jeudi 15 janvier 2015

Une communication présentée à Lyon à une journée d'étude sur l'évolution du protestantisme (projet MINOREL) : LA « DISPARITION » D’UNE MINORITE VISIBLE : L’INTEGRATION DES MENNONITES EN FRANCE – XVIIIe-XXe SIECLES

LA « DISPARITION » D’UNE MINORITE VISIBLE :
L’INTEGRATION DES MENNONITES EN FRANCE – XVIIIe-XXe SIECLES[1]


INTRODUCTION.

Je remercie les organisateurs de cette journée d’étude qui me permettent d’aborder un sujet que j’ai approché au départ par hasard. En effet, spécialiste de la vie religieuse au village dans une région quasiment unanimement catholique, je ne m’attendais pas à y trouver une communauté qui, dans mon esprit, était synonyme d’Amérique. C’est la découverte fortuite d’un dénombrement réalisé sous la IIe République qui m’a fait comprendre que le département de la Meuse possédait au milieu du XIXe siècle une communauté d’au moins une centaine d’anabaptistes. Mieux, je me suis rendu compte que leurs descendants vivaient toujours là et que certains de mes collègues ou amis en faisant parti. De là ma problématique sur l’intégration (qui rejoint mes préoccupations habituelles : le rapport entre religion, économie et société dans le village traditionnel). Les anabaptistes n’ont en effet pas disparu, ils ne sont pas partis, en tout cas pour les plus nombreux, aux Etats-Unis où leurs cousins amish ont conservé l’ancien mode de vie, ils ont simplement cessé d’être visible[2].


            Mieux qu’un grand discours, une photographie illustre parfaitement cette question. En 1912, Peu avant la Première Guerre Mondiale, la famille Esch de la ferme de Clévant (près de Custines en Meurthe & Moselle) pose devant l’objectif[3]. Au milieu, le patriarche (Pierre, né en 1843), avec sa barbe, son chapeau, sa chemise sans cravate ressemble encore beaucoup à un amish. Son veston comporte cependant des boutons. Le chemisier à pois de son épouse Catherine (née Eymann en 1846) est proche des robes encore portées aujourd’hui dans le comté de Lancaster. Mais plus rien de distingue la génération suivante de leurs contemporains. On peut donc dater de la deuxième moitié du XIXe siècle le moment où cette minorité visible s’est intégrée au point que 99% des habitants ignorent aujourd’hui leur existence ou pensent qu’ils appartiennent seulement au folklore.

I – MIGRATIONS : vers l’intérieur plus que vers l’extérieur.

Mais j’ai utilisé par facilité plusieurs dénominations ; or, sur cette question, il faut être particulièrement précis. Les mennonites qui appartiennent à la grande famille protestante sont aujourd’hui plusieurs millions dans le monde, répartis entre plusieurs branches. Mais l’appellation mennonite est trompeuse.

11 - Une mise au point de vocabulaire.
La communauté amish de Sarrebruck, la dernière de la région, l’a ainsi seulement adopté en 1937 parce que le mot était devenu générique en Europe. Il provient d’un réformateur hollandais, Menno Simmons, qui a diffusé l’anabaptisme aux Pays bas et dans le nord de l’Allemagne, alors que les mennonites français sont pour la plupart des descendants d’immigrants chassés de Suisse au XVIIe siècle. Jean Séguy voyait d’ailleurs en eux autant une « ethnie », une communauté liée par le sang et par l’histoire, qu’un groupe religieux[4]. L’anabaptisme est en effet né à plusieurs endroits au XVIe siècle, en Hollande mais aussi à Zurich et à Berne. Il y a sans doute eu des échanges, de personnes et de correspondances entre ces deux foyers, mais les deux tendances ont gardé leurs spécificités. Elles n’ont en tout cas rien à voir avec l’anabaptisme radical d’un Thomas Müntzer. S’ils ont en commun de refuser le baptême des enfants, eux professent un complet pacifisme. Plus que sur la question du baptême, Leur rupture avec Zwingli provient de leur conception des rapports entre la religion et l’Etat. Ils se nomment eux-mêmes Taüfer, c’est-à-dire les baptisés. Pour eux, l’Eglise est une communauté militante de convertis qui ont choisi en conscience leur appartenance. Présente dans ce monde, elle ne doit pas être de ce monde, d’où une tendance à la non-historicité et à la non-participation (politique notamment). Persécutés en Suisse, ces urbains se sont réfugiés dans les montagnes de l’Emmental où ils ont recrutés chez les ruraux. Pour longtemps, anabaptisme va même devenir synonyme de paysans.

12 – L’arrivée dans l’espace français.
Pour simplifier la géographie très compliquée de cette époque, je parlerai d’espace français. Persécutés en Suisse, quelques anabaptistes arrivent en Alsace dès le milieu du XVIe siècle, Strasbourg étant à cette époque une sorte de plaque tournante pour toutes les sectes protestantes (je prends bien entendu le terme au sens de Max Weber). Mais c’est surtout au XVIIe siècle, après la guerre de Trente ans, que l’émigration devient importante ; un mot à relativiser car il ne concerne que quelques centaines de personnes et au mieux quelques dizaines de familles. Ces départs sont même organisés par les autorités suisses. Vers 1640,  un bateau remonte même le Rhin et abandonne des anabaptistes à plusieurs endroits entre le Sundgau et la Hollande. Dès cette époque, certains vont partir vers la Lorraine ou le comté de Montbéliard en Franche-Comté.
La communauté se structure néanmoins autour de Sainte-Marie-aux-Mines où un ancien qui faisait toujours des allers et retours avec la Suisse ou l’Allemagne, Jacob Amman, est à l’origine en 1693 d’un schisme rigoriste. L’éloignement avec le foyer initial, la faible densité des installations et la peur d’être happé par le vide le pousse sans doute à marquer davantage leurs différences ; à installer ce que le sociologue américain Rodnay Stark appelle une « tension » avec la société d’accueil. La plupart des groupes d’Alsace ou d’Allemagne du sud prennent le parti d’Amman, en allemand « Amman Ish », le mouvement Amish est né. Mais l’Alsace est devenue définitivement française après les traités de Westphalie qui prévoient le respect des cultes luthériens et réformés mais ne mentionnent aucunement, et pour cause, les anabaptistes. En 1711, Louis XIV décide de les chasser de ses terres, ce qui va les faire, a contrario, davantage pénétrer vers l’ouest. C’est l’origine de ce que j’ai appelé le « front pionnier mennonite » en France.


13 - Le front pionnier mennonite.


       Les Amish, appelons les désormais ainsi, vont progresser par bond en remontant les vallées sous la forme d’une sorte de front pionnier. Ils profitent qu’un certains nombres de principautés locales ont vu leur population fondre durant la guerre de Trente ans. Même l’évêque de Strasbourg les accepte comme fermiers afin de repeupler ses villages et remettre ses terres en culture. Certains seigneurs, comme ceux de Salm ou de Montbéliard, protestants proches du piétisme, ne sont d’ailleurs pas hostile aux Taufers. Le scénario est toujours le même : un berger anabaptiste arrive dans un secteur, il repère les fermes disponibles puis, quelques temps plus tard, une famille bien s’installer. Apparemment, les réseaux communautaires sont mobilisés pour financer cette installation et payer le bail. Les autochtones se plaignent d’ailleurs du fait que nouveaux venus leur soufflent les plus belles fermes. En effet, ils ont la réputation de payer leur dû à terme juste et surtout de ne pas faire de procès.
Le nouveau fermier fait venir des ouvriers agricoles de la même confession que lui et des enfants de cousins ; ce qui favorise les mariages. Dans les années qui suivent certains s’installent à leur tour. Au bout de quelques années, une communauté est née. Les grandes fermes de vallées sont plus rares donc certains vont chercher des terres dans les hauteurs (les macaires dans les Vosges) et se consacrent davantage à l’élevage. Dans le comté de Montbéliard, ceux sont des anabaptistes qui vont sélectionner la race Montbéliarde. A un moment donné, la famille la plus riche prend en gestion un moulin. Celui-ci devient le cœur, à la fois sur le plan matériel que sur le plan spirituel de la communauté, puisque c’est là que les réunions auront désormais lieu. Le titulaire du moulin tend d’ailleurs à accaparer la fonction d’ancien. Le phénomène se déroule un peu plus loin au point que dans certains secteurs, à la fin du XVIIIe siècle ou au cours du XIXe tous les moulins sont détenus par des familles mennonites.
       En un siècle est demi, le front pionnier s’est développé principalement dans deux directions, vers le nord et donc la Moselle est, la Sarre et Luxembourg et vers l’ouest, un peu plus tard, par les Vosges vers la Meuse et la Haute-Marne. Mais à mesure que le front progresse, la densité des communautés diminue et donc l’efficacité du fonctionnement communautaire. En Alsace ou en Moselle, plusieurs familles pouvaient se retrouver au même endroit mais en Meuse ou en Haute-Marne, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, elles sont toujours toute seules ; ce qui les oblige à entretenir davantage de liens avec les « gentils ».


14 – Une émigration vers l’étranger ?

Il faut à ce stade, régler la question de l’émigration en Amérique. On a longtemps expliqué que l’affaiblissement des Assemblées avait été dû aux départs vers l’étranger surtout pour éviter au service militaire. Or, les effectifs mennonites culminent sous la IIIe République alors que les départs les plus importants (quelques centaines de personnes tout au plus) pour les Etats-Unis ont eu lieu sous la Restauration et au début de la Monarchie de Juillet. Une nouvelle vague d’émigration, plus réduite, a semble-t-il eu lieu après la guerre de 1870, vers l’Amérique du Sud et les colonies. C’est le cas de la famille Berki qui possède d’ailleurs aujourd’hui un site internet très fourni. Après 1870, une partie du clan, la plus nombreuse, se diffuse vers l’intérieur du pays tandis que deux branches partent vers l’Argentine et l’Algérie où ils vont notamment s’investir dans les travaux hydraulique. Ils garderont le souvenir de leurs origines mais s’intègreront dans la communauté réformée, selon les témoignages vers 1900, avant de revenir en métropole en 1962.


Cet exemple prouve que l’impression d’une perte en ligne importante à différente époque n’est pas tant dû à l’émigration qu’à une intégration finalement assez rapide qui conduit un part importante de la communauté à se détacher du groupe. Il y a des assemblées précoces à Paris et à Lyon, peut-être dès les années 1830 ; phénomène classique exode rural avec toutes les conséquences que l’on sait. Certains peuvent même avoir complètement oublié leurs origines. J’ai par exemple eu un contact avec un président de conseil général et parlementaire au nom typiquement mennonite, d’une famille visiblement passé au catholicisme il y a seulement quelques générations, mais qui s’est trouvé choqué que je puisse penser que lui et ses ancêtres aient pu appartenir à une « secte »…

II – SOCIOLOGIE : forces et faiblesses de la communauté.

Ces dernières constatations conduisent naturellement à évoquer la sociologie de la communauté mennonite.

2.1 – Noms et prénoms témoignent de l’intégration ;
Comme l’écrivait jadis Jean Séguy, il s’agit d’un groupe relativement réduit de quelques dizaines de familles à l’origine tous liés entre eux par des liens de cousinages nombreux. C’est d’ailleurs un jeu, lors des entretiens, de demander le nom des grands parents. Très longtemps, ils ont privilégié les prénoms bibliques : 5 ou 6 au maximum tant pour les hommes que pour les femmes, notamment ceux construits sur la racine « Christ » : Christian, Christophe, Chrétien…
J’ai étudié l’évolution du prénom en croisant deux méthodes. Tout d’abord en me servant des travaux des généalogistes[5], en remontant les générations, mais aussi en reconstituant certaines communautés à un moment précis (Vaucouleurs à travers son cimetière, Saint-Mihiel…). Il apparaît qu’avec le temps le stock de prénom augmente (plus et plus vite pour les filles que pour les garçons, ce qui a déjà été observé dans des communautés immigrées) et que les mennonites suivent, mais avec une génération d’écart, la mode qui est celle de la société ambiante. Les prénoms typiques du Second Empire arrivent ainsi après 1870, les prénoms composés deviennent plus fréquents et au moment de la guerre de 14, on trouve de nombreux Charles, Jules et Louis…

2.2 – La démographie mennonite.
            Jusqu’au début du XIXe siècle, Les mennonites ont pratiqué une large « endogamie », les jeunes couples se formant au sein de la communauté, mêlée d’une exogamie organisée par la communauté, on retournait se marier en arrière du front pionnier, là où les familles étaient plus denses. Mais plus on avance sur le front, plus les familles se retrouvent isolées. On prend  donc l’habitude de faire venir un jeune cousin ou une cousine afin de travailler à la ferme, ceci permettant de faciliter les rencontres avec les prétendants du secteur.            
Dans les grosses fermes et les moulins, la famille type demeure plus longtemps que pour les autres habitants la famille patriarcale : un chef de famille et son épouse, un frère plus jeune, les enfants, deux ou trois cousins, deux ou trois ouvriers agricoles. Mais les dénombrements demandées par les autorités sous la restauration ou la monarchie de Juillet prouve que la famille nucléaire tend déjà un devenir la règle à la fois parce que tous les clans n’ont pas la chance de louer un gros domaine mais aussi parce qu’à la pointe du font pionnier les familles s’éclatent sur un secteur relativement large. Ainsi, vers 1840, les Dettweiler qui exploitent le hameau de papeterie sont seulement 7 alors que les autres membres de la famille, frères, sœurs, enfants et cousins vivent dans un rayon de 40 kilomètres, certains sont bergers, ouvriers agricoles, meunier et ils bougent au grès des emplois.
Si le nombre d’enfants est un peu plus grand sur les moulins et les grosses fermes, la fécondité mennonite est voisine de celle des autres habitants. Le célibat définitif tend en revanche à se développer à mesure que le réseau de relation se relâche. De manière assez surprenante, j’ai découvert aussi des cas de naissances illégitimes et de filles mères toutes concentrées. A Saint-Mihiel, elles sont concentrées autour de 1850-1860 au sein d’un petit groupe de mennonites urbains qui paraissent décrochés de la communauté installée dans les villages environnants. Avec l’émigration et le détachement de certain de la communauté (volontaire, involontaire, exclusion que je ne peux hélas pour l’instant pas repérer faute de sources), il y a eu une importante perte en ligne.

2.3 – Une diversification professionnelle.

            Les mennonites sont au départ des ruraux mais pas obligatoirement des paysans. Certes, les plus riches sont fermiers ou meuniers mais beaucoup restent ouvriers agricoles. Au fur et à mesure du XIXe siècle, certains se spécialisent dans les métiers complémentaires de l’agriculture en s’occupant des charrois ou des travaux de drainage. Près de Toul, 300 hectares auraient été drainés par les anabaptistes. Il y a un aussi un glissement professionnel de la meunerie vers le négoce du grain ou son transport voire vers la boulangerie ou la brasserie. Au Etats-Unis, des fils de meuniers venus d’Europe fonderont même des distilleries de bourbon. Juste avant la guerre de 14, la principale boulangerie de Sampigny, le village meusien de Raymond Poincaré était tenu par des anabaptistes.
L’examen des sources fiscales montre qu’au milieu du siècle, certaines familles habitaient déjà en ville, à Bar-le-Duc, Saint-Mihiel, Vaucouleurs ou Gondrecourt et, tout naturellement, elles annonçaient une activité professionnelle dans l’artisanat voire dans la petite industrie (fabrique de meubles, de chaises). L’exode rural et l’industrialisation touche les mennonites d'une manière et à un rythme qui est équivalent à celui du reste de la société.

2.4 – Une organisation en réseaux.

            La communauté fonctionne en réseaux, autant pour l’identification de fermes intéressantes à louer, que pour mobiliser les capitaux nécessaires ou trouver une épouse. La circulation de l’information et du courrier était donc capitale[6]. A mesure que le réseau se relâche, le groupe qui fonctionnait de manière systémique résiste beaucoup moins bien aux facteurs qui le poussent à abandonner ses signes distinctifs et cela est d’autant plus fort que l’affaiblissement démographique à la pointe du front pionnier les oblige à entretenir plus de liens avec les « français ».

2.5 - Aristocratie et prolétariat mennonite : vers un décrochage des éléments les plus fragiles.

C’est que la communauté mennonite était clivée en deux groupe, une sorte d’aristocratie composée des titulaires des plus grosses exploitations et des moulins, qui pouvaient mobiliser à eux seuls des sommes importantes pour gagner les enchères, et une sorte de prolétariat, des ouvriers agricoles travaillant pour les premiers[7]. Ajoutons, que les notables mennonites avaient tendance également à mobiliser la fonction d’ancien ; ce qui leur permettait de bénéficier de réseaux plus dynamiques et d’exclure les éléments divergeants…

Lorsque tous les facteurs énumérés précédemment se sont additionnés, en gros vers 1850, certaines communautés ont explosé, c’est le cas de celle de Saint-Mihiel, en deux groupes distincts. Ceux de la campagne, toujours insérés dans le réseau, dans les pratiques collectives et le culte itinérant sous la direction des anciens, et ceux de la ville, déjà culturellement différents, prolétarisés, qui recherchent un temps à recréer une Eglise sous la direction d’un pasteur autoproclamé ou l’aide des réformés. Puis, au grès des mariages mixtes et de la mobilité, ils perdent peu à peu la mémoire de leur passé. Passé 1870, le divorce est consommé. Aussi, j’estime les descendants des taufers installés en France après le XVIe siècle à au moins deux à trois l’effectif actuel des églises mennonites.

III – LES FACTEURS D’INTEGRATION : Une accélération avec la République.

            Ceci étant dit, quels sont les éléments qui ont pu favoriser voire accélérer l’intégration des mennonites dans la société française. J’en vois trois plus un quatrième inattendu : la langue, la République, l’école (j’ai conscience là d’enfoncer des portes ouvertes) mais aussi le cimetière.

3.1 – Une francisation rapide.
A l’origine les taufers parlent un dialecte alémanique. Le suisse allemand de Zurich et de Berne assez proche de celui qui se parle dans le sud de la Bavière, au bord du lac de Constance mais aussi de l’Alsacien. La langue n’a donc pas été un problème au début de leur migration et en tout cas pas avant le XVIIIe siècle lorsqu’ils abordent les Vosges, la vieille Meurthe et l’ouest de la Moselle.


Or, de manière très exceptionnelle (puisqu’on le verra plus loin, les mennonites ne souhaitaient pas originellement que des tombes subsistent), on trouve dans les Hautes Vosges, dans la vallée de la Bruche (presque entièrement amish vers 1780), la région de Salm ou du Hang des monuments funéraires de la fin du siècle des Lumières avec des inscriptions en français[8]. Les deux langues paraissent coexister mais, à y regarder de plus près, le phénomène est bien plus complexe. Les tombes en allemand sont celles des anciens (les dirigeants de la communauté), ici  Nicolas Ausburger qui fut comme Joseph Amman autrefois à l’origine d’un durcissement conservateur au sein de la communauté. Les familles de la montagne qui vivent dans des groupes relativement homogènes continuent peut-être de parler couramment allemand pour la vie quotidienne. Son maintien permet de garder sa cohérence au clan et d’établir une frontière avec le monde extérieur, ce que le sociologue américain Rodnay Stark appelle une « tension ».
Mais avec le temps, la communauté s’est développée et certaines familles sont parties chercher des fermes à louer dans les zones basses. Plus éloignées, elles participent moins au culte et aux rencontres familiales et elles entretiennent plus de liens avec les autres habitants et donc le français devient davantage nécessaire. De là vient peut-être l’origine d’écoles itinérantes qu’on sait avoir existé un peu avant la Révolution et au début du XIXe siècle. Un maître passait durant l’hiver de groupe en groupe pour enseigner sans doute en allemand. Tentative qui prouve a contrario comme l’action de Nicolas Ausburger que l’assimilation avait commencé.
Bien sûr, les mennonites ont continué de parler allemand dans les zones dialectales, surtout après la conquête allemande de l’Alsace et de la Moselle en 1870. Mais rappelons qu’une partie de ce territoire était francophone notamment la région de Vic dans l’ancienne Meurthe et qu’il y avait là des communautés assez importantes. Il serait intéressant de savoir comment elles ont évolué. L’analyse de la liste des optants en 1871 pourra peut-être fournir quelques renseignements. Ceci dit, dans la France de l’intérieur la maîtrise du français est très tôt acquise. Cela est prouvé dans l’ouest des Vosges, en Meuse et en Haute-Marne dès les années 1830. Avant la guerre de 14, ceux qui parlent allemand l’ont appris à l’école et il s’agit toujours du Hoch-Deutsch et non plus du dialecte d’origine[9].

3.2 – L’égalité des droits : l’intégration à la République.
La Révolution a fait des mennonites des citoyens français. Mais quarante ans plutôt c’était déjà quasiment la conception de Choiseul qui demandait à l’administration de fermer les yeux sur la présence de cette communauté[10]. Jusqu’à la Seconde République, ils peuvent néanmoins encore justifier de leur « extranéité » et de leur origine suisse pour échapper à certaines obligations notamment militaires. Mais seule une minorité en profite et plus on progresse vers l’ouest, moins on trouve de cas. La guerre franco-prussienne de 1870-1871 paraît en tout cas avoir constitué un tournant. En Meuse, de prospères agriculteurs mennonites se proposent de contribuer aux amendes imposées aux villageois s par l’armée d’occupation. A Chassey-Beaupré, dans le sud de la Meuse, où elle est installée depuis déjà deux générations, la famille Kennel est même celle qui paie le plus. Dans plusieurs localités, les mennonites sont les premiers à se porter volontaires et les premiers à payer ; moyen évident de prouver leur loyauté à ce pays. Nous sommes loin de la non-participation prônée un siècle et demi plus tôt par le fondateur des amish.
Dans les vingt ans qui suivent, les mennonites apparaissent de plus ne plus souvent dans les commissions qui s’occupent des impôts locaux. Il est vrai qu’une transformation importante affecte les familles les plus en vue de la communauté (ce que j’appelle l’aristocratie mennonite) : de locataires, elles deviennent progressivement propriétaires. L’étude du cadastre et des matrices fiscales montrent qu’elles achètent de nombreuses terres dans les années 1880-1910 afin de constituer de vastes domaines, souvent les plus grands de la commune (par exemple la ferme Kennel de Chassey ou la ferme de l’Epina dans le nord-meusien). Ils deviennent, dans tous les sens du terme, des notables ! En parallèle, tout en étant de père en fils responsable de l’assemblée mennonite locale, ils développent des contacts, des amitiés avec les autres habitants. A Beauzée sur Aire, en Argonne, c’est le cas avec l’instituteur laïc du village.
Tout naturellement, ils apparaissent à la même époque sur la liste du conseil municipal, ce qui prouve qu’ils n’hésitent plus à pose leur candidature et que les catholiques, qui sont majoritaires, n’éprouvent pas de problèmes à voter pour eux. A la fin du siècle, certains deviennent adjoint au maire puis, autour de la Première Guerre Mondiale, premier magistrat. A Beaupré, les Kennel sont même maires de père en fils sur trois générations. Dans le même temps, ces grosses fermes diversifient leurs activités, notamment par la création d’activités artisanales voire industrielles (l’usine de chaises des Kennel par exemple…).

3.3 – La guerre des cimetières n’aura pas lieu.
De manière surprenante, le cimetière peut également devenir un lieu d’intégration. Au départ, les défunts anabaptistes étaient inhumés derrière la ferme - dans un terrain qui ressemble bien plus à un terrain vague qu’à un cimetière – et ceci sans monument, sans croix, ni inscription. La mémoire était rapidement perdue de l’endroit où untel ou untel avait été inhumé, d’autant qu’à l’époque les mennonites sont majoritairement des fermiers et qu’ils se déplacent fréquemment à l’issue des baux de location.
Les premiers véritables cimetières ou enclos mennonites apparaissent à l’extrême fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe en Alsace puis en Moselle[11]. Mais avec la révolution française puis l’Empire, les cimetières communaux ont échappé au clergé catholique pour devenir propriété des mairies, ce qui contribue à la laïcisation de l’espace public. Rien n’empêche plus les mennonites de fait enterrer leurs morts dans le cimetière public du village où ils habitent, d’autant que plus à l’ouest en Lorraine, ils sont moins nombreux et ne peuvent pas entretenir un enclos particulier. A partir de la fin des années 1830, les familles qui arrivent peu à peu dans le secteur de Vaucouleurs utilisent donc le cimetière communal mais obtiennent de regrouper leurs tombes dans un des coins du cimetière[12]. C’est le seul cas en Meuse avec Chassey-Beaupré puisque partout ailleurs, aucun endroit particulier ne leur est affecté.
En Moselle, la situation était un peu différente. Certes, les mennonites se font enterrer dans les cimetières publics mais les archives révèlent des incidents, des cas où le curé s’oppose à une inhumation – ce qui force le maire à passer outre – ou obliger la famille à porter son défunt dans l’espace dédié aux réprouvés (incroyants, suicidés…). Cela explique pourquoi des cimetières proprement mennonites y sont encore fondés alors que ce n’est pas le cas dans la France de l’intérieur. Après l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Empire allemand, Bismarck, dans la ligne droite du Kulturkampf, va d’ailleurs tenter de rallumer la guerre des cimetières en opposant catholiques et protestants. Prudents, les mennonites se tiennent à l’écart de ce conflit[13].

3.4 – Ecole laïque et promotion sociale.
Paradoxalement, pour une communauté aussi marquée par une pratique religieuse particulière et qui est restée davantage pratiquante que la moyenne des français, la laïcité a été saisie comme une chance d’intégration. Toute naturellement, L’école publique, obligatoire, gratuite et laïque, fut un extraordinaire moyen de promotion sociale. Les archives des villages autour de Vaucouleurs, de Gondrecourt ou de Saint-Mihiel possèdent encore parfois les notes des instituteurs voire les bulletins scolaires des élèves d’avant 1914. Sur tel document, l’enseignant n’hésite pas à qualifier un élève d’ignorant et de bête, à peine bon à rester à la ferme et à conseiller à un autre une poursuite d’étude dans le secondaire. Parfois, devant sa classe de 1918, il se lamente que son meilleurs a été tué au feu par les allemands…
Sous la IIIe République, des mennonites accèdent aux études supérieures, une première depuis le XVIe siècle, quand les premiers taufers, généralement des hommes éduqués de la ville, souvent des clercs, avaient dû gagner les montagnes de l’Emmental pour ce faire agriculteur. Certaines études et certains métiers sont néanmoins largement privilégiés. Celles qui concernent justement l’agriculture ou l’hydraulique, les mennonites jouent un rôle important dans l’enseignement agricole, et donc aussi l’enseignement. De la même manière, on préfère une carrière de technicien ou d’ingénieur plutôt que dans le droit ou dans la banque ; un réflexe qui fonctionne encore en grande partie aujourd’hui[14]. Dans l’entre-deux guerre, le rejeton de la famille Esch, ingénieur, devient ainsi directeur d’une fonderie à Vaucouleurs. Veuve de guerre, sa mère a obtenu en dédommagement la gestion d’un débit de tabac à Nancy. Boursier il a pu intégrer les Arts et métiers.

3.5 – Un rapprochement avec les autres communautés religieuses.
Après la Seconde Guerre Mondiale il assume la fonction de « pasteur » pour la communauté locale. Le mot n’est ne effet plus tabou. Pourtant, il a épousé une catholique et ses descendants, comme souvent seront de la religion de leur mère. Néanmoins, ils s’impliqueront dans le dialogue interconfessionnel[15].
Depuis le milieu du XIXe siècle, au moins, un certain rapprochement est en effet à noter avec les autres confessions, les autres protestants d’abord mais aussi les catholiques. Cela ne veut pas obligatoirement dire que les caractères purement mennonites s’effacent. Ainsi, les Assemblées meusiennes ont été les dernières, encore dans les années 1950, à pratiquer le lavement des pieds propres aux amishs (et que les mennonites hollandais n’ont adopté). Déjà dans les Hautes-Vosges, il y a avait eu dès le XVIIIe siècle des contacts avec les luthériens, à l’occasion notamment de mariages mixtes. La coupure de 1871 a également joué, empêchant pour longtemps des contacts suivis entre les communautés des deux côtés de la frontière. Ceux-ci ont repris en 1918 avec des échanges spirituels et l’habitude pour certains de retourner chercher une épouse en Alsace[16].
Surtout, il y a le fait que les luthériens et les réformés possèdent depuis Napoléon le statut d’Eglise officielles et des pasteurs rémunérés par l’Etat. Certes, les anabaptistes n’avaient pas en principe de clergé et surtout pas d’Eglise instituée. Mais la tentation devient de plus en plus grande au milieu du XIXe siècle, notamment pour ceux qui habitent en ville ou qui sont en marge des Assemblées traditionnelles. Vers 1850, à Saint-Mihiel et à Gondrecourt, des mennonites apparaissent aux côtés de réformés sur des pétitions adressées aux maires afin d’obtenir le prêt d’une salle municipal pour le culte. Les deux confessions s’associent (soutenues par le maire) afin que le préfet autorise le pasteur de Bar-le-Duc à venir à Gondrecourt quelques dimanches par an.

            Entre le début et la fin du XIXe siècle, le regard de la société a changé sur les mennonites. Dans les enquêtes de monarchie de Juillet, des maires témoignent avec acrimonie de leur présence ou bien se félicitent de n’avoir chez eux que de « bons chrétiens ». Dans les grandes lignes, les familles mennonites sont assimilées aux juifs. Un siècle plus tard, le maire de Chassey–Beaupré est ami du curé qui prête son église pour les cérémonies mennonites. Dans le même temps, la rigueur anabaptiste a subit une large érosion. Si le regard a changé c’est aussi parce que la communauté s’est ouverte. Enfant, dans les années 1970, près de Saint-Mihiel, on me montrait une ferme isolée, la ferme / moulin de Chantraine dont on disait que les habitants n’étaient pas comme les autres, des gens qui ne se mêlaient pas, qui ne causaient pas ! Pas méchants mais bizarres, en tout cas séparés. Or, il s’agit d’une exploitation située sur un ancien village disparu de la guerre de Trente ans exploitée longtemps par différentes familles anabaptistes[17]. Ce n’était plus le cas depuis au moins un demi-siècle mais le souvenir était resté. Il y a un domaine où l’évolution des mennonites est encore plus visible, c’est la question du service militaire.

IV – NAISSANCE D’UN SENTIMENT NATIONAL ? L’indice du service militaire.
Avec la non-participation et le refus du serment, le service militaire est le troisième élément auquel les mennonites se refusaient. Dans les Haute-Vosges, le refus de porter les armes et d’appartenir à la milice avait été un problème au XVIIIe siècle. On remarque bien, avant la Révolution, quelques atténuations et des exemples de frères qui ont accepté de monter la garde avec un fusil pour ne pas être mal jugé par les autres habitants. Dans le même temps, des mennonites apparaissent aussi dans des documents de justice, non plus comme accusés ou victimes mais comme plaideurs. La question du service militaire est néanmoins bien plus profonde car elle atteint les convictions les plus profondes des Assemblées ainsi que le pacifisme absolu qu’elles professaient.

41 – Une émancipation ambivalente sous la Révolution et l’Empire.
            Au départ la révolution semble comprendre la spécificité des mennonites qu’elle considère comme de bons citoyens L’abbé Grégoire, semble-t-il les connaissait bien. Les jacobins, le comité de salut public en tête, revient néanmoins un peu sur cette position car il le perçoit comme des fanatiques. Napoléon, enfin, malgré les lettres, les pétitions et les voyages réalisés à Paris par certains responsables communautaires, ne veut pas transiger et il leur impose de servir dans son armée. Dans les faits, un sondage sur le secteur de Château-Salins le confirme, l’Etat Major va les appeler majoritairement dans les armes non-combattantes et notamment le train des équipages où leurs bonnes connaissances des chevaux sont utiles.

42 – La possibilité de payer un homme cause de la ruine des Assemblées ?

Jusqu’en 1905, le service militaire n’est pas universel et le tirage au sort est la règle. Pour les mauvais numéros, il est toujours possible de payer un homme. Jean Séguy, comme d’autres auteurs, a ainsi expliqué l’affaiblissement de certaines communautés (par exemple celle de Saint-Mihiel) par l’obligation de migrer en Amérique pour échapper au service ou par la ruine des Assemblées obligées de se cotiser pour payer un replaçant[18].            Or, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, nous n’avons trouvé aucune trace de ce phénomène dans les secteurs que nous avons étudié et par exemple à Saint-Mihiel. Pourtant les dossiers existent aux archives départementales mais on n’y trouve aucun nom mennonite[19].

43 – Des mennonites qui s’engagent.

            Mieux, nous trouvons de plus en plus, à partir de 1840, des liens évidents entre anabaptistes et armées. Ils se font recenser comme les autres citoyens, souvent c’est le père qui vient pour son fils qui travaille dans une ferme éloignée, parfois un autre département, ils ne refusent pas de venir au conseil de révision et parfois même ils devancent l’appel et s’engagent. Dans des actes de mariage du secteur de Vaucouleurs, à la fin de la monarchie de Juillet, sont ainsi mentionnés comme témoin un grand frère ou un cousin, sous-officier de carrière… Certaines familles possèdent encore aujourd’hui le portrait ou mieux la peinture naïve d’un ancêtre en tenue militaire du Second-Empire, certains en uniforme des troupes coloniales[20].
            L’analyse des fichiers d’Alsaciens-Lorrain ayant opté pour la France est très intéressante. D’abord elle permet de repérer des centaines de patronymes mennonites et de dresser une carte détaillée de leur implantation. Il n’y a en effet pas que les personnes qui habitaient réellement dans les provinces perdues qui devaient se prononcer mais tous les alsaciens et mosellans quel que soit le lieu où ils vivaient (certains dans les colonies). Il permet aussi, mais c’est beaucoup plus compliqué, de mesurer une forme de sentiment national. La question que je me pose actuellement, mais à laquelle je n’ai pas encore répondue, c’est de savoir si en proportion les mennonites ont plus ou moins opté pour la France que les autres… En tout cas, j’ai relevé plusieurs dizaines d’anabaptistes qui ont quitté l’Alsace et la Moselle, voire l’Allemagne et même la Suisse pour venir en France dans les années qui précèdent la guerre et s’engager dans l’armée. Certains continuent de le faire après la déclaration de guerre.
La guerre de 1914-1918 a achevé le processus d’intégration par l’armée, les mennonites français partageant peu ou prou les valeurs des autres citoyens français. J’ai évalué les soldats mennonites mobilisés du côté français à 900 personnes et les pertes à 141 morts. Comme beaucoup d’autres, ils vécurent aussi le drame de combattre contre une armée où se trouvaient des cousins. Même chose au cours de la Seconde Guerre Mondiale lorsque des anabaptistes alsaciens ou mosellans se sont retrouvés contre leur grès intégrés dans l’armée allemande. On pourrait continuer sur cette voie pour les conflits suivants. Une recherche rapide permet d’ailleurs de trouver plusieurs patronymes mennonites sur des listes de responsables actuels d’associations d’anciens combattants.

Cependant, on assiste progressivement à une forme de prise de conscience. La fin de  Première Guerre Mondiale permet des échanges plus actifs avec les communautés d’Alsace-Moselle et une rencontre avec des mennonites venus des Etats-Unis. Dès 1919, des associations caritatives mennonites américaines interviennent en France. En 1920, une réunion a même lieu à Clermont-en-Argonne avec en perspective la reconstruction. Ce sont deux des causes du « revival » que les Assemblées vont connaître dans l’entre-deux guerre sous l’action de Pierre Sommer et de la revue « Christ Seul » (Pierre Sommer qui est un ami proche de la famille Kennel de Chassey). Mais les destructions de la guerre de 14, les horreurs de celle de 1939-1945 puis le problème de la torture durant la guerre d’Algérie vont conduire de manière relative la communauté à se reposer la question du pacifisme.

CONCLUSION : L’évolution actuelle.
J’ai surtout étudié le XIXe siècle et les débuts du XXe. Je ne me suis pas spécialement intéressé à l’actualité de la communauté mennonite. Néanmoins, les contacts que j’ai eu et les rencontres avec les responsables de certaines églises lorraine (Bar-le-Duc, Ligny, Darney – La Vôge) me permettent de fournir quelques tendances.
Tout d’abord, le rapport à l’histoire a changé. Autrefois, il ne fallait pas laisser de trace pour ne pas s’attacher au monde. Jean Kennel qui était nonagénaire lorsque je l’ai rencontré comprenait intellectuellement l’intérêt de ma démarche mais ne pouvait pas se détacher complètement de la première conception. Pourtant, il y a une mémoire interne à la communauté. Une mémoire qui s’est transmise depuis le départ de Suisse, un souvenir vague des persécutions. Daniel Eymann, ancien maire d’Euville, près de Commercy, se souvient que dans son enfance, on disait qu’il fallait avoir toujours un charriot près à atteler en cas de départ précipité. Ailleurs, la mémoire s’est transmise grâce à des bibles familiales, certaines qui remontent au XVIe siècle, sur lesquelles, faute de registres d’état civil, on notait les naissances et les mariages. De la vient un intérêt récent pour la généalogie. Nous arrivons néanmoins aujourd’hui au point de rupture. Pour de nombreuses raisons, cette mémoire tend à disparaître.
La première raison c’est qu’il s’agit évidement de moins en moins d’une communauté rurale. Suite à l’exode rural, l’évolution du demi-siècle passé a été la diffusion dans toute la France et de la campagne vers la ville. Les communautés comportent donc de moins en moins de paysans même si ceux-ci jouent encore un rôle important. En Meuse, l’Eglise de Ligny se réunit encore aujourd’hui dans une ancienne chapelle située sur la propriété d’une famille d’agriculteurs. L’été, ils accueillent d’ailleurs une colonie de vacances qui permet à des adolescents d’origines géographiques différentes de se rencontrer. C’est aussi l’occasion de parfaire leur formation religieuse, voire - mais cela n’est jamais dit, c’est moi qui ai l’esprit mal tourné – de faciliter des idylles. Si les liens familiaux sont toujours très importants, le mennonisme a longtemps été une religion familiale, le contrôle de la communauté sur les plus jeunes (comme chez les catholiques d’ailleurs car la terre était un enjeu) n’a en effet plus rien à voir avec ce qui existait autrefois. On essaye néanmoins encore parfois d’influer sur les unions, en présentant des prétendants à l’occasion de réunions familiales. Lorsqu’un jeune part au loin faire des études, aux Etats-Unis par exemple, il est aussi possible d’utiliser les réseaux de cousinage pour que le jeune soit accueilli.
On note aussi des phénomènes de conversion. La proportion de croyants non-issus de familles mennonites augmente. Dans l’assemblée de la Vôge, ils seraient majoritaires et c’est d’ailleurs le cas de son responsable actuel[21]. L’immigration vers l’Europe de populations convertis au protestantisme et notamment à sa branche mennonite semble aussi avoir un impact dans les communautés urbaines notamment dans la région parisienne. Il faut aussi compter avec les mariages mixtes. Dans tous les cas que je connais, c’est la femme qui est mennonite ou d’origine mennonite. Parfois sur plusieurs générations, la foi a été transmise par les femmes ou plutôt par les mères.
Des évènements ponctuels peuvent jouer. Depuis longtemps, en Meuse depuis 1850 au moins, un modus vivendi a été trouvé avec l’Eglise réformée qui possédait l’avantage d’avoir une existence officielle. Même si les communautés n’avaient pas de clergé en tant que tel et que le culte était itinérant, passant de ferme en ferme ou plutôt de moulin en moulin, les mennonites, en tout cas ceux installés en ville utilisaient parfois les services d’un pasteur réformé ou profitaient de celui-ci pour obtenir le prêt d’une salle municipale (Saint-Mihiel et Gondrecourt en 1850). L’avantage était mutuel car il permettait aux réformés de gonfler leurs effectifs. Il y a une quinzaine d’année, il était ainsi commun pour les mennonites meusiens de se marier au temple jusqu’à ce qu’un nouveau pasteur fasse de grosses difficultés lorsque le conjoint était catholique… ce qui a conduit les couples en question à se marier chez le curé d’en face.
Aujourd’hui, la tendance est plutôt à une influence grandissante de l’Evangélisme américain. A la fois chez les nouveaux mennonites, surtout ceux venus d’Afrique, que chez les anciennes familles. La famille Kennel de Chassey-Beaupré (sud de la Meuse) a assuré pendant près d’un siècle la fonction d’Ancien. Dans l’entre-deux guerre, elle était très proche de Pierre Sommer, l’éditeur de Christ Seul, qui fut avec d’autres à l’origine d’un certain revival dans les Assemblée françaises[22]. Pendant des décennies, son dernier représentant, Jean Kennel a été le chef spirituel de l’Eglise de Ligny.  Or, toutes ses filles sont mariées à de pasteurs baptistes. Mais cette influence d’outre atlantique n’est pas nouvelle. Une des raisons qui ont poussé certains responsables français à  Une importante réunion nationale a d’ailleurs eu lieu en Meuse en 2007 au moulin de Chanteraine, afin de traiter de la difficile question de l’indépendance des Eglises mennonites vis-à-vis des grandes fédérations du protestantisme français. Les déléguées de l’AEEMF (association des églises évangéliques mennonites de France) avaient à discuter d’une éventuelle adhésion à la Fédération Protestante de France et au conseil national des évangéliques de France ; discussion qui dure toujours puisqu’il a été de nouveau l’ordre du jour en novembre 2013 lors d’une réunion en Alsace.
Les assemblées font enfin montre d’un grand dynamisme associatif et caritatif qui dépasse largement le poids démographique.

Bibliographie.

Fischer-Nass (Françoise), « Les Assemblées anabaptistes-mennonites de la Haute-Vallée de la Bruche (1708-1870) », Revue Alsace N°137, 2011, p.460-472.

Schwindt (Frédéric), « L’arrivée d’une communauté protestante méconnue : les Anabaptistes - Mennonites en Meuse (1819-2006) », Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc, Mars 2007.

« La diffusion de la communauté anabaptiste mennonite en France d’après l’étude des patronymes - XVIIe-XXe siècles », La Revue Historique, N°651, 2009/3, p.561-593.

« Les assemblées anabaptistes-mennonites de la Meuse – XIXe-XXe siècles », Souvenance Anabaptiste / Mennonitisches gedächtnis N°30, 2011, p.8-24.

« Des Amish dans le sud-meusien ? » in Philippe Martin & Noëlle Cazin (dir.), Paysages et Histoire au pays de Gondrecourt, XXXIIe Journées d’Etudes Meusiennes (2009), Société des lettres de Bar-le-Duc – CRHUL – Nancy 2, Verdun, 2011, p.105-127.

« Anabaptistes, Frères Suisses et Amishs dans le diocèse de Metz » in Catherine Bourdieu-Weiss (dir.), Les Trois-Evêchés et l’étranger, Colloque du CRULH – Groupe de travail sur les Trois-Evêchés / Université Lorraine – Plateforme Metz, 6-7 avril 2013, Metz, 2014, p.183-199.

« La disparition d’une minorité visible : l’intégration des mennonites en France – XVIIIe-XXe siècles », Journée d’étude sur les protestantismes, MINOREL, Lyon, 24 novembre 2014.

Séguy (Jean), Les Assemblées anabaptistes-mennonites en France, Paris, Mouton, 1977.

Wild (Francine) & Schwindt (Frédéric), « L’unique témoin d’une communauté silencieuse : Le carré protestant « mennonite » du cimetière de Vaucouleurs menacé de disparition », Souvenance Anabaptiste, Revue de l’AHAM, 2009, N°28, p.55-69.






[1] Frédéric Schwindt, professeur agrégé, docteur en Histoire, chercheur associé à l’Université de Lorraine.
[2] Je m’intéresse donc aux mennonites moins comme adhérents d’une confession que comme membre d’une communauté. Cette communication fut pour moi l’occasion de synthétiser des informations et des thèmes étudiés séparément dans divers articles.
[3] Photographie transmise par Madame Françoise Wild, née Esch, professeure de lettres classiques à l’Université de Caen.
[4] Séguy, 1977.
[5] Par exemple Jean-François Lorentz à Nancy.
[6] Lettres transmises par Mme Wild.
[7] Cette réalité était bien perçue de l’intérieur même de la communauté et elle créait une forme de ressentiment, une force centripète supplémentaire qui poussait à l’éclatement du groupe. Témoignage de membres de l’Assemblée anabaptiste-mennonite de Bar-le-Duc.
[8] Fischer-Nass,  2011.
[9] Témoignage de Mme Wild.
[10] Schwindt, 2014.
[11] Fischer-Nass, 2011, p.471.
[12] Wild & Schwindt,  2009.
[13] Aujourd’hui, même pour des familles peu pratiquantes, voire détachées, il est resté l’usage de choisir une pierre tombale sobre, sans partie dressée et sans crucifix.
[14] Entretiens avec la famille Guerber de Ligny-en-Barrois.
[15] Témoignage de Mme Francine Wild, professeure à l’Université de Rouen.
[16] Témoignage de Jean Kennel.
[17] Voir le site américain tenu par Dona Birkey et notamment ce qui concerne la famille Schrag. J’ai eu la chance de guider un groupe de mennonites de la région de Chicago venu visiter cette ferme à l’automne 2012. Leur ancêtre y avait vécu en 1837 avant de gagner l’Amérique. Dona Birkey possède une relique émouvante de cette époque, une canne sur laquelle l’ancêtre a gravé le nom des domiciles successifs de la famille.
[18] Séguy, 1977.
[19] C’est pourquoi nous expliquons l’affaiblissement des communautés par la migration vers l’intérieur et l’assimilation à la France.
[20] La tribu RKK…
[21] Entretien avec l’auteur en 2012.
[22] Entretien de l’auteur avec Jean Kennel (†) en 2006.

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