lundi 8 juin 2009

Un stratège français méconnu inspirateur de la doctrine
anti-insurrectionnelle de l’armée américaine :
L-CL. DAVID GALULA (1919-1968)

La publication en France, près d’un demi-siècle après sa première édition américaine, du livre de David Galula « Contre-insurrection – Théorie et Pratique »[1] vient enfin de rendre justice à celui que le général Petraeus appelle « le Clausewitz de la contre-insurrection ». Considéré aux Etats-Unis comme un des principaux stratèges de la deuxième moitié du vingtième siècle, cet officier français est resté injustement méconnu dans son propre pays.

1 - Un observateur avisé de l’après-guerre : Chine, Grèce et Algérie.

David Galula est né à Sfax (Tunisie) en 1919. Saint-Cyrien de la promotion de 1939 (Amitié franco-britannique), il choisit l’infanterie mais assiste depuis le Maroc à la défaite de la France. Revenu à Aix-en-Provence ou l’ESM a été repliée, il est radié des cadres en 1941 du fait des lois antisémites de Vichy. Il rejoint donc l’armée d’Afrique et participe à la Libération de la France après avoir été blessé lors du débarquement de l’Ile d’Elbe (citation à l’ordre du corps d’armée). Il est alors noté par ses supérieurs comme un officier « très vif mais toutefois trop mobile ».
Du fait de sa connaissance du chinois, il est envoyé en Extrême-Orient où il assiste à la prise du pouvoir par Mao. Il restera cinq ans au sein de la mission militaire française, profitant de cette affectation pour étudier de près l’organisation militaire chinoise mais aussi son idéologie. C’est en effet un des rares officiers occidentaux à se déplacer en Mandchourie où il est d’ailleurs capturé par les communistes. Observateur des Nations Unies en Grèce en 1949, il assiste cette fois à la défaite de l’insurrection déclenchée par les communistes. C’est donc porteur d’une rare expérience de la guerre révolutionnaire, qu’à partir de 1956, le capitaine puis commandant Galula va pouvoir expérimenter ses idées en Algérie.
Affecté au 45e Bataillon d’infanterie coloniale, d’abord comme chef de la 3e compagnie puis comme commandant en second de l’unité, il obtient de remarquables résultats en pacifiant le secteur du Djebel Mimoun dont il a la charge en Grande Kabylie. Il reçoit trois nouvelles citations entre 1956 et 1957 pour « ses méthodes originales » qui ont amené « la majorité d’une population hostile à une position favorable à notre politique ». Il commence dès lors à intéresser sa hiérarchie et son avancement, jusque là assez lent, s’accélère brusquement. Il est même sollicité pour donner une série de conférences à des officiers de l’OTAN avant d’être nommé à l’Etat-Major de la défense nationale.
A la fin de l’année 1959, le commandant Galula, quarante ans, est envoyé à Norfolk en Virginie, afin de suivre les cours de l’Armed forces staff college. Il fait largement partager son expérience de la contre-insurrection aux stagiaires américains et noue de précieux contacts tant au sein de l’armée américaine que dans le monde intellectuel. De retour en France, il demande son détachement comme visiting fellow à Harvard mais, face au refus de l’Etat-Major, sollicite une disponibilité de trois ans qui se transforme en une mise à la retraite prématurée au grade de lieutenant-colonel. Son dernier avis de notation affirmait pourtant : « Esprit vif et bouillonnant, parfois un peu brouillon mais toujours efficace. Ne manquant ni d’initiative, ni d’originalité, Galula gagne à ne pas être bridé. A ne pas perdre de vue dans l’intérêt des armées. » Le conseil n’a pas été suivi !
En avril 1962, chercheur associé et enseignant à Harvard, David Galula rencontre lors d’un colloque Stephen T. Hosmer qui lui propose de venir travailler à la Rand Corporation, le principal Think Tank américain. L’année suivante, il y publie le bilan de son expérience : Pacification in Algeria, 1956-1958. En 1964, c’était le tour d’un ouvrage plus théorique : Counterinsurgency. Theory and practise. On imagine la perte consécutive à sa mort prématurée en 1968 à Arpajon (Essonne).
Son décès à 49 ans, le rejet de la part de sa hiérarchie, la publication uniquement en anglais de ses travaux mais aussi, après 1962, la réorientation de l’armée française vers d’autres réalités que la contre-insurrection expliquent que David Galula soit resté quasiment inconnu dans son pays natal et même au sein de la communauté de défense. Des évènements récents viennent cependant de le tirer du purgatoire de la pensée stratégique.

2 - De l’Algérie à l’Irak : David Galula et David H. Petraeus.

Contrairement à ce qui est perçu en France, la situation a beaucoup changé en Irak ces derniers mois et elle n’est plus du tout celle des années 2003-2006. Cette évolution est à mettre au crédit du général d’armée David Howell Petraeus. Nommé lors du « surge » de 2007, il a porté des coups très durs à Al-Qaïda en ralliant au gouvernement Al-Maliki l’essentiel des Sunnites dans le mouvement dit du « Réveil des tribus ». Les affrontements actuels n’opposent d’ailleurs plus que les Chiites loyalistes à ceux de Moqtada Al-Sadr soutenus par l’Iran. Or, dans de nombreuses interventions, le général Petraeus cite fréquemment Galula comme un de ses principaux inspirateurs.
Né en 1952 dans une famille d’origine hollandaise, David H. Petraeus entre à West Point en 1974 et choisit l’infanterie (comme jadis le lieutenant-colonel français). Il effectue une brillante carrière avec la réputation néanmoins ambigüe d’être un « warior scolar ». Après le départ en retraite d’officiers comme Collin Powell, dont on connaît la répugnance à entrer dans un conflit dont les Etats-Unis ne pourraient se désengager, il appartient à la première génération à ne pas avoir combattu personnellement au Vietnam d’où un regard nouveau sur la question. Il soutient donc un doctorat en relations internationales à Princeton sur : « Les leçons de la guerre du Vietnam pour l’US Army », en 1987, avant de se spécialiser dans la contre-insurrection. Promu général, Petraeus commande la 101e Airborne qui s’empare de Bagdad en mars 2003. Envoyé dans le nord du pays, il y montre de réelles capacités de gouvernement en relançant l’économie locale, les infrastructures de base et les écoles. Evitant le piège de l’administration directe tout en comblant le vide politique, il organise immédiatement des élections locales. La région de Mossoul, qui était pourtant un bastion du parti Baas, est ainsi protégée de l’embrasement. Chargé de former la nouvelle armée irakienne au début de 2004, David Petraeus recommande d’intégrer de petites unités US dans les bataillons irakiens afin de les encadrer de près mais il se heurte à l’administrateur civil de l’Irak pressé de liquider l’ancienne armée de Saddam Hussein, un choix désastreux qui va hélas donner ses premiers cadres à la guérilla. Petraeus quitte alors le Proche-Orient pour prendre à Fort Leavenworth le commandement de l’US Army Combined Arms Center, le think tank de l’armée américaine.
Ce qui aurait pu être une mise au placard pour l’officier renvoyé à ses chères études va lui permettre en fait de revisiter complètement la doctrine américaine en matière de contre-insurrection et de former une génération entière d’officiers supérieurs de l’US Army et des Marines. Il commence par préconiser la lecture de Galula à tous les candidats à l’école de guerre américaine et supervise la publication d’un manuel de contre-insurrection : le COIN FM (Counterinsurgency Field Manual). En s’appuyant sur les précédents britanniques en Afghanistan et en Malaisie, Français en Algérie et Américain au Vietnam, il se propose ni plus, ni moins que de résoudre la contradiction entre le discours démocratique de la diplomatie américaine et le recours obligatoire à la coercition dans toute stratégie de contre-insurrection.
En 2007, le général Petraeus revient en Irak avec les résultats que l’on sait avant de prendre, en octobre 2008, la tête d’un grand commandement régional qui va de la corne de l’Afrique à l’Asie centrale avec la charge de chapeauter à la fois l’Irak et le théâtre afghan.

3 - Penser la contre-insurrection ou comment gagner un conflit asymétrique.

Penser la contre-insurrection ne va pas de soi car l’expérience tend à laisser croire qu’une armée moderne et un état démocratique ne peuvent gagner dans ce genre de conflit asymétrique. La parenté intellectuelle entre Galula et Petraeus consiste d’abord à affirmer le contraire.
La pensée stratégique de David Galula doit être replacée dans le double contexte international (la guerre froide, la décolonisation, la défaite en Indochine puis « les opérations de maintien de l’ordre » en Algérie) et national (les faiblesses de la IVe République et un parti communiste qui recueille des sympathies bien au-delà du quart des voix obtenu lors des consultations nationales). Tout débat sur la manière de mener une contre-insurrection, une action selon Galula davantage politique que militaire, était rendu difficile en France. L’exil seul lui permettra d’ailleurs d’aboutir.
Contrairement au colonel Trinquier, qui comme lui théorise à chaud (La Guerre Moderne paru en 1961)[2], Galula ne préconise pas d’utiliser les mêmes armes que l’ennemi. Il juge même dangereux de considérer cet adversaire comme non-couvert par les règles de la guerre du fait qu’il a décidé de mener la lutte sur le terrain révolutionnaire[3] (ce qui selon Trinquier légitime l’usage de la terreur et de la torture dans les états démocratiques). Dans son premier ouvrage, Pacification in Algeria, 1956-1958, bilan de son expérience passé, l’officier français Galula montre que la violence massive et aveugle est contre-productive et qu’elle rend des populations initialement indifférentes, voire loyales, perméables à l’idéologie de l’adversaire (c’est bien ce que les américains ont connu après les premiers mois en Irak). Il conseille donc un traitement humain des prisonniers (pensons à l’effet dévastateur des images d’Abou Ghraïb). La fermeture efficace des frontières (la ligne Morice) et un travail davantage policier que militaire évitent d’entrer dans la spirale provocation / répression. Un maillage durable et serré des populations (voire l’action très positive des SAS en Algérie[4]) et une démarche politique (faire naître un parti loyalistes, organiser des élections locales) et psychologique sont ainsi selon lui beaucoup efficaces. La victoire de la contre-insurrection est donc moins la destruction de l’appareil politico-militaire adverse (le FLN a été décapité en Algérie suite à l’arrestation de ses chefs historiques et l’ALN détruite par l’application du plan Challe) que le détachement définitif des populations de la subversion.
Les sept chapitres du deuxième ouvrage, portés par un style clair et direct, sont plus théoriques. Paraphrasant Clausewitz, Galula commence par définir l’insurrection (chapitre 1) comme « la poursuite de la politique d’un parti, dans un pays donné, par tous les moyens possibles » puisque, selon Trotski, la guerre révolutionnaire n’a d’autre morale que l’action. Dans ce conflit qui vise le contrôle de la population, une « asymétrie singulière » apparaît entre les deux camps. Le camp loyaliste dispose largement de moyens matériels mais son action est lourde et à tout point de vue coûteuse tandis que le camp insurgé, qui dispose seulement de moyens immatériels voire symboliques (à ne pas négliger), conduit une action souple. L’auteur identifie ensuite les forces de l’insurrection (chapitre 2) : une cause efficace, des failles dans l’administration et la police loyalistes, un environnement géographique favorable et un soutien extérieur. Fort de son expérience d’observateur, Galula isole ensuite deux modèles d’insurrection (chapitre 3), le modèle orthodoxe ou communiste et le modèle nationaliste qui correspond mieux aux guerres d’indépendance mais qui n’est qu’une version accélérée du premier. Dans le premier cas (la Russie avant et après la guerre civile, la Chine avant et après la longue marche, l’Indochine), le processus est long : il commence par la construction d’un appareil politique semi-légal et se termine par l’acceptation d’une guerre de mouvement conventionnelle (la décision de Giap de risquer son corps de bataille au moment de Dien Bien Phu). Dans le second modèle (Algérie), le terrorisme, plus économe en hommes, permet d’engager la spirale répressive qui va permettre de briser les liens entre le gouvernement loyaliste et les populations.
Mais avant l’insurrection proprement dite, l’ennemi se prépare, c’est la guerre révolutionnaire froide (chapitre 4) dont les forces loyalistes doivent apprendre à reconnaître les signes annonciateurs. Elles peuvent ensuite agir : par l’action directe contre les insurgeants (l’auteur reconnait que cela entraîne des ajustements législatifs et judiciaires autant difficiles à faire accepter que la population voire l’Etat ne sont pas conscients de la menace), par l’action directe sur les causes de l’insurrection (priver l’ennemi de sa « bonne cause »), le renforcement de l’appareil politique loyaliste et l’infiltration du mouvement d’insurrection. Les mesures répressives sont plus faciles à justifier dès lors que l’ennemi a dévoilé ses intentions en lançant la rébellion (la guerre révolutionnaire chaude). Encore ne faut-il pas traiter de la même manière toutes les régions du pays, qu’elles soient occupées par l’ennemi ou simplement menacées, au risque de favoriser la contagion. Aussi David Galula édicte-t-il quatre lois de la lutte anti-insurrectionnelle (chapitre 5). Il peut apparaître inutile d’envahir les zones contrôlées par l’ennemi, malgré l’avantage matériel dont dispose l’armée loyaliste, si cela conduit à y immobiliser toutes ses forces et à ne plus pourvoir manœuvrer ailleurs (ceci avec des moyens légers adaptés à la lutte contre-révolutionnaire). La majorité restant neutre jusqu’au moment où elle voit quel côté va l’emporter, le soutien des populations s’obtient par l’action d’une minorité active : la bascule de la population se produit enfin lorsqu’elle est convaincue que les loyalistes ont les moyens et surtout « la volonté » de gagner. De nombreuses zones largement pacifiées d’Algérie ont ainsi changé de camp lorsque De Gaulle a laissé entendre que les Français allaient partir. Pour avoir une action efficace, les moyens attribués à la contre-insurrection doivent être concentrés et non pas dilués dans tout le pays (ce que le plan Challe avait bien compris).
Encore faut-il savoir, en passant de la stratégie à la tactique, conduire les opérations qui s’imposent (chapitre 6). Un commandement unique combinant les tâches militaires, judiciaires et politiques s’impose mais les missions civiles (la police, la justice) doivent être menées par des civils et avec un nombre suffisant d’agents bien formés à l’idéologie qu’ils sont amenés à combattre. Le pouvoir politique prime en revanche le pouvoir militaire, le but de ce dernier n’étant que d’apporter au premier la liberté d’évoluer en sécurité. Les forces statiques sont décisives pour sécuriser les populations et obtenir le basculement décrit plus haut. Ceci entraine nécessairement une évolution des mentalités militaires du fait de l’usage minimal de la force requis et du un rôle « politique » attribuée aux armées. Galula propose donc une tactique en 8 étapes combinant actions militaires, politiques, administratives et sociétales (chapitre 7). L’organisation d’un parti politique loyaliste puis d’élections locales sont cependant conditionnés, pour réussir, par la mise à l’épreuve des élus afin d’éliminer les éléments corrompus (le contraire de ce qui a été fait par les américains au Sud-Vietnam).

Les livres de David Galula représentent un excellent document sur la guerre froide et la période de la décolonisation. Après 1962, la France a tourné la page et la volonté gaullienne de devenir une puissance nucléaire a changé la donne de sa pensée stratégique. Plusieurs facteurs nouveaux n’ont d’ailleurs pas pu être prévus par le stratège de la Rand Corporation, l’importance actuelle du facteur religieux et la connexion des mouvements insurrectionnels avec des réseaux mafieux. Le taliban de la vallée du Swat au Pakistan ou l’activiste du Sentier Lumineux (en pleine renaissance au Pérou) tout autant narcotrafiquants que combattants, peuvent-ils être comparés au militant vietminh ou au fellagha ? Le monde a changé depuis l’époque où David Galula écrivait, en gros à la fin de la guerre d’Algérie et aux débuts de l’escalade au Vietnam. Il n’a donc pas connu la révolution de l’information qui a joué un si grand rôle dans ce conflit et n’a pas arrêté depuis de prendre de l’importance. L’évolution de la norme démocratique rend d’ailleurs difficile pour nos gouvernants de faire le choix de mener le combat anti-insurrectionnel, une lutte qui ne pourrait-être que longue et … rapidement impopulaire. Une des questions centrales du Livre Blanc sur la Défense s’interroge sur « la capacité d’encaisse » (la résilience) de notre population (et donc sur la capacité du pouvoir à continuer à agir) et sur la manière de la renforcer. Tandis que les nouvelles menaces et les théâtres d’opération actuels de la France (l’Afghanistan, le Liban, d’une certaine manière la côte d’Ivoire) rendent à la pensée du lieutenant-colonel Galula toute son actualité, les risques d’un embrasement de l’outremer française voire de certains espaces du territoire métropolitain ne sont pas à exclure. Le politiquement correct autorise-t-il pourtant à réfléchir à la possibilité de devoir mener dans le futur une contre-insurrection sur le territoire national ?

Frédéric Schwindt
Agrégé et docteur en Histoire
Auditeur de l’IHEDN (170e SR)

[1] Lieutenant-Colonel David Galula, Contre-Insurrection : Théorie et Pratique, préface du général d’armée David H. Petraeus et du lieutenant-colonel John A. Nagl (US Army), Economica – Coll. Stratégies & Doctrines, Janvier 2008.
[2] Notons aussi l’intérêt pour des théoriciens militaires de connaître l’adversaire : Col. (ER) Pierre Rocolle, Trois vies, une idéologie : Marx, Lénine, Trotski, Lavauzelle, 1987.
[3] C’est toute la problématique du film de Pierre Schoendoerffer : L’honneur d’un capitaine (1984) et de la déposition du général Keller, le personnage joué par Georges Marchal.
[4] Voir le film d’Alain Sédouy, Le destin d’un capitaine édité en 2008 par l’ECPAD.

Aucun commentaire: