
document, l’enseignant n’hésite pas à qualifier un élève d’ignorant et de bête,
à peine bon à rester à la ferme et à conseiller à un autre une poursuite
d’étude dans le secondaire. Parfois, devant sa classe de 1918, il se lamente que
son meilleurs a été tué au feu par les allemands…
Sous la IIIe
République, des mennonites accèdent aux études supérieures, une première depuis
le XVIe siècle, quand les premiers taufers, généralement des hommes
éduqués de la ville, souvent des clercs, avaient dû gagner les montagnes de
l’Emmental pour ce faire agriculteur. Certaines études et certains métiers sont
néanmoins largement privilégiés. Celles qui concernent justement l’agriculture
ou l’hydraulique, les mennonites jouent un rôle important dans l’enseignement
agricole, et donc aussi l’enseignement. De la même manière, on préfère une
carrière de technicien ou d’ingénieur plutôt que dans le droit ou dans la
banque ; un réflexe qui fonctionne encore en grande partie aujourd’hui[14].
Dans l’entre-deux guerre, le rejeton de la famille Esch, ingénieur, devient
ainsi directeur d’une fonderie à Vaucouleurs. Veuve de guerre, sa mère a obtenu
en dédommagement la gestion d’un débit de tabac à Nancy. Boursier il a pu
intégrer les Arts et métiers.
3.5
– Un rapprochement avec les autres communautés religieuses.
Après la Seconde
Guerre Mondiale il assume la fonction de « pasteur » pour la
communauté locale. Le mot n’est ne effet plus tabou. Pourtant, il a épousé une
catholique et ses descendants, comme souvent seront de la religion de leur
mère. Néanmoins, ils s’impliqueront dans le dialogue interconfessionnel[15].
Depuis le milieu
du XIXe siècle, au moins, un certain rapprochement est en effet à
noter avec les autres confessions, les autres protestants d’abord mais aussi
les catholiques. Cela ne veut pas obligatoirement dire que les caractères
purement mennonites s’effacent. Ainsi, les Assemblées meusiennes ont été les
dernières, encore dans les années 1950, à pratiquer le lavement des pieds
propres aux amishs (et que les mennonites hollandais n’ont adopté). Déjà dans
les Hautes-Vosges, il y a avait eu dès le XVIIIe siècle des contacts
avec les luthériens, à l’occasion notamment de mariages mixtes. La coupure de
1871 a également joué, empêchant pour longtemps des contacts suivis entre les
communautés des deux côtés de la frontière. Ceux-ci ont repris en 1918 avec des
échanges spirituels et l’habitude pour certains de retourner chercher une
épouse en Alsace[16].
Surtout, il y a
le fait que les luthériens et les réformés possèdent depuis Napoléon le statut
d’Eglise officielles et des pasteurs rémunérés par l’Etat. Certes, les
anabaptistes n’avaient pas en principe de clergé et surtout pas d’Eglise
instituée. Mais la tentation devient de plus en plus grande au milieu du XIXe
siècle, notamment pour ceux qui habitent en ville ou qui sont en marge des
Assemblées traditionnelles. Vers 1850, à Saint-Mihiel et à Gondrecourt, des
mennonites apparaissent aux côtés de réformés sur des pétitions adressées aux
maires afin d’obtenir le prêt d’une salle municipal pour le culte. Les deux
confessions s’associent (soutenues par le maire) afin que le préfet autorise le
pasteur de Bar-le-Duc à venir à Gondrecourt quelques dimanches par an.
Entre
le début et la fin du XIXe siècle, le regard de la société a changé sur les
mennonites. Dans les enquêtes de monarchie de Juillet, des maires témoignent
avec acrimonie de leur présence ou bien se félicitent de n’avoir chez eux que
de « bons chrétiens ». Dans les grandes lignes, les familles
mennonites sont assimilées aux juifs. Un siècle plus tard, le maire de
Chassey–Beaupré est ami du curé qui prête son église pour les cérémonies
mennonites. Dans le même temps, la rigueur anabaptiste a subit une large
érosion. Si le regard a changé c’est aussi parce que la communauté s’est
ouverte. Enfant, dans les années 1970, près de Saint-Mihiel, on me montrait une
ferme isolée, la ferme / moulin de Chantraine dont on disait que les habitants
n’étaient pas comme les autres, des gens qui ne se mêlaient pas, qui ne causaient
pas ! Pas méchants mais bizarres, en tout cas séparés. Or, il s’agit d’une
exploitation située sur un ancien village disparu de la guerre de Trente ans
exploitée longtemps par différentes familles anabaptistes[17].
Ce n’était plus le cas depuis au moins un demi-siècle mais le souvenir était
resté. Il y a un domaine où l’évolution des mennonites est encore plus visible,
c’est la question du service militaire.
IV
– NAISSANCE D’UN SENTIMENT NATIONAL ? L’indice du service militaire.
Avec la
non-participation et le refus du serment, le service militaire est le troisième
élément auquel les mennonites se refusaient. Dans les Haute-Vosges, le refus de
porter les armes et d’appartenir à la milice avait été un problème au XVIIIe
siècle. On remarque bien, avant la Révolution, quelques atténuations et des
exemples de frères qui ont accepté de monter la garde avec un fusil pour ne pas
être mal jugé par les autres habitants. Dans le même temps, des mennonites
apparaissent aussi dans des documents de justice, non plus comme accusés ou
victimes mais comme plaideurs. La question du service militaire est néanmoins
bien plus profonde car elle atteint les convictions les plus profondes des
Assemblées ainsi que le pacifisme absolu qu’elles professaient.
41
– Une émancipation ambivalente sous la Révolution et l’Empire.
Au
départ la révolution semble comprendre la spécificité des mennonites qu’elle
considère comme de bons citoyens L’abbé Grégoire, semble-t-il les connaissait
bien. Les jacobins, le comité de salut public en tête, revient néanmoins un peu
sur cette position car il le perçoit comme des fanatiques. Napoléon, enfin,
malgré les lettres, les pétitions et les voyages réalisés à Paris par certains
responsables communautaires, ne veut pas transiger et il leur impose de servir
dans son armée. Dans les faits, un sondage sur le secteur de Château-Salins le
confirme, l’Etat Major va les appeler majoritairement dans les armes
non-combattantes et notamment le train des équipages où leurs bonnes
connaissances des chevaux sont utiles.
42
– La possibilité de payer un homme cause de la ruine des Assemblées ?
Jusqu’en 1905,
le service militaire n’est pas universel et le tirage au sort est la règle.
Pour les mauvais numéros, il est toujours possible de payer un homme. Jean
Séguy, comme d’autres auteurs, a ainsi expliqué l’affaiblissement de certaines
communautés (par exemple celle de Saint-Mihiel) par l’obligation de migrer en
Amérique pour échapper au service ou par la ruine des Assemblées obligées de se
cotiser pour payer un replaçant[18]. Or, sous la Restauration et la
Monarchie de Juillet, nous n’avons trouvé aucune trace de ce phénomène dans les
secteurs que nous avons étudié et par exemple à Saint-Mihiel. Pourtant les
dossiers existent aux archives départementales mais on n’y trouve aucun nom
mennonite[19].
43
– Des mennonites qui s’engagent.
Mieux,
nous trouvons de plus en plus, à partir de 1840, des liens évidents entre
anabaptistes et armées. Ils se font recenser comme les autres citoyens, souvent
c’est le père qui vient pour son fils qui travaille dans une ferme éloignée,
parfois un autre département, ils ne refusent pas de venir au conseil de
révision et parfois même ils devancent l’appel et s’engagent. Dans des actes de
mariage du secteur de Vaucouleurs, à la fin de la monarchie de Juillet, sont
ainsi mentionnés comme témoin un grand frère ou un cousin, sous-officier de
carrière… Certaines familles possèdent encore aujourd’hui le portrait ou mieux
la peinture naïve d’un ancêtre en tenue militaire du Second-Empire, certains en
uniforme des troupes coloniales[20].
L’analyse
des fichiers d’Alsaciens-Lorrain ayant opté pour la France est très
intéressante. D’abord elle permet de repérer des centaines de patronymes
mennonites et de dresser une carte détaillée de leur implantation. Il n’y a en
effet pas que les personnes qui habitaient réellement dans les provinces
perdues qui devaient se prononcer mais tous les alsaciens et mosellans quel que
soit le lieu où ils vivaient (certains dans les colonies). Il permet aussi,
mais c’est beaucoup plus compliqué, de mesurer une forme de sentiment national.
La question que je me pose actuellement, mais à laquelle je n’ai pas encore
répondue, c’est de savoir si en proportion les mennonites ont plus ou moins
opté pour la France que les autres… En tout cas, j’ai relevé plusieurs dizaines
d’anabaptistes qui ont quitté l’Alsace et la Moselle, voire l’Allemagne et même
la Suisse pour venir en France dans les années qui précèdent la guerre et
s’engager dans l’armée. Certains continuent de le faire après la déclaration de
guerre.
La guerre de
1914-1918 a achevé le processus d’intégration par l’armée, les mennonites
français partageant peu ou prou les valeurs des autres citoyens français. J’ai
évalué les soldats mennonites mobilisés du côté français à 900 personnes et les
pertes à 141 morts. Comme beaucoup d’autres, ils vécurent aussi le drame de
combattre contre une armée où se trouvaient des cousins. Même chose au cours de
la Seconde Guerre Mondiale lorsque des anabaptistes alsaciens ou mosellans se
sont retrouvés contre leur grès intégrés dans l’armée allemande. On pourrait
continuer sur cette voie pour les conflits suivants. Une recherche rapide
permet d’ailleurs de trouver plusieurs patronymes mennonites sur des listes de
responsables actuels d’associations d’anciens combattants.
Cependant, on
assiste progressivement à une forme de prise de conscience. La fin de Première Guerre Mondiale permet des échanges
plus actifs avec les communautés d’Alsace-Moselle et une rencontre avec des
mennonites venus des Etats-Unis. Dès 1919, des associations caritatives
mennonites américaines interviennent en France. En 1920, une réunion a même
lieu à Clermont-en-Argonne avec en perspective la reconstruction. Ce sont deux
des causes du « revival » que les Assemblées vont connaître dans
l’entre-deux guerre sous l’action de Pierre Sommer et de la revue « Christ Seul » (Pierre Sommer qui
est un ami proche de la famille Kennel de Chassey). Mais les destructions de la
guerre de 14, les horreurs de celle de 1939-1945 puis le problème de la torture
durant la guerre d’Algérie vont conduire de manière relative la communauté à se
reposer la question du pacifisme.
CONCLUSION :
L’évolution actuelle.
J’ai surtout
étudié le XIXe siècle et les débuts du XXe. Je ne me suis
pas spécialement intéressé à l’actualité de la communauté mennonite. Néanmoins,
les contacts que j’ai eu et les rencontres avec les responsables de certaines
églises lorraine (Bar-le-Duc, Ligny, Darney – La Vôge) me permettent de fournir
quelques tendances.
Tout d’abord, le
rapport à l’histoire a changé. Autrefois, il ne fallait pas laisser de trace
pour ne pas s’attacher au monde. Jean Kennel qui était nonagénaire lorsque je
l’ai rencontré comprenait intellectuellement l’intérêt de ma démarche mais ne
pouvait pas se détacher complètement de la première conception. Pourtant, il y
a une mémoire interne à la communauté. Une mémoire qui s’est transmise depuis
le départ de Suisse, un souvenir vague des persécutions. Daniel Eymann, ancien
maire d’Euville, près de Commercy, se souvient que dans son enfance, on disait
qu’il fallait avoir toujours un charriot près à atteler en cas de départ
précipité. Ailleurs, la mémoire s’est transmise grâce à des bibles familiales,
certaines qui remontent au XVIe siècle, sur lesquelles, faute de
registres d’état civil, on notait les naissances et les mariages. De la vient
un intérêt récent pour la généalogie. Nous arrivons néanmoins aujourd’hui au
point de rupture. Pour de nombreuses raisons, cette mémoire tend à disparaître.
La première
raison c’est qu’il s’agit évidement de moins en moins d’une communauté rurale.
Suite à l’exode rural, l’évolution du demi-siècle passé a été la diffusion dans
toute la France et de la campagne vers la ville. Les communautés comportent
donc de moins en moins de paysans même si ceux-ci jouent encore un rôle
important. En Meuse, l’Eglise de Ligny se réunit encore aujourd’hui dans une
ancienne chapelle située sur la propriété d’une famille d’agriculteurs. L’été,
ils accueillent d’ailleurs une colonie de vacances qui permet à des adolescents
d’origines géographiques différentes de se rencontrer. C’est aussi l’occasion
de parfaire leur formation religieuse, voire - mais cela n’est jamais dit,
c’est moi qui ai l’esprit mal tourné – de faciliter des idylles. Si les liens
familiaux sont toujours très importants, le mennonisme a longtemps été une
religion familiale, le contrôle de la communauté sur les plus jeunes (comme
chez les catholiques d’ailleurs car la terre était un enjeu) n’a en effet plus
rien à voir avec ce qui existait autrefois. On essaye néanmoins encore parfois
d’influer sur les unions, en présentant des prétendants à l’occasion de
réunions familiales. Lorsqu’un jeune part au loin faire des études, aux
Etats-Unis par exemple, il est aussi possible d’utiliser les réseaux de
cousinage pour que le jeune soit accueilli.
On note aussi
des phénomènes de conversion. La proportion de croyants non-issus de familles
mennonites augmente. Dans l’assemblée de la Vôge, ils seraient majoritaires et
c’est d’ailleurs le cas de son responsable actuel[21].
L’immigration vers l’Europe de populations convertis au protestantisme et
notamment à sa branche mennonite semble aussi avoir un impact dans les
communautés urbaines notamment dans la région parisienne. Il faut aussi compter
avec les mariages mixtes. Dans tous les cas que je connais, c’est la femme qui
est mennonite ou d’origine mennonite. Parfois sur plusieurs générations, la foi
a été transmise par les femmes ou plutôt par les mères.
Des évènements
ponctuels peuvent jouer. Depuis longtemps, en Meuse depuis 1850 au moins, un
modus vivendi a été trouvé avec l’Eglise réformée qui possédait l’avantage
d’avoir une existence officielle. Même si les communautés n’avaient pas de
clergé en tant que tel et que le culte était itinérant, passant de ferme en
ferme ou plutôt de moulin en moulin, les mennonites, en tout cas ceux installés
en ville utilisaient parfois les services d’un pasteur réformé ou profitaient
de celui-ci pour obtenir le prêt d’une salle municipale (Saint-Mihiel et
Gondrecourt en 1850). L’avantage était mutuel car il permettait aux réformés de
gonfler leurs effectifs. Il y a une quinzaine d’année, il était ainsi commun
pour les mennonites meusiens de se marier au temple jusqu’à ce qu’un nouveau
pasteur fasse de grosses difficultés lorsque le conjoint était catholique… ce
qui a conduit les couples en question à se marier chez le curé d’en face.
Aujourd’hui, la
tendance est plutôt à une influence grandissante de l’Evangélisme américain. A
la fois chez les nouveaux mennonites, surtout ceux venus d’Afrique, que chez
les anciennes familles. La famille Kennel de Chassey-Beaupré (sud de la Meuse)
a assuré pendant près d’un siècle la fonction d’Ancien. Dans l’entre-deux
guerre, elle était très proche de Pierre Sommer, l’éditeur de Christ Seul, qui fut avec d’autres à
l’origine d’un certain revival dans les Assemblée françaises[22].
Pendant des décennies, son dernier représentant, Jean Kennel a été le chef
spirituel de l’Eglise de Ligny. Or,
toutes ses filles sont mariées à de pasteurs baptistes. Mais cette influence
d’outre atlantique n’est pas nouvelle. Une des raisons qui ont poussé certains
responsables français à Une importante
réunion nationale a d’ailleurs eu lieu en Meuse en 2007 au moulin de Chanteraine,
afin de traiter de la difficile question de l’indépendance des Eglises
mennonites vis-à-vis des grandes fédérations du protestantisme français. Les
déléguées de l’AEEMF (association des églises évangéliques mennonites de
France) avaient à discuter d’une éventuelle adhésion à la Fédération
Protestante de France et au conseil national des évangéliques de France ;
discussion qui dure toujours puisqu’il a été de nouveau l’ordre du jour en novembre
2013 lors d’une réunion en Alsace.
Les assemblées
font enfin montre d’un grand dynamisme associatif et caritatif qui dépasse
largement le poids démographique.
Bibliographie.
Fischer-Nass
(Françoise), « Les Assemblées anabaptistes-mennonites de la Haute-Vallée
de la Bruche (1708-1870) », Revue
Alsace N°137, 2011, p.460-472.
Schwindt (Frédéric), « L’arrivée d’une communauté protestante
méconnue : les Anabaptistes - Mennonites en Meuse (1819-2006) »,
Société des Lettres, Sciences et Arts de
Bar-le-Duc, Mars 2007.
« La diffusion de la communauté anabaptiste
mennonite en France d’après l’étude des patronymes - XVIIe-XXe
siècles », La Revue Historique,
N°651, 2009/3, p.561-593.
« Les assemblées
anabaptistes-mennonites de la Meuse – XIXe-XXe
siècles », Souvenance Anabaptiste /
Mennonitisches gedächtnis N°30, 2011, p.8-24.
« Des Amish dans le
sud-meusien ? » in Philippe
Martin & Noëlle Cazin (dir.), Paysages
et Histoire au pays de Gondrecourt, XXXIIe Journées d’Etudes
Meusiennes (2009), Société des lettres de Bar-le-Duc – CRHUL – Nancy 2, Verdun,
2011, p.105-127.
« Anabaptistes, Frères
Suisses et Amishs dans le diocèse de Metz » in Catherine Bourdieu-Weiss
(dir.), Les Trois-Evêchés et l’étranger,
Colloque du CRULH – Groupe de travail sur les Trois-Evêchés / Université
Lorraine – Plateforme Metz, 6-7 avril 2013, Metz, 2014, p.183-199.
« La disparition
d’une minorité visible : l’intégration des mennonites en France – XVIIIe-XXe
siècles », Journée d’étude sur les
protestantismes, MINOREL, Lyon, 24 novembre 2014.
Séguy
(Jean), Les Assemblées
anabaptistes-mennonites en France, Paris, Mouton, 1977.
Wild
(Francine) & Schwindt (Frédéric), « L’unique témoin d’une communauté
silencieuse : Le carré protestant « mennonite » du cimetière de
Vaucouleurs menacé de disparition », Souvenance Anabaptiste, Revue de l’AHAM, 2009, N°28, p.55-69.
[1] Frédéric Schwindt, professeur
agrégé, docteur en Histoire, chercheur associé à l’Université de Lorraine.
[2] Je m’intéresse donc aux
mennonites moins comme adhérents d’une confession que comme membre d’une
communauté. Cette communication fut pour moi l’occasion de synthétiser des
informations et des thèmes étudiés séparément dans divers articles.
[3] Photographie transmise par
Madame Françoise Wild, née Esch, professeure de lettres classiques à
l’Université de Caen.
[4] Séguy, 1977.
[5] Par exemple Jean-François
Lorentz à Nancy.
[6] Lettres transmises par Mme
Wild.
[7] Cette réalité était bien perçue
de l’intérieur même de la communauté et elle créait une forme de ressentiment,
une force centripète supplémentaire qui poussait à l’éclatement du groupe.
Témoignage de membres de l’Assemblée anabaptiste-mennonite de Bar-le-Duc.
[8] Fischer-Nass,
2011.
[9] Témoignage de Mme
Wild.
[10]
Schwindt, 2014.
[11] Fischer-Nass,
2011, p.471.
[12] Wild &
Schwindt, 2009.
[13] Aujourd’hui, même pour des
familles peu pratiquantes, voire détachées, il est resté l’usage de choisir une
pierre tombale sobre, sans partie dressée et sans crucifix.
[14] Entretiens avec la famille
Guerber de Ligny-en-Barrois.
[15] Témoignage de Mme Francine
Wild, professeure à l’Université de Rouen.
[16] Témoignage de Jean Kennel.
[17] Voir le site américain tenu par
Dona Birkey et notamment ce qui concerne la famille Schrag. J’ai eu la chance
de guider un groupe de mennonites de la région de Chicago venu visiter cette
ferme à l’automne 2012. Leur ancêtre y avait vécu en 1837 avant de gagner
l’Amérique. Dona Birkey possède une relique émouvante de cette époque, une
canne sur laquelle l’ancêtre a gravé le nom des domiciles successifs de la
famille.
[18] Séguy, 1977.
[19] C’est pourquoi nous expliquons
l’affaiblissement des communautés par la migration vers l’intérieur et
l’assimilation à la France.
[20] La tribu RKK…
[21] Entretien avec l’auteur en 2012.
[22] Entretien de l’auteur avec Jean
Kennel (†) en 2006.
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