lundi 22 juin 2009

Religion et Mondialisation :
Identifier les évolutions stratégiques pour l’avenir des nations européennes
Frédéric Schwindt

Après des décennies d’un discours univoque annonçant la mort irrémédiable des religions, nul ne niera, sans avoir pour cela besoin d’invoquer Malraux, que le sentiment religieux persiste à l’orée du XXIe siècle. La force retrouvée ou jamais perdue des cultes constitués, la montée de formes nouvelles de spiritualité et leur rôle dans le « choc des civilisations » nous prouvent que les choses sont moins simples qu’on ne le croyait.

Il nous faut donc sortir de la dialectique vie et mort des religions, qui a occupé le siècle précédent voire l’ensemble des commentateurs depuis Voltaire, pour trouver un nouveau système d’interprétation. Or, la neurobiologie tend aujourd’hui à démontrer l’existence d’une prédisposition du cerveau humain à la religion sous la forme de module préprogrammé[1]. Le sentiment religieux n’est donc pas prêt de s’éteindre.

Cependant, l’étude de ces phénomènes comporte un certain nombre de pièges, par exemple celui de se focaliser essentiellement sur les symptômes apparents comme le fondamentalisme. On risque aussi de trop s’attacher à l’actualité, à l’évènementiel, au détriment des phénomènes structuraux. Toute prospective doit s’intéresser d’abord au fond afin de repérer les dimensions « stratégiques » d’un problème, celles qui conduisent le futur d’une population, d’un Etat ou d’un continent. Pour être clair, il s’agit de savoir en quoi l’évolution contemporaine des religions engage l’avenir de la France et de l’Union Européenne. La religion est-elle d’ailleurs un domaine stratégique ?

Au risque de parfois choquer, les sociologues, notamment l’école incarnée aux Etats-Unis par Rodney Stark[2], appliquent les concepts de l’économie à la description des phénomènes religieux. Ils ont ainsi identifié « un marché de la religion » (religious market) ou s’affrontent des « firmes religieuses » qui progressent ou qui reculent, en termes d’adhésions et d’influence sociale, en fonction des lois du marché et du coût social de l’engagement.

Le thème de la mondialisation est un bon angle d’attaque car il permet à la fois d’articuler le passé et le présent et de relier la religion aux autres dimensions de la vie : l’économie, la société, les systèmes de valeurs… Mieux, il évite le piège de l’évènement et celui de la parcellisation du savoir, c’est-à-dire la tendance qui consiste à accumuler et à juxtaposer des monographies pour chaque culte sans esprit de synthèse. Il convient, en effet, d’abord de décrire ce qui est commun aux religions, malgré leur apparente opposition. Enfin, le changement d’échelle nous conduit à avoir une vision planétaire globale.

I – L’Ancien Marché de la Religion : un marché cloisonné, segmenté et extrêmement régulé.

Quand on regarde en arrière l’Histoire des religions, ce qui frappe d’abord c’est qu’elles se sont développées sur le temps long, un temps qui tranche avec l’échelle courte qui est la notre aujourd’hui, et d’une manière très cloisonnée.

La longue durée.

L’empereur Constantin ne s’est converti au Christianisme que sur son lit de mort (337) et, près de cinq siècles après la crucifixion de Jésus, l’Empire Romain n’avait encore laissé que des têtes de pont chrétiennes. La véritable évangélisation de l’Europe commence avec Saint Colomban puis Charlemagne et ne se termine qu’au XIIIe siècle, dans le nord et dans l’est, voire même plus tard. En revanche, la christianisation en profondeur de l’Europe doit attendre la Contre-Réforme. Si l’empire arabo-musulman, celui des premiers califes puis des Omeyyades, s’est étendu en moins d’un siècle des Pyrénées à Byzance et du Sahara à la frontière chinoise, la véritable islamisation a été beaucoup plus longue. L’Egypte n’est devenue majoritairement musulmane que tardivement dans le Moyen Age et l’achèvement de l’islamisation, dans le sens d’un laminage de la communauté copte, est un phénomène contemporain.

Les conséquences du cloisonnement géographique : une forte variabilité.

Les religions se sont diffusées le long des grandes voies commerciales. Les communautés juives de l’empire Parthe se sont ainsi échelonnées très tôt au bord de la Route de la Soie ou vers le Caucase jusqu’à, mais c’est un phénomène unique, convertir les Khazars. Une très longue cohabitation avec l’Islam et le Christianisme a ainsi donné au Caucase d’avant 1941 une physionomie toute particulière puisqu’on y trouvait des clans de même langue et de même culture qui se disaient encore apparentés mais professaient des confessions différentes. Encore que les différences s’étaient fortement atténuées d’où les enquêtes nazies, racontées par Jonathan Littel dans son roman, pour repérer qui était et qui n’était pas juif. De la même manière, les chrétiens nestoriens ont construit des Eglises depuis le Proche-Orient jusqu’en Chine. Ceci explique pourquoi l’empereur Kubilay Khan connaissait les grandes religions monothéistes avant de demander sans succès au pape, via les frères Polo, l’envoi de théologiens.

Le voyageur qui quitte l’Inde pour l’Asie du sud-est, la Chine puis le Japon prend la route suivie autrefois par le Bouddhisme dans sa grande diffusion vers l’Est mais, dans ces grands espaces, il se rend compte des ruptures introduites par la distance. Sur les sommets du Laos, on arrive ainsi sur la ligne de faille qui sépare la foi des anciens dite theravâda de la forme plus large du Bouddhisme mahayânâ.

En effet, les distances, les difficultés de transport, le relief (le désert de Gobi, l’Himalaya), l’existence de grandes unités géopolitiques (Byzance, le califat de Bagdad, l’empire de Chine) - Marco Polo mis trois ans pour relier Venise à Karakorum – expliquent le morcellement des religions en groupes autonomes qui ont adopté des caractères culturels particuliers. C’est le cas des juifs de Kaifeng dont l’arrivée dans l’Empire du Milieu remonterait au VIIe siècle et qui se sont rapidement sinisés. Le monde juif n’était d’ailleurs déjà pas uni puisque les Samaritains, issus de la division entre royaume de Samarie-Israël et royaume de Juda, possédaient des communautés tout autours du bassin méditerranéen au moment de la naissance de Jésus. Plus tard, les groupes Karaïtes, qui n’acceptent par exemple pas la matrilinéarité, purent prendre leur autonomie en profitant du cloisonnement géographique. Pensons aussi aux communautés juives d’Inde : les juifs de Cochin, les Baghdadi de Bombay et les Bene Israël de Calcutta qui ont intégré, outre la langue, de nombreux traits des populations locales, jusqu’à oublier l’hébreu pour le culte et ne plus avoir de clergé. Mieux, des communautés purement indiennes, comme les Beni Menashé (de langue Mizo) et les Bene Ephraïm, se revendiquent désormais du Judaïsme. Il est vrai que l’espace indien a permis l’existence d’une mosaïque religieuse unique qui a aussi intégré les Parsis rescapés de l’islamisation de la Perse.

Une forte régulation à base nationale.

Tous ces facteurs expliquent pourquoi de nombreux cultes se sont constitués en Eglises nationales. L’originalité indienne est en effet un cas rare. Au XVIe siècle, c’est-à-dire au moment de la rupture de l’unité chrétienne en Europe, le Catholicisme et encore plus le Protestantisme se sont d’abord organisés sur une base nationale et étatique. Après la prise de Grenade, les rois dits catholiques d’Espagne expulsent les juifs et les musulmans de leurs états et pourchassent « marranes » et « conversos ». Ce n’est pas une décision de la papauté, bien au contraire d’ailleurs pour ce qui concerne les juifs, mais bien une preuve de la montée de l’Etat moderne qui accapare et réglemente la religion locale dominante. Charles Quint n’a pas hésité à lancer ses troupes dans le sac de Rome en 1527 et, dans une large mesure, l’inquisition espagnole s’est construite contre Rome, non pas tant pour pourchasser les hérétiques que pour défendre le sang espagnol. Même chose avec la Genève de Calvin ou le monde anglican d’Henry VIII. Après la guerre de Trente ans, la victoire du « cujus regio ejus religio » institue même comme principe dominant des relations internationales celui des Eglises d’Etat. Même aux Etats-Unis, la loi de certains états de la côte Est assimila d’ailleurs longtemps la citoyenneté et l’appartenance religieuse.

Les tentations gallicanes, les fortes tensions entre Louis XIV et Rome montrent d’ailleurs que la France n’a pas échappée à ce phénomène. Sous la Révolution, la Constitution civile du clergé qui conduit à un schisme est d’ailleurs pour partie la suite des tendances antérieures. Le Concordat de 1801, voulu par Bonaparte, loin de revenir à la situation précédente, fait de l’Eglise de France une des masses de granit sur lesquels s’appuie le régime. On rétorquera que le Protestantisme et le Judaïsme obtiennent en même temps un statut légal (imité aujourd’hui par Nicolas Sarkozy en ce qui concerne l’Islam de France avec le conseil du culte musulman) mais leur influence sociale est loin d’être équivalente. Le Catholicisme reste dans la loi, et ce jusqu’en 1905, la religion « de la majorité des français ».

Aussi, la carte de l’Europe en 1914, parfois même encore à la fin du XXe siècle, révèle un marché de la religion fortement fermé et régulé sur une base nationale : Eglises d’Etat luthériennes d’Europe du Nord, Eglise anglicane toujours dirigée par le souverain et étroitement associée à l’Etat (un certain nombre d’évêques étaient membres de droit de la chambre des Lords), Eglises orthodoxes autocéphales des pays baltes, d’Europe de l’Est et de Russie qui éliminent la concurrence (contre par exemples les Uniates d’Ukraine et des Vieux chrétiens de Russie).

II – Le Nouveau Marché de la Religion : dérégulation et globalisation.

Sous le coup de la mondialisation, la religion a évolué de la même manière que les autres domaines de la vie au rythme de l’économie de marché et du progrès des moyens de communication, faisant du coup naître un nouveau modèle.

Changement d’échelle, dérégulation et globalisation du management religieux.

Par définition, la mondialisation est un changement d’échelle. Même les religions qui possédaient déjà auparavant un rayonnement et une organisation d’ordre mondial sont affectées par elle. On ne gère plus aujourd’hui l’Eglise catholique comme avant ou même après Vatican II. D’ailleurs, la politique récente de Jean-Paul II puis celle de Benoît XVI peuvent être interprétées non comme une crispation ou une volonté de trier dans les acquis du Concile mais comme un changement de « management » face aux réalités de la mondialisation, illustré par la récente revendication de Rome quant à sa liberté d’évangéliser. C’est un repositionnement stratégique qui accompagne la dérégulation de droit ou de fait, les Eglises nationale perdant leurs monopoles ou leurs avantages. Même en Chine où les cultes sont soient interdits, soit strictement « nationalisés » (par exemple l’Eglise catholique officielle), on a pu identifier un « marché noir »[3] de la religion alimenté par les Eglises clandestines et les MNR (mouvements religieux émergeants). La dérégulation permet en revanche de conquérir de nouveaux marchés, c’est du moins ce que sous-entend la théorie libérale, Adam Smith adapté au marché religieux.

Accélération des changements et de la circulation des biens religieux.

La mondialisation a donc transformé à la fois l’échelle et le rythme du changement en accélérant la circulation des « biens religieux » au sein d’un marché désormais unifié et de moins en moins régulé. Le marché de la religion est de plus en plus un marché libre. La première diffusion du Bouddhisme en Occident, au XIXe siècle, a été très lente et de faible ampleur car sa clientèle potentielle était réduite. Cette vague ne toucha donc que des publics à la fois cultivés et pouvant accéder au moyens de communication de l’époque : premiers voyages touristiques, possibilité d’avoir accès aux publications ou aux conférences… Mais aujourd’hui, avec les progrès de l’alphabétisation, la chute du coût de transport, Internet, la télévision, c’est tout l’Occident qui a été sensibilisé aux cultures et aux religions orientales. La vague des années 60, avec toutes les dérives que l’on a connues, a été finalement plus réduite que celle actuelle car les moyens de communication ont encore beaucoup évolué depuis le temps où les Beatles partaient en Inde retrouver le Maharishi Mahesh Yogi. Cette première sensibilisation a néanmoins diffusé dans l’opinion, et souvent de manière inconsciente, des croyances comme celle en la réincarnation. Avant que la diffusion des nouvelles religions n’apparaisse en pleine lumière, il se produit donc une érosion des repères, des valeurs et des dogmes des anciens cultes dominants. Or, comme on le verra plus loin, les religions locales ont été une des forces de cohésion et d’expansion de certaines civilisations, voire une des conditions qui leur ont permis d’accéder à certains niveaux de la pensée rationnelle. Du fait de cette attaque aux racines, elles risquent donc de perdre les piliers sur lesquels repose leurs sociétés, un phénomène indolore dont le public en général ne se rend pas compte.

Les années 1980 ont ensuite été, bien plus que les Sixties, une période de très large diffusion des religions, pas seulement l’Islam ou le Bouddhisme, mais une diffusion massive qui les touche toutes, tant les cultes traditionnels que le Christianisme évangélique, les religions orientales, les sectes ou les courants d’inspiration New Age. C’est pour tous les témoins « un retour de Dieu » qui n’est donc pas mort en 1968. Le célèbre sociologue américain Peter L. Berger, qui prophétisait jadis la fin des religions pour le début du XXIe siècle, parle même désormais de « réenchantement du monde »[4].

La multiplication des biens religieux : une relance par l’offre.

D’une certaine manière, le retour de la religion sur le devant de la scène à la fin du XXe siècle est le fruit d’une relance par l’offre. La palette des religions, cultes ou spiritualités disponibles s’est énormément enrichie alors même que, contrairement aux idées reçues, la demande n’a jamais disparu. Si les croyances se sont émoussées (baisse de la croyance en Dieu, au diable, en la vie après la mort…), les besoins spirituels sont restés et même certaines convictions ont largement progressé comme la croyance en la réincarnation.

Cette relance par l’offre ne se limite pas aux pays où la conversion est libre. Au Maghreb, dans les états du golfe, en Iran même, régions où l’abandon de l’Islam est pourtant sévèrement puni pour apostasie (adoption d’une loi récente en Algérie, nombreuses vexations en Egypte), parfois même de mort (Iran, Arabie Saoudite, Afghanistan), on note une multiplication des conversions. Des notables iraniens reviennent ainsi au culte zoroastrien et le Christianisme évangélique devient même visible en Afrique du Nord.

Adaptation de l’offre à la demande : le Catholicisme.

A l’inverse des idées reçues, le Catholicisme est une des religions actuellement les plus dynamiques, notamment en Afrique. Mais on a aussi noté en Italie, et depuis 15 ans, une remontée des croyances liées à l’Eglise romaine, notamment chez les jeunes[5]. Dans certaines régions du nord ou du centre de l’Italie, les églises recommencent même à se remplir. Or, il s’agit exactement des espaces où se sont développés durant la même période des cultes alternatifs. Depuis 1990, peut-être 2 millions d’Italiens se seraient convertis à une version évangélique ou pentecôtiste du Christianisme. Des chapelles ont par exemple été ouvertes dans la majorité des petites villes de Toscane. Mais cette concurrence nouvelle, dans un pays où l’influence de Rome était si forte, a provoqué un choc en retour, un dynamisme nouveau du clergé et une réaffirmation des valeurs purement catholiques. Là intervient sans doute le tournant de la papauté en matière de management et la volonté de mettre en exergue l’identité propre du Catholicisme qui redevient visible grâce à la concurrence. Appelons cela le « management Benoît XVI ». La toute récente conférence des évêques français à Lourdes (décembre 2007) a d’ailleurs conclu au fait que l’Eglise devait, tout en approfondissant le dialogue interreligieux, réaffirmer son identité. A quand donc une école de commerce – religieux ?

Reste à savoir si, en dehors d’une simple posture, l’Eglise catholique possède encore l’énergie et la masse critique pour passer à l’offensive hors des terres de mission et si les cadres, autant que les fidèles, sont capables d’assumer ce changement de stratégie. Les catholiques n’ont en effet plus l’habitude du prosélytisme à la façon des chrétiens évangéliques. De même, une religion est opérationnelle lorsqu’elle est reliée à la société par de multiples facteurs (entraide, travail, redistribution…) qui lui permette d’intervenir de l’intérieur[6]. Il n’est pas sûr qu’en Europe et notamment en France, l’Eglise catholique soit encore en capacité d’agir de la sorte même si elle a montré, ses dernières années, une grande capacité d’initiative dans les banlieues, là où justement elle est concurrencée par l’Islam et le Christianisme évangélique. En tout cas, elle a récupéré en Italie une capacité de mobilisation et d’action politique qu’elle avait progressivement perdue au cours des années 1970 et 1980. Les récentes mobilisations à Rome, contre le PACS à l’italienne, l’ont en tout cas démontré.

Certains sociologues de la religion tendent d’ailleurs à renverser l’analyse traditionnelle qui est faite du concile Vatican II. La tendance à s’adapter au monde moderne serait contre productive, la faveur du public allant aux cultes exigeants, à ceux qui imposent un dieu fort et des valeurs en contradiction avec la société. Ceci crée une tension qui valorise l’engagement du croyant obligé de faire des sacrifices personnels, car l’engagement justement a « un coût ». Selon eux, l’attitude du fidèle serait tout sauf irrationnelle. Elle obéirait à une démarche tout à fait réfléchie. Comme le consommateur de l’économie libérale, le fidèle tenterait de maximiser la productivité de sa croyance en effectuant le rapport du coût à son bénéfice. Face à une offre multiple et libre, il comparerait les différents cultes avant de faire son choix, afin de se réaffilier (à un culte issu d’un même environnement que sa religion d’origine) ou de se convertir (à une religion complètement différente). On comprend pourquoi, alors que l’Amérique connaît des centaines d’Eglises protestantes, ce sont les Baptistes qui ont le vent en poupe et non les Unitariens qui n’obligent même pas à croire en Dieu ou pourquoi les milliers d’américains qui se convertissent chaque année au Judaïsme choisissent une synagogue orthodoxe et non pas une synagogue libérale, justement parce que c’est dur et difficile.

C’est exactement ce qui se passe actuellement en Amérique du Sud. En effet, l’Amérique du Sud n’est pas vraiment une terre chrétienne, en tout cas elle ne l’a pas été réellement jusqu’à aujourd’hui. L’idée selon laquelle elle constituait un des points forts de l’Eglise catholique est de même le fruit d’une erreur de perception. Les belles cathédrales coloniales et le baroque doloriste, comme l’importance du pouvoir des évêques locaux cachent le fait que ces territoires n’ont jamais été réellement convertis. Les statistiques se contentaient d’ailleurs encore, à une date récente, d’évaluer le nombre de catholiques par soustraction des autres cultes existants. On pouvait alors imaginer que 95 % des américains du sud étaient des fidèles de Rome même si c’est le continent qui, depuis toujours, enregistre le moins de vocations sacerdotales et que les églises y sont vides en dehors de certaines grandes fêtes. Encore aujourd’hui, plus de la moitié des prêtres sud-américains viennent d’ailleurs de l’extérieur notamment d’Europe.

La colonisation s’est accompagnée d’une évangélisation superficielle de même que d’une relative acculturation, sans adhésion profonde des populations. En revanche, les cultes syncrétiques et les églises évangéliques qui se sont développées en plusieurs vagues depuis le début du XXe siècle, la dernière depuis les années 1980 en jouant pleinement des possibilités offertes par la mondialisation (reproduction du modèle américain d’Eglise - Business, utilisation des circuits financiers et des médias, télé-évangélisme…) a touché les habitants en profondeur et réellement diffusé les thèmes et valeurs propres au Christianisme tout en créant ces liens avec la société que le Catholicisme avait tendance à évacuer. Ceci s’est également accompagné d’un décrochage réel vis-à-vis de la religion traditionnelle, animiste et chamaniste, facilité par l’urbanisation et l’exode rural. Or, cette concurrence sur son marché traditionnel, un marché certes un peu laissé en jachère mais qu’elle considère comme sien, a provoqué un retour d’intérêt de l’Eglise catholique qui n’hésite plus à adopter les armes de ses adversaires. Depuis 3 à 4 ans, les chapelles catholiques sud-américaines recommencent ainsi à attirer les fidèles.

III – Les enjeux de l’évolution du marché religieux.

Il est difficile de penser les religions en terme d’enjeu, par exemple pour un Etat, soit parce que l’esprit laïc a consisté à les écarter du débat - on considère que c’est uniquement une affaire de vie privée, on ne réalise comme en France même pas de statistiques - soit parce que les problèmes comme le terrorisme occultent les vraies questions. Selon la personne ou l’angle de vue adopté, la religion apparaît comme très négative ou éminemment positive. Et plus généralement on est convaincu qu’elle n’a aucun impact. Mais c’est oublier combien les croyances structurent la civilisation, même dans les pays où la pratique tend apparemment à disparaître.

Impact social : la religion n’est pas seulement une affaire de vie privée.

Prenons l’exemple du sport au sein de l’ancien Commonwealth britannique. La coupe du monde de rugby a attiré l’attention sur de nombreux petits pays comme les îles Fidji ou Tonga qui, quoique peu peuplés, arrivent à aligner des équipes relativement performantes. Là bas, le rugby est bien plus qu’un sport et il est pratiqué par la plus grosse partie de la population. Or, la plus grande colonie britannique était l’Empire des Indes et pourtant le rugby y demeure aujourd’hui marginal, tant en Inde proprement dite, qu’au Pakistan ou au Bangladesh où le cricket et le squash sont en revanche pratiqués par des millions de personnes. Aux Fidji et dans d’autres pays rugbystiques, ils existent d’importantes communautés indiennes qui demeurent là aussi complètement étrangère à ce sport. L’explication est à trouver dans l’Hindouisme et le système des castes qui exclut les contacts physiques. Même dans les espaces musulmans, l’interpénétration des systèmes de valeurs avec la religion hindoue a laissé des traces et empêché le rugby de prendre au profit de sports individuels ou collectifs-individuels comme le cricket. La religion structure donc profondément la civilisation et ceci est valable même dans notre vieille Europe qui a pourtant oublié combien de choses de la vie de tous les jours faisaient référence au Christianisme.

Des erreurs de perceptions : l’exemple du bouddhisme tibétain.

La perte des repères traditionnels du fait d’une moins grande culture religieuse, la multiplication de l’offre et l’accélération de la circulation des biens religieux mais aussi le phénomène « people » entraînent des erreurs de perceptions ou des contresens sur les religions « étrangères » comme le prouve l’exemple du Bouddhisme. L’Occident ne retient souvent du Bouddhisme que sa surface (d’où le débat inconnu en Orient sur sa nature philosophique ou religieuse) ou des pratiques très minoritaires comme le Zen ou la version tibétaine. La personnalité éminente du Dalaï Lama cache le fait que 95 % des bouddhistes ne sont pas adeptes de cette variante très abâtardie par les cultes traditionnels et l’animisme himalayen. Pire, le Bouddhisme tibétain, dont on retient aujourd’hui seulement l’humanisme mâtiné de non-violence, s’est jadis imposé au moyen d’un véritable génocide, tant physique que religieux, contre les autres peuples et cultes de la région, notamment les Bôn. Enfin, n’est-il pas symptomatique que le Dalaï Lama lui-même commence, lors de ses prêches en Europe et aux Etats-Unis, par demander à ses adeptes de redécouvrir leurs racines judéo-chrétiennes, avant d’espérer entrer dans un autre univers culturel et mental. Oublier ses repères ancestraux c’est donc être aussi moins capable de comprendre l’autre et de gérer la nouveauté, c’est aussi baisser la garde contre des mouvements moins généreux que le Bouddhisme, les sectes.

Deux conséquences a priori inverses : uniformisation et stimulation de l’originalité sous le coup de la concurrence.

La mondialisation, qui n’est d’ailleurs pas un événement nouveau dans l’Histoire, Fernand Braudel en a identifié d’autres par le passé notamment lors de la grande bascule entre la Méditerranée et l’Atlantique à l’orée des temps modernes, affecte les religions de deux manières apparemment inverses. D’une part, elle détruit l’originalité, fait chuter les petits cultes, peu voyants, détenteurs d’un trop court segment du marché mondial au profit de grandes Eglises qui maîtrisent les tenants et les aboutissants de ce marché et rationalisent leurs approches. Les religions traditionnelles, les cultes dits premiers sont les premières victimes de cette concurrence. Au sein des grandes familles religieuses, la famille musulmane ou la famille juive par exemple, on assiste à un lissage, à une uniformisation, à une homogénéisation. D’une certaine manière, le choc des civilisations identifié par Huntington n’est pas autre chose que le dégât collatéral de la grande guerre civile et culturelle interne au monde musulman dont sont d’abord victimes les groupes islamiques minoritaires rapidement qualifié de traîtres ou de relaps parce que leurs croyances ou leurs pratiques sont différentes de la norme la plus courante.

La mosaïque religieuse du Proche-Orient, notamment en Irak, est la première victime de ce gigantesque effort de normalisation. Les chrétiens sont condamnés à l’exil puis les communautés religieuses intermédiaires comme les Yazidis sont prises comme objectif. En Asie du sud-est, des cultes qui se revendiquent de l’Islam mais qui ne préconisent ni la circoncision, ni l’interdiction de la consommation du porc, ni le voile sont de plus contestés voir menacés par un Islam n’importation plus récente, financé par les monarchies du golfe. Même chose quand on dynamite les antiques mosquées bosniaques ou albanaises en vue de la reconstruction de bâtiments en béton payé par l’Arabie Saoudite. En même temps que le lieu de culte, se sont les Imams qui sont aussi changés et donc la transformation d’une religion au départ tolérante en une forme plus radicale. Le même exemple pourrait être donné pour l’Inde. Le président BJP (nationaliste hindou) du Gujerat a utilisé les pogroms anti-musulmans (1000 morts), dont il fut un des principaux organisateurs, comme un instrument de pouvoir. De même, les meurtres de musulmans à Mumbaï (Bombay) en 2000, puis les attentats à la bombe anti-hindous, furent organisés par des mafias criminelles à base confessionnelle afin de rompre les ponts, notamment culturels, qui existaient entre les communautés.

L’exode, plus ou moins forcé, de multiples communautés juives orientales a conduit à un appauvrissement de la diversité religieuse dans les pays dont ils étaient originaires : Inde, Yémen, Iran, Ethiopie… Même reconstituées dans l’Israël moderne, ces communautés ont du mal à survivre et à conserver leurs particularités. Elles sont mêmes parfois en butte au grand rabbinat qui conteste soit leur judaïté, soit leurs usages. Les Samaritains sont eux-mêmes déchirés entre la Cisjordanie, où ils bénéficient d’ailleurs d’un député au conseil palestinien, et Israël où l’intégration dans le Judaïsme est présenté comme objectif par le haut rabbinat. Comme dans l’économie, la concurrence produit donc à la fois des faillites et des concentrations horizontales.

A l’inverse, comme on l’a vu pour le Catholicisme, la concurrence produit parfois un coup de fouet, une réaction et une reconquête de « parts de marché ». Encore faut-il être sûr du phénomène. Ainsi, on note tant en Sibérie, en Asie centrale qu’en Amérique du Sud un retour en force du chamanisme. En réalité, le chamanisme traditionnel disparaît peu et peu, en général à la mort de ses derniers représentants, et ce que l’on voit réapparaître au Mexique ou au sein de l’ancien empire soviétique est en rupture avec le passé. Beaucoup de chamans sont autoproclamés, ils ne proviennent pas d’une communauté et les cultes sont même parfois organisés spécifiquement pour les étrangers, voire pour les touristes. En général, ce chamanisme est de création récente et il accompagne la renaissance de certaines communautés mais sans solution de continuité avec le passé, parlons donc de néo-chamanisme.

D’un autre côté, l’ouverture du marché créé des espaces pour les mouvements religieux émergeants et donc les sectes. Ceux-ci bénéficient de la perte des repères, du manque de culture religieuse qui fait que les victimes ne peuvent juger le fond, et du relativisme culturel qui fait que désormais tout vaut tout. De plus, l’exigence est forte dans les sectes alors que les religions installées tendent à demander de moins en moins aux fidèles, afin de « s’adapter au monde moderne », tendance déjà identifiée il y a près d’un siècle par Max Weber dans sa définition des sectes et des Eglises. Mais cela se révèle « économiquement » pour les Eglises un mauvais calcul.

Contre le relativisme : les religions ne sont pas égales face à l’idée de progrès.

Le relativisme culturel qui a fait tant de mal depuis les années 60, et certes pas seulement dans le domaine spirituel, empêche de voir les mouvements qui sont à l’œuvre au sein des religions et le fait qu’elles possèdent de grandes différences entre elles. Pourtant, on noie tout sous le terme vague « du religieux ».

C’est que les religions ne sont pas égales. On ne parle certes pas ici de leur intérêt en soit, voire de leur dignité mais de leur volet opératoire. Une religion, comme tous les systèmes de valeurs, ouvre de manière différente le champ des possibles et elle conditionne le système de pensée d’une civilisation, ce que Michel Foucault aurait appelé une épistémè. Parfois même, elle créé des blocages conceptuels. Encore faut-il d’ailleurs qu’elle accepte la notion de progrès et l’usage de la Raison.

Ainsi, on pense de plus en plus que la religion et la philosophie grecque, loin d’avoir anticipées la science, auraient au contraire retardé son avènement du fait même de leurs logiques internes. La philosophie grecque rejette en effet l’idée de progrès au profit d’un éternel recommencement. Les dieux sont conçus comme très éloignés du monde, un monde incréé et permanent. L’idéalisme platonicien attribue le mouvement des corps à des « motifs » et non à des « causes », ce qui a constitué durablement un empêchement au développement de la pensée scientifique, limitation qui a ensuite été transmise à Byzance et à l’Islam où les manuscrits grecs avaient été pieusement protégés. Là où il avait été précieusement conservé par les copistes, notamment dans le monde arabe, « le savoir grec était une barrière » qui étouffa selon l’américain Rodney Stark les progrès intellectuels. De même, la pensée d’Averroès contribua à fossiliser la recherche nouvelle au profit d’une fixité du système aristotélicien. Or, le Confucianisme, le Tao et même le Bouddhisme, pour des raisons proches, ont également freiné l’évolution de la pensée chinoise, par ailleurs fort raffinée. Les grands progrès enregistrés au XIVe siècle, époque où l’Empire du Milieu se lance par exemple dans de grandes expéditions maritimes, c’est l’époque des grande jonques, sont annihilés par une réaction confucéenne qui enferme le pays, interdit tout contact avec l’étranger et rend hérétique la navigation de haute mer.

Les épistémologues chinois actuels datent du retour du Christianisme en Chine, d’abord au XVIe puis au XIXe siècle, l’explosion des premiers verrous qui y empêchaient les progrès de la science. Avant, ce n’est pas que les Chinois ne voulaient pas faire de science, il ne leur venait pas à esprit qu’elle fut possible, voire ils la méprisaient comme une approche trop naïve de la complexité du monde.

Sont donc visées par là toutes les religions qui subordonnent l’individu au groupe, les droits de la personne aux obligations collectives et surtout qui affichent ouvertement un modèle fixiste de société. Finalement, ce sont des religions qui se rejettent elles-mêmes hors de l’Histoire. C’est le cas pour la Chine mais aussi pour l’Islam dont le droit et des pans entiers de la pensée ne visaient qu’à maintenir l’existant, un existant référencé uniquement aux textes sacrés.

Rodney Stark, dans un ouvrage récent et décapant[7], montre au contraire - et il combat là une des plus fortes idées reçues en Occident – combien le Christianisme a été lui-même capable d’évolution. C’est ce qui lui a permis d’être pour la société un moteur de changement par le fait même qu’il établissait la primauté de l’individu et de l’individualisme sur le groupe. Depuis les pères de l’Eglise, la Raison est également mise en exergue dans une perspective de progrès. Religion incarnée, religion de l’Histoire, le Christianisme ne vise donc pas le maintien mais l’évolution dans un objectif de perfection. En ce sens, Auguste Comte, Hegel puis Marx, même apparemment débarrassés de toute conjecture religieuse, ont créé des systèmes éminemment chrétiens qui tous s’inscrivent dans une progression historique, visent un stade supérieur via une parousie qu’on peu appeler Révolution si on veut, et prône l’usage de la raison scientifique pour y accéder. Ce n’est pas très différent de saint Thomas d’Aquin.

C’est ainsi que de plus en plus de chercheurs expliquent les progrès de l’Europe au Moyen Age puis à l’époque moderne par son caractère chrétien. Christianisme qui, à cause des valeurs qu’il véhiculait mais aussi de la manière dont il structurait la pensée, a donné à l’Europe un avantage concurrentiel face aux autres continents, un avantage illustré par l’abolition précoce de l’esclavage, les progrès scientifiques et techniques dû à l’usage de la Raison, la définition progressive des droits de l’individu donc une limitation de ceux de l’Etat, la théorisation de l’Etat de droit et enfin par une expérimentation du capitalisme beaucoup plus ancienne et liée à la religion qu’on ne l’a longtemps écrit. En effet, c’est au sein des réseaux formés par les grands monastères clunisiens et cisterciens que le capitalisme a été expérimenté. Pour gérer leurs exploitations, ces religieux avaient dû très tôt résoudre des problèmes concrets mais aussi conceptuels relatifs à la productivité, à la logistique, à la spécialisation donc à la division du travail au sein d’un réseau ou à l’utilisation des revenus, ce qui revenait à réfléchir à la question du crédit. Dès le XIIIe siècle, les théologiens chrétiens avaient posé le débat et tranché la question du prêt à intérêt donc celle de la gestion du risque et de l’investissement qui sont à la base du capitalisme. Longtemps avant Adam Smith, saint Albert le Grand avait théorisé les notions de « juste prix » et « d’intérêt légitime », développé après lui par saint Thomas d’Aquin. L’Islam, au contraire, comme l’affirme Maxime Rodinson, n’a jamais jusqu’à aujourd’hui reconsidéré ses règles en la matière.

Evangélisme et succès américains en Afrique. Une alternative chinoise ?

La République laïque, même laïcarde, aida en Afrique les pères blancs, le père de Foucauld et monseigneur Tisserand, parce que la religion était conçue comme une force de pénétration. Les Etats-Unis ne procèdent pas différemment aujourd’hui tant la coordination est visible entre les objectifs des autorités américaines, les projets de développement aux buts biens intéressés (conditionnés par exemple par l’abandon de l’enseignement de la langue française), ceux de certaines ONG confessionnelles et enfin l’implantation croissante des Eglises évangéliques. Après l’Afrique de l’Ouest, c’est aujourd’hui au tour de l’Afrique centrale et notamment de l’ex-Zaïre d’être visé. La RDC est d’ailleurs le pays d’Afrique qui connaît aujourd’hui le plus de cultes nouveaux et cette prolifération n’est pas sans rapport avec la convoitise que suscite son riche sous-sol. Des religions apparues dans les pays voisins gagnent les espaces frontières, les mêmes qui lui sont contestés notamment par l’Ouganda ou le Rwanda. Les conflits du Sierra Léone et du Libéria ont aussi été le théâtre d’une compétition religieuse en grande partie importée. A contrario, le développement de la démocratie au Bénin s’est accompagné de la reconnaissance du Vaudou comme religion officielle de l’Etat et il a vraiment joué un rôle stabilisateur et temporisateur tout en contribuant à créer une conscience nationale.

Il est ainsi patent que la religion, tant les religions anciennement présentes à l’image de l’Islam ou du Catholicisme que les cultes nouveaux, sont aujourd’hui en Afrique à la fois des enjeux géopolitiques mais aussi des moyens de pouvoir. Ils ne sont pas simplement des causes de conflits, la sociologie de ces phénomènes ne se réduit en effet pas au concept usé de « guerre de religions ». Ce sont aussi des systèmes de valeur qui dopent ou qui bloquent les progrès des sociétés locales.

Or, c’est justement là qu’intervient la toute récente présence chinoise en Afrique. Bien plus que l’Europe ou les Etats-Unis, la Chine est devenue en peu de temps un acteur incontournable dans ce continent jusqu’à contrôler le commerce, les entrées et sorties, voire même le système fiscal de plusieurs pays dans un système qui ressemble fort à la Ferme Générale de l’Ancien Régime français. Mais jusqu’à présent la Chine n’y propose pas de contre système de valeur à celui de l’Occident. Le Communisme, même dans sa version du développement équilibré façon Hu Jintao, n’a plus le vent en poupe en Afrique et le capitalisme pragmatique de Pékin est perçu pour ce qu’il est, c’est-à-dire une version encore plus débridée de celui des Etats-Unis. Aussi, cherche-t-on vainement dans l’offensive mondiale et africaine de la Chine l’équivalent d’une religion américaine ou même de l’Islam. Le Confucianisme n’est pour l’instant pas exportable en l’état et on ne prévoit pas qu’il le soit. C’est sans doute là le point faible de l’Empire du Milieu, un point faible à exploiter.


En guise de conclusion : le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe.

Il y a peu, un des plus grands scientifiques chinois écrivait le témoignage suivant qui contraste avec les déclarations un peu masochistes des Occidentaux sur le sujet :

« L'une des choses qu'on nous demandait d'examiner était ce qui expliquait le succès, et à vrai dire la position dominante de l'Occident dans le monde. Nous avons étudié tout ce que nous avons pu d'un point de vue historique, politique, économique et culturel. Au début, nous pensions que c'était parce que vous aviez de meilleurs canons que nous. Puis nous avons pensé que c'était parce que vous aviez le meilleur système politique. Ensuite nous nous sommes focalisés sur votre système économique. Mais au cours des vingt dernières années, nous nous som­mes rendus compte que le cœur de votre culture est votre religion : le Christianisme. C'est pour cela que l'Occident est si puissant. Le fondement moral chrétien de la vie sociale et culturelle a été ce qui a rendu possibles l'émergence du capita­lisme et ensuite la transition réussie vers une vie politique démo­cratique. Nous n'avons aucun doute la-dessus.»[8]

Le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe et la pertinence de leur rappel paraît donc clos par un savant chinois. Certes si le symbole est important, et d’une certaine manière c’est une sorte de devoir de mémoire, ce n’est pas là le plus important. En revanche, ce qui compte, c’est ce que ces racines peuvent encore apporter, de manière stratégique, à l’Europe à l’heure de la mondialisation et de la double guerre économique et culturelle qu’elle subit. Il ne s’agit pas de savoir si les traités européens vont mentionner ses / ces origines mais bien comment le peuple français et le peuple européen vont être capable de les utiliser comme un outil de puissance et de prospérité.

Lors de son entrevue récente avec Benoît XVI, une première réponse vient d’être donnée par le Président de la République, par ailleurs auteur d’un livre sur le sujet[9]. Derrière le débat sur la laïcité ou le dépoussiérage de la loi de 1905, l’insistance du Président sur la nécessité pour la France de disposer d’une majorité de croyants n’est pas qu’une posture de communication visant à se concilier les divers cultes. Nicolas Sarkozy a en l’espèce de la suite dans les idées. Mais en insistant, à son tour, sur les racines chrétienne de la France, il souligne que cet élément de son identité est essentiel à sa présence et à son influence dans le monde.

Frédéric Schwindt
Professeur agrégé - Docteur en Histoire
170e Session régionale de l’IHEDN (Metz-Nancy – 2007)

[1] Pascal Boyer, Religion Explained, New York, 2001.
[2] Frédéric Schwindt, « Rodney Stark et la sociologie religieuse américaine contemporaine – Une stimulation pour la recherche historique européenne », Revue de l’Histoire des Religions 224, 1/2007, p.61 à 81.

[3] Fenggang Yang, « The Red, Black and Gray Markets of Religion in China », Paper presented at the Annual Meeting of the Society for Scientific Study of Religion, Norfolk, Virginia, 2003.
[4] Peter L. Berger, La religion dans la conscience moderne – Essai d’analyse culturelle, Paris, Editions du Centurion, 1971. Peter L. Berger (Ed.), Le réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001.
[5] Massimo Introvigne & Rodney Stark, « Religious Competition and Revival in Italy: Exploring European Exceptionalism », Interdisciplary Journal of Research on Religion, Volume 1, 2005, Article 5.
[6] Frédéric Schwindt, La communauté et la foi : confréries et société à l’ouest de l’espace lorrain (Vers 1450 – Vers 1850), thèse de doctorat sous la direction du professeur Louis Châtellier, Université de Nancy 2, 2004.

[7] Rodney Stark, Le Triomphe de la Raison – Pourquoi la réussite du modèle occidental est le fruit du Christianisme, Traduction de l’anglais (américain) par Gérard Hocmard, Paris, Presses de la Renaissance, Mars 2007
[8] Cité dans : David Aikmann, Jesus in Beijing : How Christinity Is Transforming China and Changing the Global Balance of Power, Washington DC, 2003, p.5.
[9] Nicolas Sarkozy, Thibaud Collin & Philippe Verdin, La République, les religions, l’espérance, Paris, Pocket, 2005.

Aucun commentaire: